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Les justiciers de France Inter dans la tourmente

Les justiciers de France Inter dans la tourmente

C’est l’éternelle histoire de l’arroseur arrosé, du prêcheur puritain poissé au bordel, du donneur de leçons contraint de subir à son tour des leçons de morale. C’est celle de Patrick Cohen et Thomas Legrand, deux « autorités intellectuelles » de France Inter.

Vendredi 5 septembre au soir. Nos confrères de L’Incorrect mettent deux vidéos en ligne. Là, dans un bistrot huppé de Paris, les journalistes Thomas Legrand et Patrick Cohen sont en grande discussion avec deux hiérarques socialistes, le député européen Pierre Jouvet, chargé de la stratégie électorale au PS, et Luc Broussy, président du Conseil national du même parti. Rien d’intrigant à tout cela : que journalistes et hommes politiques prennent un verre ensemble, c’est la norme. Surtout quand les premiers tentent de soutirer quelques informations ou bruits de couloir des seconds. Seulement voilà, la conversation, enregistrée à l’insu de leur plein gré, est d’une toute autre nature.

D’un côté, les hommes de France Inter exposent leur ligne politique à venir : « On est d’accord pour cette idée d’un candidat commun [à la présidentielle, ndlr] et non-mélenchoniste. » Soit une alliance qui, tel que révélée par Le Journal du dimanche, le premier à avoir médiatisé l’affaire, « irait, avec la bénédiction des socialistes, de François Ruffin à Pascal Canfin pour qualifier Raphaël Glucksmann au second tour. » Mieux, ils affirment avoir les moyens d’influer sur cette stratégie : « La marais centre-droit centre-gauche, on ne les entend pas beaucoup, mais ils écoutent France Inter. Et ils écoutent en masse. »

Rachida Dati dans le collimateur…

Tant qu’à réorganiser, à eux seuls, la vie politique française, après le bloc central, la droite. Les prochaines élections municipales à Paris ? « Patrick et moi, on fait ce qu’il faut pour Dati. » Un véritable langage de mafieux : « Non, Ricardo, tu peux maintenant considérer que grâce à nous, cette personne ne sera plus un problème pour toi. » La vidéo ne dit pas si nos deux humanistes ont embrassé la bague des deux plumitifs ; mais ça aurait pu. L’affaire aurait pu passer plus ou moins inaperçue. Mais c’était sans compter sur le caractère, comment dire, éruptif, de Rachida Dati, ministre de la Culture et qui, de fait, est alors leur ministre de tutelle. D’où ce message rageur posté sur X : « Des propos graves et contraires à la déontologie qui peuvent s’exposer à des sanctions. Chacun doit désormais prendre ses responsabilités. » Aussitôt dit, aussitôt fait : Thomas Legrand est suspendu par Adèle Van Reeth, directrice de France Inter.

Thomas Legrand tente de se justifier…

Dès le lundi 8 septembre, ce dernier se justifie dans les colonnes de Libération, un de ses autres employeurs : « Quant aux propos que j’ai tenus à l’égard de Rachida Dati, ce qui peut choquer, c’est le fait que j’ai l’air de cibler spécialement et de vouloir contribuer à sa défaites aux municipales à Paris. Loin de moi l’idée d’imaginer peser sur une élection [C’est pourtant bien imité, ndlr] J’assume néanmoins de m’employer à dire la vérité sur les mensonges et l’attitude néotrumpienne de la ministre de la Communication. Après un entretien à la matinale de France Inter truffé d’insultes et de contre-vérités, j’ai effectivement écrit en ces pages un article en mode CheckNews sur toute une série d’affabulations proférées par la ministre. » Hormis le fait que cela puisse flairer bon une misogynie que l’on croyait être d’un autre temps, une arabophobie nous renvoyant aux heures les moins lumineuses de notre histoire, un fait ressort : Thomas Legrand détient la vérité et entend remettre dans le droit chemin les impudentes suspectées d’en avoir dévié. Encore un qui n’est pas né le jour de la saint-Modeste. Pour de telles analyses politiques – Rachida Dati, un Donald Trump en jupons – on ne sait pas combien le petit Thomas est payé, mais sûrement trop cher.

Les révélations de Causeur…

Pourtant, Élisabeth Lévy, notre consœur de Causeur, n’accable pas notre justicier en herbe : « Legrand est plutôt un bon gars, un vrai mec de gauche qui a mis ses enfants à l’école publique dans le 9-3 où il réside, tout en reconnaissant que ce n’est pas facile tous les jours. Son excuse pour le paquet d’âneries qu’il écrit, c’est qu’il croit vraiment lutter contre le fascisme qui vient. Legrand, c’est d’ailleurs la gauche à l’ancienne, même pas woke sur les bords ni mélenchoniste. »

Et Patrick Cohen ? Élisabeth Lévy, toujours : « “Patco”, c’est le maître-étalon de la bien-pensance, le roi de la doxa macronienne débitée en tranches. Mais pour Mélenchon et autres furieux, comme Pierre Jacquemin, impayable patron de la revue Politis, Legrand et Cohen, c’est la même engeance : des sociaux-traîtres vendus au grand capital. » Au risque de contredire cette dame, il est vrai que d’un point de vue trotskiste, ces accusations ne sont pas totalement infondées.

Mélenchon et Caron entrent dans la danse…

Jean-Luc Mélenchon ne s’y trompe d’ailleurs pas, dénonçant illico le duo en question : « Deux journalistes essentiels de l’officialité PS qui complotent pour valoriser un axe de “Ruffin à Canfin” et Glucksmann. » France Inter, radio de gauche ? La réponse est dans la question. Mais, comme toujours, la situation est toujours plus complexe, sachant qu’en France, il n’existe pas qu’une seule gauche. Et celle qu’incarnent Patrick Cohen et Thomas Legrand est loin d’être compatible avec celle de LFI. Ainsi, Aymeric Caron, celui pour qui le moustique est un homme comme les autres, réclame-t-il depuis un an de pouvoir enfin passer un droit de réponse dans C à vous, l’émission politique présentée par Patrick Cohen sur France 5, au motif que ce dernier l’aurait accusé « d’antisémitisme ».

Ne manquait plus que Closer

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas dans Causeur, mais Closer, journal finalement à peine moins reluisant que Le Monde, qu’on apprend : « L’ancien chroniqueur rappelle un épisode antérieur, impliquant le même journaliste, sur les ondes de France Inter. Il évoque une autre fake news, cette fois-ci en lien avec Caroline Fourest, essayiste avec laquelle Patrick Cohen entretient des relations d’amitié notoires. Le parlementaire laisse entendre que ces attaques répétées ne seraient pas le fruit du hasard, mais s’inscriraient dans une logique plus large de règlements de comptes médiatiques. » Bref, si l’union des droites ne semble pas être pour demain, celle des gauches n’est pas non plus à l’ordre du jour.

Finalement, le plus intéressant dans cette polémique, demeure le système de défense des deux journalistes mis en cause.

Et les « pages saumon » du Figaro qui s’en mêlent…

Patrick Cohen : « On a pris des bouts de phrase. Il n’y a pas vingt secondes de conversation suivie. C’est complètement manipulatoire. » Et là, ce lundi 8 septembre, ce sont les fameuses « pages saumon », du Figaro, cahier économique pas tout à fait connu pour son populisme militant, qui nous rappellent que le même Patrick Cohen n’a pas toujours été des plus regardants quant aux conversations plus ou moins privées, plus ou moins volées par des journalistes plus ou moins regardants quant à la sacro-sainte « déontologie ».

En février 2018, Laurent Wauquiez l’apprend à ses dépens, à l’occasion d’un entretien informel avec les étudiants de l’EM Lyon, lorsque filmé clandestinement en train de débiner Emmanuel Macron, Gérald Darmanin, François Fillon et Nicolas Sarkozy. En mars 2014, c’est la presse qui rend publics d’autres enregistrements pirates entre le même Nicolas Sarkozy et son conseiller politique d’alors, le défunt Patrick Buisson. Quatre ans avant, ce sont encore les discussions téléphoniques de Liliane Bettencourt et de son majordome qui sont livrées en pature par Mediapart. Qu’en disait alors Thomas Legrand, en juin 2010, sur France Inter ? « Ces bandes sonores sont des objets journalistiques tout à fait conformes à l’exercice de notre métier. » Eh oui, sauf qu’aujourd’hui, c’est Thomas Legrand qui se plaint des procédés employés contre lui, alors qu’il les défendait naguère pour d’autres que sa personne. D’ailleurs, pourquoi ces conversations privées, volées à Gérard Depardieu ou dont Élise Lucet a fait son beurre, en caméra cachée, dans son émission, Cash Investigation, naguère montrées en exemple pour la profession, deviendraient-elles désormais subitement « immorales » ?

Comme on disait jadis dans la Coloniale « Quand on veut grimper au cocotier, au moins faut-il avoir la culotte propre. »

En attendant, le ménage est fait. Exit Thomas Legrand. Patrick Cohen, lui, est évidemment maintenu en poste et, au passage, ses innombrables émissions. À croire qu’à lui seul, il est parvenu à privatiser l’audiovisuel public. Mais le mal est fait. Ses amis auront beau dire que, Incorrect oblige, cette histoire aurait été téléguidée par « l’extrême droite », il ne suffit pas forcément de discréditer le messager pour faire oublier le message. Pour résumer, l’hégémonie médiatique, c’était mieux avant.

PS : Ce type de journalisme intrusif, consistant à violer l’intimité de tel ou tel, n’est pas exactement le genre de la maison. Que ce soit celle d’Éléments ou de l’auteur de ces lignes. Voilà qui allait sans dire, mais qui va toujours mieux en le disant.

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