Le magazine des idées
Cinéma : « Les Graines du figuier sauvage », le père désarmé

« Les Graines du figuier sauvage », le père désarmé

Cerné par les lecteurs de Télérama, notre collaborateur Daoud Boughezala est allé voir « Les Graines du figuier sauvage », le film du réalisateur iranien Mohammad Rasoulof, récompensé d’un prix spécial du jury à Cannes et en lice pour les prochains Oscars. Pendant près de trois heures, le spectateur suit les tiraillements d’un magistrat et de sa famille en plein mouvement de contestation anti-mollahs « Femmes, vie, liberté ». La perte du revolver du héros déclenche un huis clos que la dictature des écrans rend encore plus terrifiant. Attention, quasi-chef-d’œuvre !

« Comment peut-on être persan ? », feignait de s’interroger Montesquieu. En République islamique d’Iran, des questions plus épineuses taraudent chacun : comment traiter sa femme et ses filles ? Épouse ou mère, quel rôle choisir quand les filles s’opposent à leur père ? Comment servir la répression d’État sans trahir sa foi et son éthique personnelle ? Peut-on contester le pouvoir sans menacer son fonctionnaire de père ?

En 2h47, le réalisateur Mohammad Rasoulof laisse ces dilemmes entiers. Malgré son parti-pris anti-régime, l’intrigue très simple des Graines du figuier sauvage, réputées bourgeonner envers et contre tout, ne vire jamais au simplisme politique et psychologique.

L’histoire tient en quelques phrases : coopté par un collègue, Iman est promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran. S’il ne commet aucun faux pas, il peut espérer, dans quelques années, atteindre le saint Graal des magistrats : la présidence d’un tribunal révolutionnaire. C’est sans compter sur l’irruption du mouvement contestataire « Femme, vie, liberté » dans son propre foyer.

Entre deux condamnations à mort qu’il doit approuver sans même lire le dossier, Iman découvre que son arme de service a disparu. Soupçonnant d’abord ses filles, puis sa femme, il les interroge l’une après l’autre, mais le détecteur de mensonges reste muet. Jusqu’à ce que le cercle se referme sur sa famille…

Bureaucratie omniprésente

Omniscient, le spectateur épouse alternativement les points de vue du père, de la mère et des deux filles. Avoir tourné clandestinement ce film en Iran est non seulement une prouesse technique, mais la mise en abyme du métier d’Iman qui, secret professionnel oblige, cache à sa famille ses réelles fonctions au sein du tribunal de Téhéran. Au cœur de ce que les médias occidentaux présentent – non sans raison – comme une révolte des femmes iraniennes, le spectateur suit également les déambulations quotidiennes du pater familias. La menace rôde autour d’Iman, terrorisé par la perte de son revolver passible de sanctions disciplinaires. Il évolue dans une bureaucratie de carton-pâte, entouré de mannequins grandeur nature à l’effigie des martyrs de la République islamique.

La patte réaliste des Graines du figuier met aussi en scène les femmes du foyer : Najmeh, l’épouse-modèle dévouée à son mari, ses filles Rezvan et Sana, lycéenne et étudiante séduites par le mouvement de protestation, en révolte contre les bases d’un régime et d’une société dans lesquelles elles sont nées. La benjamine caresse même la lubie de se teindre les cheveux en bleu. Soixante après Les Choses de Georges Perec, Iman et Najmeh nourrissent les fantasmes consuméristes de tout ménage petit-bourgeois.

Avec son œil américain, le spectateur scrute les femmes voilées au dehors, en cheveux dans la chaleur du foyer, écoute Iman prier et tergiverser face à ses responsabilités dans la chaîne de répression.

L’alliance du réalisme et d’un certain esthétisme donne des plans vertigineux sur un plat de riz ou le visage tuméfié d’une manifestante éborgnée. Rasoulof plonge avec la goutte de sang tombant dans le lavabo sans craindre les mauvais procès, comme Pontecorvo dut en subir pour Kapo [1].

Le smartphone tout-puissant

Un personnage retors et anonyme domestique tous les autres : la technologie. Omniprésents, les smartphones suppléent l’opposition dans le fichage des magistrats chargés de la répression – dont Iman en personne – et la documentation des événements. Mais le régime iranien n’est pas en reste, l’appareil policier et les protestataires filmant l’ennemi à qui mieux-mieux. Jusqu’au sein des familles, les écrans instaurent une surveillance généralisée et participent à la défiance entre Iman, son épouse et ses filles.

Au fil des minutes, qui défilent comme des secondes, on comprend pourquoi Les Graines du figuier sauvage représentera… l’Allemagne aux Oscars. Cruel destin pour un long métrage dont l’une des actrices (Soheila Golestani, interprète de Najmeh) se voit aujourd’hui interdite de voyager. Son metteur en scène Mohammad Rasoulof et la majorité de l’équipe du film ont eu la bonne idée de quitter le pays pour échapper à la prison. Dans sa politique de censure aveugle, Téhéran est tombé dans le piège que lui tendait Rasoulof. Infiltré par les services israéliens, l’État profond iranien se replie son bon vieux complexe obsidional, convaincu que les paranoïaques ont des ennemis.

Ce serait néanmoins commettre une lourde injustice artistique que de réduire ce film prodigieux à sa dimension militante. Les scènes finales dans un village troglodyte catapultent le huis clos familial dans un décor à la Sergio Leone. Un regret : Rasoulof a cru bon rallonger sa chute parfaite en superposant des scènes de manifestations tournées au smartphone. Cette fioriture, certes anecdotique, en amoindrit bêtement la portée. Un film n’est pas un tract.  

[1] D’après mon ami cinéphile Antoine Katerji, disciple de Michel Mourlet, le procès en sorcellerie qu’intenta Jacques Rivette contre Gillo Pontecorvo dans Les Cahiers du cinéma constitue le signe avant-coureur du wokisme.

Laisser un commentaire

Sur le même sujet

Actuellement en kiosque – N°212 février – mars

Revue Éléments

Découvrez nos formules d’abonnement

• 2 ans • 12 N° • 79€
• 1 an • 6 N° • 42€
• Durée libre • 6,90€ /2 mois
• Soutien • 12 N° •150€

Prochains événements

Pas de nouveaux événements
Newsletter Éléments