La question de l’immigration est habituellement traitée sous un angle civilisationnel en opposant les populations européennes à celles originaires de régions extérieures au vieux continent. À juste titre. Mais c’est oublier l’immigration intra-européenne consistant en des flux principalement d’est en ouest et provoquant aussi leur lot de pathologies sociales. Le roman magistral de l’écrivain transylvain Zoltán Böszörményi, Le Temps long, en fait une excellente et non moins tragique démonstration.
Zoltán Böszörményi met en scène une jeune fille souffrant d’anorexie dans une contrée reculée de la Roumanie. Elle en vient à ne plus avoir la force de parler, et se laisse mourir. L’auteur l’a fait parler et nous plonge dans cette descente en enfer. Les causes du calvaire de cette jeune fille ? Une mère absente, partie gagner sa vie en Italie. Élevée par d’autres membres et des amis de la famille, elle s’enfonce dans le désespoir et la maladie de manière irréversible.
Aucun enfant ne mériterait ce sort tragique, mais ils sont pourtant des dizaines de milliers à rester au pays, principalement en Roumanie et en Bulgarie, pendant que leurs parents fuient en Europe de l’Ouest pour toucher des salaires plus élevés. Une mécanique enclenchée depuis maintenant près de vingt ans et à l’origine de la destruction de nombreuses familles, mais surtout d’une génération entière d’enfants nés après l’adhésion de ces pays de l’Est à l’Union européenne.
Des dizaines de milliers d’enfants sans parents
En Roumanie, plus de 100 000 enfants grandissent avec au moins un de leurs deux parents vivant à l’étranger, alors que plus de 20 000 enfants sont sans parents, souvent élevés par un voisin, une grand-mère ou un oncle. Des chiffres encore plus affolants en Bulgarie, pays le plus frappé par cet exode des parents aux conséquences abominables. L’on peine encore à saisir les conséquences de ce phénomène, qui d’ailleurs ne devrait que s’accentuer dans les années à venir.
Né en 1951 au sein de la minorité hongroise de Roumanie, à Arad, Zoltán Böszörményi a quitté sa terre natale dans les années 80 pour faire le grand saut et s’installer au Canada. De retour en Europe depuis la chute du Mur, il connaît les moindres aspérités de cet affrontement Ouest-Est, dont il nous livre ici une nouvelle version. Une Europe de l’Est vidée de ses forces vives, des enfants totalement déboussolés et des travailleurs étrangers servant de pansements aux économies ouest-européennes en pleine détresse.
Un sujet cruel, mais des passages aux notes féeriques, qui ne manqueront pas d’interpeller un large panel de lecteurs. Le roman de Zoltán Böszörményi est à la fois terrible et touchant. Il se lit avec dégoût et plaisir. Et, il nous rappelle surtout que la construction européenne, c’est aussi ceci : des familles explosées, des modèles de société détruits et des enfants oubliés.
Zoltán Böszörményi, Le Temps long, Éditions du Cygne, Paris, 2023