Après la guerre de quarante-quatre jours en 2020, un cessez-le-feu a été signé le 10 novembre. Avec pour conséquences un territoire amputé de près des deux tiers, isolé de l’Arménie, et qui ne devait son ravitaillement qu’à un unique accès contrôlé par les Russes et les Azéris : le couloir de Latchin… Depuis, la population a vécu dans la tourmente ; la tourmente des bombardements, de l’exclusion, de l’abandon par l’Arménie et de la communauté internationale.
Elle subit un nettoyage ethnique ! Pendant près de dix mois, l’Artsakh (appelé aussi Haut-Karabagh par les Azéris et certains médias occidentaux) a dû faire face à un blocus et vivre dans l’isolement total. Puis l’offensive finale des Azéris a été déclenchée le 19 septembre 2023, aboutissant à une annexion totale de ce territoire et au départ des derniers 120 000 habitants de cette contrée qui fut arménienne durant plusieurs millénaires jusqu’à cette année.
Un soldat des forces de défense d’Artsakh nous a parlé de son histoire et de sa vie sur place.
ÉLÉMENTS : Peux-tu te présenter ?
Je suis soldat dans l’infanterie arménienne depuis plusieurs années maintenant. J’ai participé à la guerre de quatre jours en 2016 à Martuni et combattu à Askeran en Artsakh en 2020. Durant le cessez-le-feu, nous étions stationnés en Arménie.
ÉLÉMENTS : Comment vous êtes-vous retrouvé en Artsakh pendant le blocus ?
Avant le blocus, les Arméniens et les soldats pouvaient entrer librement en Artsakh sans devoir fournir le moindre visa ou document. C’est en décembre 2022 que les forces azéries ont décidé de fermer l’unique route qui nous permettait d’entrer sur le territoire.
En janvier 2023, en tant que militaire d’active, je me suis porté volontaire pour rejoindre les forces de défense d’Artsakh. Nous avons donc emprunté le couloir de Latchin escortés par l’armée russe. Celle-ci était présente sur place officiellement pour maintenir la paix et s’assurer que les accords du 10 novembre fussent respectés. En réalité, il en a été tout autrement…
ÉLÉMENTS : Comment avez-vous vécu le blocus ?
Le blocus a duré plus de neuf mois, nous n’avions plus aucun ravitaillement. Les premiers à en pâtir étaient les hôpitaux et les malades. Il n’y avait plus de médicaments. Des évacuations ont pu être organisées par l’intermédiaire de la Croix rouge internationale, mais seulement pour une infime partie des patients de l’hôpital…
Concernant la nourriture, nous avions de quoi tenir plusieurs mois. Avec les récoltes, etc. C’est à partir du mois juillet que la pénurie s’est accentuée. Il n’y avait plus rien, les rayons étaient vides. Les gens devaient faire la queue pendant plusieurs heures pour avoir un morceau de pain. La vie était rationnée par des tickets… Nous n’avions plus d’essence pour nos véhicules, tant pour les militaires que les civils, tous logés à la même enseigne.
ÉLÉMENTS : Quelles étaient vos relations avec les Russes ?
Au fil du temps, ils nous ont abandonnés. Leur présence n’était que factice. Ils n’assuraient en rien la sécurité des habitants. Pendant le blocus, les Russes ont organisé un couloir humanitaire pour venir en aide à la population. Mais une fois acheminée à Stepanakert, les denrées étaient en réalité revendues dix fois plus chère que leur valeur réelle. Aux derniers jours du blocus, les soldats russes nous vendaient les paquets de cigarettes à 5 000 dram (l’équivalent de 12 euros). Certains de nos soldats, en manque de nicotine, acceptaient…
ÉLÉMENTS : Malgré ces conditions de vie, comment s’est déroulée votre défense, votre logistique ?
Les forces de défense d’Artsakh étaient composée de près de 15 000 hommes. Le tout réparti le long de la frontière dans des postes de combat. Le ravitaillement des postes était compliqué. Nous n’avions plus d’essence pour nos camions et nos ambulances, et notre artillerie était dépourvue de munitions. Nous ne pouvions que compter sur nos jambes et nos fusils d’assaut…
ÉLÉMENTS : Comment faisiez-vous pour communiquer ?
Nous avions des panneaux solaires sur nos postes de combat. Ce qui nous permettait de recharger les batteries de nos téléphones et de nos radios. Nous avions également des téléphones militaires de campagne datant de l’URSS, à manivelle…
ÉLÉMENTS : Pouvez-vous nous expliquer le déroulement de l’offensive ?
À partir du 7 et 8 septembre, nous avions remarqué les mouvements azéris à la frontière. Les chars et les troupes s’amassaient face à nous. Nous nous attendions à une attaque… Quand les Russes ont commencé à évacuer leurs postes d’observation et leurs casernes, nous savions que les choses sérieuses allaient commencer. Nous sommes allés à la rencontre des Russes qui se trouvaient à côté de notre poste dans l’espoir d’obtenir des informations sur une hypothétique attaque. Ils se contentèrent de nous répondre qu’ils avaient reçus l’ordre d’évacuer. C’est à partir de cet instant que nous nous sommes terrés dans nos trous et nos tranchées sans bouger, attendant l’inéluctable.
Le lendemain matin, les Azéris ont pris direction de notre poste en pensant que celui-ci était abandonné. Nous avons réussi à stopper leur avancée après un long mitraillage auquel ils ne s’attendaient pas. Ils essuyèrent beaucoup de pertes pour leur négligence.
Plus tard dans la journée, nous avons reçu l’ordre de nous retirer dans nos casernements, la capitulation était prononcée…
ÉLÉMENTS : Comment expliquez-vous une reddition aussi rapide ?
Contrairement à ce qui a pu être dit et pensé, nous avons tenu la ligne. C’est cela qui a provoqué les bombardements massifs de civils. Les Azéris ont annoncé officiellement la mort de 200 soldats durant la bataille. Je pense que ces chiffres ont été falsifié et qu’on peut doubler ces pertes. Pendant cette offensive, 90 % des postes de combat ont maintenu leur position. Pour nous faire déposer les armes, les Azéris ont commencé à bombarder les villages et la capitale… C’est la raison principale de notre reddition : sauver les civils !
ÉLÉMENTS : Comment s’est déroulée la reddition ?
Arrivés à notre caserne, nous avons détruit nos armes et nos canons pour ne pas les laisser intacts à l’ennemi. Nous avons jeté nos uniformes pour enfiler une tenue civile pour éviter d’être faits prisonniers. Des milliers de personnes attendaient leur évacuation à Stepanakert…
ÉLÉMENTS : Comment voyez-vous votre avenir ?
Maintenant, je suis en Arménie, à Vardenis, en vie. J’attends les ordres pour rejoindre mon unité. Je profite de l’attente pour me reposer et rester auprès de ma famille. Aujourd’hui, l’Artsakh n’est plus, elle a cessé d’exister avec la capitulation. Plus de 100 000 réfugiés ont été accueillis en Arménie en l’espace de quatre jours.
Les photos ont été prises sur des postes de combat en Artsakh en 2020.
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