« Il n’est point d’actes de bravoure sans le chantre qui les célèbre, écrit Denis Gombert, pas de héros sans narration, pas d’exploits sans une dramatique récitée, pas de records sans témoin. Que serait devenu le marathon, sans la légende du messager grec Philippidès racontée par Hérodote et reprise par Plutarque ? Que serait le Tour de France sans Blondin ? » Oui, que serait le sport sans ses aèdes et ses poètes, les héros sans ses hérauts et les sportifs sans ses Patrick Montel ?
Sport, prononcer « sporteuh » avec l’accent de Cambridge. Le mot s’est imposé au XIXe siècle, à partir de l’anglais sportman : celui qui s’adonne à des activités physiques de plein air. Mais comme quantité de mots anglais, l’origine est rétro-française, attestée au Moyen Âge et pour ainsi dire consacré par Rabelais. « Desport » : c’est-à-dire divertissement, plaisir physique, « exercitation corporelle », dit l’auteur du Gargantua, lequel Gargantua, personnage XXXL de la littérature et du sport mondial, en pratiqua de deux cent dix-huit sortes et variétés.
L’Olympe du sport
Une activité vieille comme le monde, même si c’est seulement au XVIIIe siècle avant notre ère, en Mésopotamie, que les rédacteurs de l’Épopée de Gilgamesh en graveront sur des tablettes d’argile la geste primordiale. En Égypte, ce sont des scribes et des graveurs qui, sous la forme d’une stèle mortuaire, couverte de hiéroglyphes, nous légueront la chronique et les exploits – à la rame, à cheval et à l’arc – d’Aménophis II (mort vers moins 1400).
C’est en Grèce néanmoins que tout commence ; et c’est ce vieux pirate de Homère qui, le premier, en a consigné la chronique dans son Iliade, chant XXIII, avec les Jeux organisés par Achille en l’honneur de Patrocle. En 776 avant notre ère, s’ouvre l’épreuve la plus longue de tous les temps, les Jeux olympiques, qui se perpétueront jusqu’à la fin du IVe siècle de notre ère, en 394. Alors, la Grèce, mère de toute chose ? C’est elle du moins qui dotera le « sport » de ses premières structures et de ses premières institutions – et en fournira les premiers champions : Hippoclès de Thessalie (course) et Alcimédon d’Égine (lutte) pour Pindare, qui leur compose des odes pindariquement triomphales. Il n’y avait pas en ces temps-là de CIO, mais déjà des boycotts et des trafiquants d’influence. Ainsi les Lacédémoniens furent-ils interdits de Jeux pendant la guerre du Péloponnèse (source : l’historien Thucydide, grand écrivain aussi), alors que Sparte monopolisait régulièrement les premières places.
Si Rome aligne autant d’auteurs enclins à la satire, c’est peut-être qu’elle se distingue sur un point du voisin grec : aux nobles Jeux, elle préfère les jeux vulgaires, singulièrement les jeux du cirque, les ludi circenses. Combat de chevaux et combat de gladiateurs. C’est la naissance de la société du spectacle que les Guy Debord romains ont clairement vu venir. Pas moins de 250 000 spectateurs au Circus Maximus. Du pain et des jeux, dira Juvénal. Bien avant Gustave Le Bon, Polybe, autre magnifique historien, s’interrogeait, au IIe siècle avant notre ère, sur la versatilité des foules.
Les chevaliers succèdent aux gladiateurs
La conversion de Constantin, au IVe siècle, mettra un terme à ces « débauches » qui horrifiaient deux siècles plus tôt Tertullien, redoutable polémiste chrétien peu porté sur les plaisirs. La société médiévale se cherchera ainsi une nouvelle figure de héros. Elle la trouvera dans la chevalerie et ses tournois. Guillaume le Maréchal (vers 1146-1219), maître d’arme anglo-normand et tournoyeur redouté « au cors si bien taillez », en sera l’archétype (voir Georges Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, 1984). La soule, populaire et rurale elle, apparaît vers le XIe siècle, une indémêlable et violente mêlée qui annonçait les terrifiques – et magnifiques – Alain Esteve et Gérard Cholley du XV de France
À la Renaissance, les plaisirs se renouvellent. Dans le Gargantua, on joue « à la balle, à la paume, à la pile trigone ». La Renaissance est aussi « Renaissance du corps ». Les premiers traités et manuels fleurissent à la croisée des XVe et XVIe siècles, dont un Art de la gymnastique. Le jeu de paume, ancêtre du tennis et de la belote, né dans les cloîtres au XIIIe siècle, devient le roi des jeux. Lui aussi aura ses champions (le grand Masson) et ses parieurs.
Milon de Crotone ou Teddy Riner ?
Mais ce n’est pas encore le sport au sens où nous l’entendons, c’est encore du jeu. Le sport, au sens moderne, verra pleinement le jour en Angleterre au XIXe siècle, même si la Révolution française expérimenta la « Première olympiade de la République » en 1796, succès sans lendemain. Le premier périodique exclusivement sportif, le Sporting Magazine, sort des presses en 1792 ; et c’est en 1846 que Thomas Arnold, directeur du Collège de Rugby, et ses élèves inventent les règles du plus beau des sports : le rugby.
Le sport est alors l’apanage d’une élite dont l’amateurisme, cher au baron de Coubertin, est le sanctuaire. Ce qui excluait d’emblée la plèbe qui n’avait ni le luxe ni les moyens de ces loisirs. Elle attendra la professionnalisation pour se convertir au sport. N’en déplaise du reste au baron, les grands champions olympiques de l’Antiquité n’étaient pas payés qu’en gloire, mais en espèces sonnantes et trébuchantes. Et n’en déplaise aux fans de Teddy Riner et de Léon Marchand, Milon de Crotone affiche un palmarès inégalé, lui qui remporta les épreuves de lutte de 532 à 516. Pindare, évidemment, l’a immortalisé.
Avant d’être codifié, le geste sportif a été ritualisé. Le port de la flamme olympique et l’embrasement de la vasque nous le rappellent. La religion n’est jamais loin. Elle est d’ailleurs à l’origine des Jeux funéraires des Grecs. « Rédemption par la souffrance » et « victoire par l’abnégation », écrit Denis Gombert.
On compte aujourd’hui près de quatre cents disciplines sportives. Elles n’existeraient pas sans un modèle économique et une nécessité médiatique. Le journal L’Auto (aujourd’hui L’Équipe) a montré la voie : c’est son fondateur qui a eu l’idée, en 1903, de lancer un des monuments du patrimoine sportif français : le Tour de France, jusque-là seulement pratiqué par deux enfants dans un fameux manuel scolaire de la IIIe République.
La violence maîtrisée
Paré de toutes les vertus, le sport est bien ce que Norbert Elias et Eric Dunning, pionniers de la sociologie du sport (voir leur Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986), ont dit de lui : une socialisation, une codification, une domestication de la violence, dont l’obsession de la performance, pas si contemporaine (elle hantait déjà Hobbes, social-darwinien avant l’heure), rappelle les origines belliqueuses. La vie est bel et bien un sport de combat.
Denis Gombert, Le sport. Anthologie littéraire, de Homère à Blondin, Bouquins, 736 p., 30 €.
Illustration : Détail de l’affiche des Jeux Olympique de 1924.