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Le mythe de la grève générale

Le souverainisme en panne de mythe : Georges Sorel à la rescousse

À l'instar de la « grève générale » des syndicalistes, le FREXIT des souverainistes peut-il devenir un mythe selon la grille d’analyse du penseur Georges Sorel ? Et si les souverainistes se mettaient enfin à donner vie à leur mythe : le FREXIT. Une tribune engagée de Rodolphe Cart.

Pourquoi les Français estiment-ils que l’intégration européenne est irréversible ? Pourquoi les frexiteurs ne séduisent pas la population alors que l’histoire est en train de leur donner raison ? Pour répondre à ces questions, il serait peut-être temps que les souverainistes lisent Georges Sorel. Si l’on part de sa définition du mythe, jamais les Français désireront la sortie de l’UE s’ils écoutent des arguments comptables, techniques et rationnels. Un mythe parle au cœur, non aux méninges. Le but est qu’il produise une série d’images capable d’éveiller une foule de sentiments mobilisateurs. Cette constitution d’images, c’est sur quoi butte actuellement le mouvement souverainiste. Son incapacité à profiter de la dernière affaire de corruption au Parlement européen avec le Qatar en est le parfait exemple. Sur ce point, n’oublions pas que la crise du 6 février 1934 faisait suite à l’affaire Stavisky.

Qu’est-ce qu’un mythe ?

Pour le penseur né à Cherbourg, le mythe de la grève générale devait susciter l’héroïsme chez les ouvriers. Ce nouvel univers mental avait pour objectif de les pousser ensuite à l’action, de les animer d’un esprit guerrier.

En revanche, le mythe n’est pas l’utopie. Il est une arme sociale, une pratique mise en place par ses promoteurs dans une lutte journalière. Le mythe, contrairement à l’utopie, déchaîne les passions, la haine et l’amour dans des proportions inégalables. Il est le seul capable de faire apparaître, pour un mouvement politique, cette dyade de la réussite ou de la mort.

Le mythe est ancré dans le réel, dans un temps historique donné. Le choix du mythe de la grève générale s’explique par la présence, à l’époque de Sorel, d’un mouvement syndicaliste de grande ampleur accompagné d’une multiplication des grèves. Si l’on considère les différentes marques de défiance (Gilets Jaunes, vote de 2005, progression de l’abstention) envers le système, nous pouvons considérer ces faits comme des signes encourageants pour le FREXIT. De plus, la longue série d’échecs de la politique européenne – on pense à l’immigration et à sa perte de puissance globale – a tout pour lever les peuples contre elle. Et ne parlons pas des figures comme Ursula von der Leyen ou Emmanuel Macron qui représentent d’authentiques repoussoirs.

La violence et les grèves

Pour Sorel, la violence et les grèves forment l’application des thèses du marxisme ; c’est-à-dire que ces modes d’actions incarnent la pleine justification de la lutte des classes. C’est seulement par la pratique de la violence, et par la définition d’un ennemi clairement identifié, que la grève générale doit ensuite scinder une société établie « en deux camps sur un champ de bataille ».

Pour réussir, le mythe du FREXIT doit faire naître une scission – mot qui est d’une importance capitale pour Sorel – débouchant sur des confrontations réelles pour que puissent s’« allumer les mèches de la révolte ». La violence porte ce rôle de purificateur et d’entretien de la « flamme insurrectionnelle » ; celle qui maintient la division entre deux camps ennemis. Pour que le FREXIT devienne un mythe mobilisateur, il ne faut plus que le débat politique se cristallise sur des oppositions comme le clivage droite/gauche, mais bien qu’il se centralise autour de la sortie ou non de l’UE.

En revanche, concernant ces formes d’actions, il est certain que les moments de vote, même s’ils comportent une « dose de violence » par leur résultat, sont largement insuffisants. Pour se maintenir, le mythe du FREXIT a besoin d’un véritable activisme de militants. Sans parler d’actions d’ampleur comme pour les Gilets Jaunes, on peut penser à des campagnes de détachement des drapeaux de l’UE dans l’espace public, à l’attaque des permanences des partis européistes, à de l’agit-prop ou à des manifestations – même si Florian Philippot fait un travail honorable avec son « mouvement anti-pass sanitaire ».

L’européiste pour ennemi

Sorel condamne la bourgeoise à cause de son abandon des valeurs militaires, aristocraties et chevaleresques, comme le pensait déjà Nietzsche. Aussi, il est drôle de noter qu’il assimile l’élément bourgeois au cosmopolitisme. Ainsi il n’hésite pas à qualifier le bourgeois de « déraciné », et même il le traite de « cosmopolite pour qui il n’y a plus ni patrie, ni classe, il est un marchand qui ne comprend rien à l’honneur […] valeur non cotée à la bourse ».

La dénonciation des élites actuelles doit être un élément incontournable du FREXIT. Les frexiteurs doivent attaquer leurs adversaires pour leur cosmopolitisme, pour leur propension à trahir les intérêts de la France et pour leur perte de légitimité à conduire le pays. Ils ont tout intérêt à donner au FREXIT une dimension populiste et sociale ; et même à en faire le symbole de l’affrontement entre une France nationale/populaire et une autre cosmopolite/bourgeoise.

Comme pour tout couple, la figure du frexiteur est aussi importante que celle de l’européiste. Les frexiteurs doivent faire de l’européiste, qui, dans le cas de Sorel, était représenté par le bourgeois, le matérialiste pur ; celui dont l’horizon est dépourvu de symbolique ou d’idéal, et dont les seules préoccupations résident dans le maintien du statu quo et de la paix sociale.

Ici, on revient aux préoccupations centrales de Sorel pour la violence. Les frexiteurs doivent incarner la classe active qui affronte l’âpreté de la vie. Ils doivent devenir les symboles du citoyen en « première ligne » dans ce monde qui devient de plus en plus dangereux (insécurité économique et culturelle). C’est dans ce peuple de « dominés » que doit se créer un réservoir de vitalité, celui qui inaugurerait un mode de vie qui pourrait, selon Sorel, entrer en combustion et exploser.

Critique des réformateurs et du système

En 1906, la sortie du livre de Sorel le plus connu, Réflexions sur la violence, marque sa rupture définitive avec la démocratie parlementaire. Pour lui, le parlementarisme pousse nécessairement le socialisme dans la voie du marchandage et des compromissions. Le plus grave, c’est qu’il avilit la ferveur révolutionnaire et empêche le prolétariat d’accomplir sa mission historique.

S’il y a bien un adversaire central, aux yeux de Sorel, dans le régime bourgeois et démocratique, c’est bien l’intellectuel. Le camp du FREXIT doit s’interdire le moindre accommodement envers le système. Tous ceux qui pensent que l’UE est réformable doivent être considérés comme les « intellectuels » de Sorel. Les frexiteurs doivent écarter du camp contestataire tous les réformateurs qui pensent que l’UE est un outil formidable si les « bons gars » arrivent au pouvoir.

Sorel ne croit qu’à une révolution morale, non au seul remplacement des élites par une autre. Si le rapport de domination s’inverse, la décadence vitale de la civilisation ne changerait absolument pas. Prenant l’exemple des barbares et de Rome, il affirme que l’on pourrait se représenter « ce qui résulterait d’une révolution donnant le pouvoir à nos socialistes officiels : les institutions demeurant à peu près ce qu’elles sont aujourd’hui, toute l’idéologie bourgeoise serait conservée ; l’État bourgeois dominerait avec tous ses anciens abus ».

Le FREXIT n’est pas une fin en soi

La pensée sorélienne est fondée sur la distinction grecque du skopos (le « but immédiat ») et du telos (le « but final »). Ainsi le mythe de grève général n’est pas à prendre comme une finalité exclusive de l’action, mais bien plutôt comme une idée directrice et un horizon de sens qui doit diriger l’action. L’objectif immédiat, qu’est la question du FREXIT, est en réalité un prétexte qui sert le telos représenté par le combat pour la France.

La souveraineté est un moyen. Le FREXIT est le skopos et doit matérialiser, dans l’esprit des frexiteurs, la mobilisation sociale en vue d’une avancée de leur telos. La sortie de l’UE est un idéal pratique, et cela indépendamment des résultats sociaux qu’il générerait.

Cette distinction est fondamentale. Elle démontre bien que l’important ne réside pas seulement dans l’amélioration de ses conditions, mais bien plutôt dans la réorganisation complète de la société. Les objectifs ultimes du mouvement souverainiste ne doivent pas être politiques ou sociaux : ils doivent être psychologiques et moraux.

La question n’est pas que de sortir de l’UE, elle est d’extraire la France de la décadence dans laquelle toute l’Europe est plongée. Aussi, elle n’est pas non plus de penser que les frexiteurs soient meilleurs ou plus vertueux que les européistes. Seulement, il faut constater, comme Sorel, que l’héroïsme ne survient que lorsque les hommes sont placés dans une situation qui les poussent à se révolter. « Ces hommes étant engagés dans une guerre qui devait se terminer par leur triomphe ou leur esclavage, le sentiment du sublime devait naître tout naturellement des conditions de la lutte. » Voilà quel doit être l’objectif profond du FREXIT.

Mythes et violence en politique, la pensée de Georges Sorel, par Rodolphe Cart
Jeudi 5 janvier 2023 à 19h à La Nouvelle Librairie
11 rue de Médicis 75011, Paris

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