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Le salon littéraire Bruckmann et la Révolution conservatrice allemande

Le salon littéraire Bruckmann et la Révolution conservatrice allemande

Alors que la bohème littéraire et artistique du quartier de Schwabing à Munich abrite, au début du XXe siècle, de nombreux écrivains et artistes, le couple d’éditeurs Hugo et Elsa Bruckmann dirige, au sein de la capitale bavaroise, un salon littéraire qui réunit divers écrivains, artistes, musiciens et érudits, parmi lesquels certains peuvent être rattachés à la mouvance de la Révolution conservatrice allemande. Notre collaborateur Lionel Baland nous conte l’histoire de ce rassemblement d’individus à travers les régimes politiques qui se sont succédé en Allemagne durant la première moitié du XXe siècle.

La résidence du couple d’éditeur Hugo et Elsa – née princesse Cantacuzène de Roumanie – Bruckmann, mariés depuis novembre 1898, accueille, à partir de janvier 1899 au sein d’un salon littéraire, de nombreuses personnalités. Le Britannique Houston Stewart Chamberlain, dont l’ouvrage La Genèse du XIXe siècle paraît en 1899 aux éditions Bruckmann à Munich en deux volumes, tient le 26 janvier une conférence qui consacre le lancement du salon littéraire éponyme.

Le salon Bruckmann reçoit, au fil du temps, de nombreux écrivains connus, comme le poète Rainer Maria Rilke, le philosophe Hermann von Keyserling, le dandy Oscar A. H. Schmitz, l’historien de l’art Heinrich Wölfflin, le journaliste et polémiste Maximilian Harden, le pacifiste et diplomate Harry comte von Kessler, le philosophe culturel Rudolf Kassner, le philosophe et sociologue Georg Simmel, la poétesse Isolde Kurz, le poète et artiste Rudolf Alexander Schröder, le spécialiste de la Renaissance italienne Bernard Berenson, le poète Alfred Walter Heymel, le critique littéraire français Charles Du Bos, le spécialiste de l’œuvre de Friedrich Hölderlin Ludwig von Pigenot et l’essayiste suisse Adolphe Appia. Le sculpteur Adolf von Hildebrand est également un habitué du salon.

Inspirateurs de la Révolution conservatrice

Outre le théoricien Houston Stewart Chamberlain – dont la femme Anna participe aussi aux réunions –, d’autres écrivains fréquentant le salon sont des inspirateurs de la Révolution conservatrice allemande, notamment Hugo von Hofmannsthal et Thomas Mann – qui changera ensuite d’idées et adhèrera après la Première Guerre mondiale aux préceptes libéraux de la république de Weimar –, considérés comme ayant été les premiers à utiliser au sein de l’espace germanophone l’expression « Révolution conservatrice » (1). Le poète Stefan George entre pour la première fois en 1910 au sein du salon Bruckmann, accompagné des membres de son cercle Karl Wolfskehl – dont la femme Hanna côtoie cet endroit – et Friedrich Gundolf, qui en sont des habitués au même titre que les Cosmiques munichois Ludwig Klages et Alfred Schuler, avec lesquels Karl Wolfskehl a rompu quelques années plus tôt. Les Bruckmann appartiennent, depuis longtemps, aux abonnés de la publication émanant du cercle Stefan George Blätter für die Kunst (« Feuilles pour l’art ») et s’intéressent de près à la parution, à partir de 1910, du Jarhbuch für die geistige Bewegung (« Annuaire pour le mouvement intellectuel ») issu du même milieu.

Norbert von Hellingrath, qui est le neveu d’Elsa Bruckmann et est membre du cercle Stefan George, redécouvre l’œuvre du poète Friedrich Hölderlin (1770-1843) avant de tomber au combat en décembre 1916 près du Fort de Douaumont lors de la bataille de Verdun.

Le décès aux avant-postes du front de Norbert von Hellingrath, son neveu et fils spirituel, affecte très fortement Elsa Bruckmann. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, devient, du jour au lendemain, une vieille femme courbée aux mains et à la tête tremblante qui sombre dans la dépression, a des crises de nerfs et est fatiguée de la vie.

Sous la République de Weimar

Stefan George publie, en 1919 dans les Blätter für die Kunst, un poème dédié à Norbert von Hellingrath. Hugo et Elsa Bruckmann deviennent les gardiens de la mémoire du neveu tombé au front. En 1920, la voix d’Adolf Hitler, appelant à croire, malgré l’état cataclysmique du pays, à l’Allemagne, la sort de sa léthargie.

À cette époque, le journaliste Fritz Gerlich, qui sera d’abord sympathisant du national-socialisme avant d’en devenir un farouche opposant et d’être assassiné lors de la nuit des Longs Couteaux, et l’architecte Paul Schultze-Naumburg fréquentent le salon, ainsi que l’économiste Hjalmar Schacht – qui sera le promoteur de la politique de redressement économique de l’Allemagne à partir de 1933 – et l’homme d’affaire et homme politique libéral et patriote Walther Rathenau qui négocie en 1922 le Traité de Rapallo entre l’Allemagne et l’Union soviétique – constituant une ouverture de l’Allemagne vers l’Est afin de contourner les conséquences du Traité de Versailles – et qui est assassiné la même année par l’Organisation Consul liée à la Révolution conservatrice allemande – dont l’auteur de récits autobiographiques, comme Les réprouvés, Ernst von Salomon est un des principaux représentants et est, en tant que membre de l’Organisation Consul, impliqué dans l’attentat, ce qui lui vaut d’être emprisonné.

Depuis la prise du pouvoir par les communistes à Munich en 1919 et de la répression à l’encontre de ces derniers qui a suivi, Elsa Bruckmann entretient des contacts assidus avec le milieu des groupements nationalistes et Völkisch. Elle assiste à partir du début des années 1920 à des meetings d’Adolf Hitler et ouvre à ce dernier, ainsi qu’à ses lieutenants Rudolf Hess – et sa femme Ilse qui est une des premières représentantes de la gent féminine à étudier à l’université de Munich – et Alfred Rosenberg, les portes de son salon. Elle leur permet ainsi de rencontrer les hommes importants des milieux nationaux de la capitale bavaroise et de développer des liens avec la haute-société munichoise.

Le jeune Baldur von Schirach – futur chef des Jeunesses hitlériennes –, le philologue romaniste Karl Vossler, l’égyptologue Wilhelm Spiegelberg et l’historien Hermann Oncken prennent part, à cette époque, aux réunions du salon.

« Kassner, Rilke, Keyserling ou Hofmannsthal furent unis dans le diagnostic que la société fut dominée par des intérêts matérialistes et qu’un style de vie commun n’exista plus, ni, comme Hofmannstahl le formula, de croyance partagée par tous. [Le peintre Vassily] Kandinsky développa l’idée d’un mouvement spirituel créant la grande synthèse et devant libérer l’art de sa position marginale. Ils rêvèrent aussi d’une vie forte, d’une société pure, homogène et d’unité intérieure. Dans le mélange, ils virent, en revanche, décomposition, affaiblissement et dégénérescence. Hitler reprit ces positions et leur donna une impulsion politique fondée sur l’antisémitisme et le racisme. » (2)

Sous le IIIe Reich

En 1936, Ulrich von Hassell et sa femme Ilse, fille du Grand-Amiral Alfred von Tirpitz, participent aux réunions du salon. Hugo Bruckmann meurt en 1941. Ulrich von Hassell, opposant au national-socialisme, est arrêté après l’attentat réalisé par le comte Claus von Stauffenberg – dont le mentor est le poète rhénan Stefan George qui est un des inspirateurs de la Révolution conservatrice allemande – le 20 juillet 1944 contre Adolf Hitler à Rastenbourg et est exécuté à Berlin- Plötzensee le 8 septembre 1944.

Au printemps 1945, Elsa Bruckmann transmet ses actions de la maison d’édition au neveu de son mari Alfred Bruckmann. Ce dernier poursuit, après la guerre, la gestion et le redéploiement des éditions Bruckmann. Elsa décède le 7 juin 1946 en n’ayant pas, comme nombre de personnes de sa génération, remis en question son adhésion et son soutien au national-socialisme et à son dirigeant à qui elle ouvrit nombre de portes.

(1) Armin MOHLER, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, Friedrich Vorwerck Verlag, Stuttgart, 1950, p. 191.
(2) Wolfgang MARTYNKEWICZ, Salon Deutschland, Aufbau Verlag, Berlin, 2009, p. 419.

Sources
BOHNENKAMP Klaus E. (Hrsg.), Hugo von Hofmannsthal, Rudolf Kassner und Rainer Maria Rilke im Briefwechsel mit Elsa und Hugo Bruckmann 1893-1941, Wallstein Verlag, Göttingen, 2014.
MARTYNKEWICZ Wolfgang, Salon Deutschland. Geist und Macht 1900-1945, Aufbau Verlag, Berlin, 2009.
MOHLER Armin, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, Friedrich Vorwerck Verlag, Stuttgart, 1950.

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