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Le pathos de la distance

Le pathos de la distance

Comment échapper à la vulgarité de l’époque ? Comment ne pas se soumettre aux impératifs de relâchement et de « coolitude » de la mentalité petite-bourgeoise ? En réhabilitant la « distance » et « l’ironie », nous propose Jean Montalte, auditeur de l’Institut Iliade (promotion Léonidas), en s’appuyant sur l’exemple de grandes figures littéraires qui ont cherché des refuges face à la promiscuité subie et l’affaissement imposé.

Le hussard littéraire, dans une vidéo intitulée « Pourquoi ces auteurs sont-ils si vulgaires », publiée le 21 avril dernier, aborde ce sujet ô combien capital : la vulgarité dans la littérature contemporaine et le rôle joué par Louis-Ferdinand Céline dans ce phénomène déplorable, en dépit du génie de ce dernier qu’il ne s’agit pas de confondre avec les pucerons besogneusement dépenaillés qui pullulent depuis des décennies sur la scène littéraire, en particulier en France. Julius Evola avait déjà traité ce sujet avec la rigueur et le tranchant qui lui étaient coutumiers, dans un article sobrement intitulé : « Le goût de la vulgarité ». Il y dénonçait une auto-intoxication volontaire de l’âme, un désir de se repaître de souillures avec une délectation malsaine. Le jazz, le relâchement de la langue, les films américains où chaque altercation finit en pugilat, étaient vilipendés comme autant de symptômes d’un même mal. Autant dire que des progrès significatifs ont été enregistrés dans ce domaine, Duke Ellington étant incomparablement plus distingué que n’importe quel rappeur analphabète d’aujourd’hui.

Renaud Camus revient longuement sur ce sujet dans son dernier ouvrage La destruction des Européens d’Europe, pour y apporter de précieux éclairages – pour ainsi dire une généalogie de la débandade du monde blanc sous la houlette de l’Amérique « civilisation du jazz » (Francis Scott Fitzgerald), des corps et des danses lascives, de l’Afrique et de ce que nous pourrions nommer un dionysisme bas de gamme, sans oublier le délabrement de la langue. L’Évangile selon saint Mathieu (15:11) déclare avec netteté : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme; mais ce qui sort de la bouche, c’est ce qui souille l’homme. »

Boutang, de son côté, dans son pamphlet jubilatoire Sartre est-il un possédé ?, avait décelé cette vulgarité chez l’auteur de L’Être et le néant, lui-même amateur d’« art nègre » et d’exotisme en tout genre – probablement une des premières figures ethnomasochistes, que la France et l’Europe produisent désormais en quantité industrielle – dans sa propension à se vautrer dans le visqueux, le sordide, dans sa haine de toute contemplation aimante de la splendeur du monde.

Je voudrais esquisser une défense du sens de la distance, cette attitude désuète que l’on nommait autrefois benoîtement le respect, qui aujourd’hui est assimilée au snobisme, à la morgue et à la prétention par ceux qui, étant incapables de répondre aux exigences de la civilisation, les flétrissent comme autant de perversions anti-démocratiques. L’injonction « be cool » se suppléant à l’éthique de la tenue et de la retenue, permet d’étendre toujours plus la conquête de la vulgarité, d’avilissements ostentatoires en décrépitudes satisfaites, ce que Renaud Camus nomme « la dictature de la petite bourgeoisie ». La force de cette classe étant, qu’au lieu d’exclure comme les classes dominantes jusqu’alors, elle cherche à inclure tout individu, à absorber toute attitude alternative. C’est pourquoi elle est totalitaire et ne supporte aucune altérité, en dépit des proclamations en sens inverse, aussi sonores que fausses, comme tout simulacre se doit d’être un peu criard.

Lovecraft, raideur aristocratique et promiscuité urbaine

Si, à travers Baudelaire, Mallarmé, Barbey d’Aurevilly, la France a voulu s’annexer Edgar Poe, les goûts mêmes de Lovecraft, tant esthétiques – en particulier architecturaux – que ses opinions en matière d’éthique et de politique – en ceci très proche d’un Ezra Pound –, plaideraient en faveur d’une annexion de ce dernier au continent européen, plus conforme à son ethos. Dans le cas d’Edgar Poe, les choses sont plus discutables, tout compte fait, lui qui réclamait pour sa nation une déclaration d’indépendance littéraire, en sus de l’indépendance politique, proclamée en 1776.

Lovecraft, si peu américain, si typiquement britannique, se présentant avec acharnement comme sujet de la couronne, éprouvait ce pathos de la distance que Nietzsche attribue à la mentalité aristocratique. Lovecraft, si proche de Schopenhauer, qui s’évertua à mettre une distance infinie entre le reste de l’humanité et lui, entre sa flûte traversière, ses airs de Rossini, son caniche adoré et le monde extérieur, jusqu’à se débarrasser à coups de canne d’une dame indiscrète sur le pas de sa porte.

L’atmosphère de promiscuité et de vulgarité ambiante de la démocratie américaine devait lui être bien suffocante et c’est ce qu’il a exprimé de diverses manières, jusque dans ses déclarations les plus explicitement racistes. Après l’exaltation éphémère procurée par le ravissement esthétique devant la Ville, il recevra le choc de New York dans ces termes : « Là où la lune m’avait donné l’illusion de la beauté et du charme, la lumière crue du jour ne me révéla que le sordide, l’aspect étranger et la malsaine prolifération d’une pierre qui s’étendait en largeur et en hauteur. Une multitude de gens se déversaient dans ces rues qui ressemblaient à des canaux. C’étaient des étrangers trapus et basanés, avec des visages durs et des yeux étroits, des étrangers rusés, sans rêves et fermés à ce qui les entourait. Ils n’avaient rien de commun avec l’homme aux yeux bleus de l’ancien peuple des colons, qui gardait au fond du cœur l’amour des prairies verdoyantes et des blancs clochers des villages de la Nouvelle-Angleterre. » Il flétrira cette Babylone moderne jusqu’au sublime délire, cette « hybridité puante et amorphe », ce « colosse étranger, bâtard et contrefait, qui baragouine et hurle vulgairement, dépourvu de rêves ».

C’est au fond, chez Lovecraft, l’expression paroxystique d’une détestation de la barbarie, détestation qui l’opposera à son ami Robert E. Howard, l’auteur de Conan le barbare, tout au long d’une correspondance copieuse, poursuivie jusqu’au suicide de l’écrivain texan. Ce dernier se fera le défenseur de la barbarie face à la civilisation, phénomène artificiel selon ses propres termes, alors que l’auteur de L’appel de Cthulhu en tiendra pour Rome, triomphe du droit et de la loi sur l’anarchie et la bestialité. Robert E. Howard, écrira de son côté dans La Tour de l’éléphant : « En règle générale, les hommes civilisés sont plus malpolis que les sauvages car ils savent qu’ils peuvent se montrer grossiers sans se faire fendre le crâne pour autant. » Ce qui n’est pas sans comporter une bonne part de vérité, à ceci près que la politesse est un acquis de la civilisation et n’a aucun sens dans l’état de barbarie fantasmé par Howard.

Robert Musil : crise de civilisation et distance critique

Dans son brillant essai consacré à l’auteur autrichien, Robert Musil, virtuose de la distance, Florence Vatan écrit : « La distance est également synonyme de prudence. À la démesure des « fous » du roman ou des exaltés qui se brisent dans leur désir d’immédiateté et de littéralité, Musil oppose une attitude existentielle fondée sur le recul réflexif, la mise à l’épreuve expérimentale et l’analyse pondérée. » Elle évoque à son propos une « présence-absence quasi-spectrale », une « distance délibérée ». En effet, si les problèmes qui se posent à Musil et qu’il traite dans ses essais et dans son œuvre majeure L’homme sans qualités, sont communs à beaucoup d’auteurs de son temps – Oswald Spengler, Ludwig Klages, Ludwig Wittgenstein, Franz Kafka, Hermann Broch, Hermann Hesse – son approche se caractérise par une distance qui semble neutraliser les apories vivaces qui agitent et tourmentent les intellectuels et artistes européens. Le personnage principal de son roman, Ulrich, est justement atteint d’un pathos de la distance d’une grande intensité, et de nature proprement intellectuelle. S’étant mis en congé de la vie, il semble porter un regard froid et analytique sur un siècle en ébullition qui se cherche désespérément, déstabilisé par la perte d’un centre, de repères stables. Les lamentations élégiaques des uns, les espérances trompeuses d’un avenir radieux où l’Esprit et le Commerce viendraient à se fondre dans une harmonie nouvelle des autres, sont traitées avec le calme qui sied à un médecin légiste, procédant à un examen sur un cadavre, ou plutôt avec l’assiduité et la rigueur d’un mathématicien qui résout une intégrale – cette comparaison se trouve sous la plume de Musil lui-même.

Dans une courte conférence portant sur la « bêtise », dont le texte est aujourd’hui édité dans l’élégante collection Allia, il déclare : « Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête. » Et de constater qu’une confrontation directe, une opposition frontale avec la bêtise risque de tourner en faveur de cette force prodigieuse. L’ironie, stratégie de mise à distance par excellence, devient alors le levier de désamorçage de la bêtise. C’est également la conclusion à laquelle parvient Pierre-André Taguieff, dans son essai sur Le nouvel âge de la bêtise, dans lequel il fait un sort à la bêtise en réseau, à la bêtise idéologique, à la bêtise totalitaire qui voudrait, justement, se faire passer pour le progrès, le talent et le perfectionnement. Alors, face à la propagande grossière, et à l’instar d’un Proudhon, emprisonné à Sainte-Pélagie, nous pourrions nous écrier : « Ironie, vraie liberté ! » L’ironie, seule, a le pouvoir de dissoudre les propositions imbéciles, les non-sens patents. Kierkegaard, dans sa thèse de doctorat Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, l’a montré avec brio.

Beaucoup d’entre nous vivent dans une Ville-(Im)Monde. Une Ville qui parle d’elle-même, avec ses gargouillis métalliques, sons stridents de mouvements mécaniques. Flux de gens, flux d’argent. La mégapole cosmopolite telle que les temps post-modernes l’ont bâtie, foutoir indicible fait de densité démographique trop élevée, de bruits ininterrompus et de technologies envahissantes, écrans, publicités. Une multiplicité grouillante qui s’agite, prolifère, bafouillant son désir dans un chaos dansant au bord de l’épilepsie, cherchant son orgasme toujours fuyant à chaque achat, faisant refluer toujours plus le paradis promis. C’est une épreuve de chaque instant, dans ces conditions, de préserver son âme contre toutes ces pollutions. Délicatesse, justesse et politesse figurent au premier rang des qualités de l’esprit selon La Rochefoucauld. Puissent-elles orner les âmes qui souhaitent rester intégralement européennes malgré tout ce qui conspire à en extirper ces trésors immatériels ! Plus que jamais l’édification d’une citadelle intérieure est nécessaire. Peut-être est-ce vrai : « Le Royaume des cieux est en vous ».

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