C’est avec une émotion intense, par laquelle il frôla la crise d’apoplexie, que Jean-Louis, sexagénaire d’ordinaire bougon et dégarni, assista en 2022 à un concert d’ABBA. Émoustillé comme une midinette, il put l’espace d’un instant se remémorer les émois de sa prime jeunesse. Tout y était, des femmes aux robes à paillettes en passant par les chansons rythmées et standardisées en simple english conçues pour s’exporter par-delà la Baltique. Grâce aux nouvelles technologies et aux hologrammes projetés sur la scène, Jean-Louis oublia temporairement qu’il avait lui-même vieilli. Plus rien n’existait, ses rhumatismes, les Suédoises ménopausées devenues repoussantes, la sénescence indésirable ; l’hologramme était tout et tout était dans l’hologramme.
Jean-Louis touchait du bout du doigt le summum du divertissement moderne, l’échappatoire absolue qui lui permettait de faire l’impasse sur tous ses petits tracas et ses misères du quotidien. Il sentit le besoin de communier avec la terre entière, ou plutôt avec ses 17 followers, en publiant une vidéo de lui face à la scène, le tout agrémenté de petits cœurs et d’étoiles animées. Anciennement rond-de-cuir dans une obscure filiale de la SCNF, Jean-Louis, célibataire et sans enfant, était à la retraite depuis dix ans et sautait sur toutes les occasions possibles pour s’amuser et faire comme les jeunes, vivre en somme.
Membre du peuple nouveau, appelé de ses vœux par l’actuel président de la République, Jean-Louis, bien que déjà ancien, aspirait à cocher toutes les cases de la contemporanéité et à faire table rase d’un passé ennuyeux et pas fun. Ravi par les trois commentaires laudateurs qu’avait suscités sa vidéo, c’est fier de lui, droit et digne, qu’il rentra dans son studio crasseux de Pantin, dans la « Californie française », chevauchant sa trottinette électrique chinoise. Il était en phase avec son époque, il le savait et il aimait ça.
Naissance et déclin de la graphosphère
Le monde de Jean-Louis, cet Occident en voie de décomposition qui pose pour l’avenir de nombreuses questions, n’est pas apparu comme par enchantement. Il est le fruit d’un long processus historique qu’il convient de rappeler brièvement.
L’homme a connu plusieurs formes de sociétés, liées à un médium qui a évolué au fil des âges. Classiquement, on évoque dans un premier temps les sociétés de tradition orale où, par la voix, on transmettait des savoirs, des récits mythologiques ou encore des techniques comme la maîtrise du feu… Ces groupements humains, aujourd’hui disparus, étaient formés de tribus ou clans avec une organisation politique assez limitée.
Ils ont progressivement laissé la place, avec l’invention de l’écriture, à des sociétés de tradition écrite. Le livre a été le support d’une diffusion et d’une transmission culturelle inédite. L’écrit a permis le développement de structures politiques, économiques et sociales élaborées : cité-État, empire, nations, religions constituées, dogmes, monnaies… Aussi, le livre a été le premier vecteur d’une relative uniformisation du monde et de la pensée, particulièrement en Occident.
Aujourd’hui, cette société de l’écrit, qui nous a pourtant tant apporté et a présidé à la naissance et à l’émergence de brillantes civilisations, semble désuète et en voie de marginalisation voire de disparition.
L’uniformisation technologique
Les hommes du XXe et le XXIe siècle, avec l’essor des technologies modernes, ont mis en œuvre avec une vitesse sans précédent, une nouvelle société qu’on pourrait qualifier de l’image animée. Celle-ci a eu un premier médium révolutionnaire avec la télévision, nouvel âtre des foyers, concurrent puis souvent triomphateur des anciennes sociabilités et coutumes liées au livre, comme la pratique religieuse ou tout bonnement la lecture. Cette société de l’image animée possède désormais une emprise certaine sur les hommes. Tout passe par ses médiums, du simple contact humain aux loisirs. Les nouveaux outils technologiques qui ont remplacé la télévision, au premier rang desquels, le smartphone, ont consacré cette dépendance.
Cette société de l’image animée présente toutefois une singularité qui fait sa différence avec les formes anciennes : elle est animée uniquement par la simple et seule logique marchande. Contrôlée par quelques grandes entreprises, elle est le support et le vecteur d’une vertigineuse standardisation du monde à des fins commerciales. L’imaginaire qu’elle produit, pauvre, est uniforme et fait peu de place pour ce qui ne va pas dans le sens d’une vulgate pensée outre-Atlantique.
Aussi, on peut légitimement s’interroger sur la possibilité de transmettre des savoirs et des traditions à l’heure de l’instantanéité, des images surabondantes et du scrolling permanent des jeunes et des moins jeunes. Le zapping permet au consommateur de se vider la tête et de dépenser, mais que peut-il engendrer de plus ? Quelle société peut bien produire un peuple ou plutôt des individus, qui pour la plupart ne lisent plus, ne se parlent parfois plus et sont rivés sur leur smartphone ? Instagram, TikTok et cie peuvent-ils constituer le support d’une civilisation nouvelle ?
Paul Valéry au sortir de la Première Guerre mondiale disait qu’on savait dorénavant que les civilisations étaient mortelles. Il y a des morts plus belles que d’autres, certaines plus discrètes, moins sanglantes et qui s’opèrent à bas bruit, dans l’indifférence générale…
Sous la bannière de l’infantilisme et du narcissisme
Il est de bon aloi de nos jours, de critiquer l’individualisme exacerbé de ceux qui refuseraient de « faire société » ou pire, de « vivre ensemble » selon la novlangue politique. C’est oublier que c’est en partie la technologie actuelle qui pousse les gens, avec ses médiums, à se renfermer sur eux-mêmes.
On a mis entre les mains des citoyens des outils qui les affranchissent des autres et dénouent les petits liens précieux qui font vivre un collectif. Aujourd’hui, on n’a plus besoin de demander l’heure ou son chemin à son voisin ; tous ces gestes banaux qui permettaient aux individus de se parler, de ne pas seulement se croiser et coexister. Toutes ces choses ont disparu ou sont entrées dans la sphère marchande via une appli.
En sus, le politique, doublé du communicant, ne propose plus aucun projet collectif, aucun grand récit susceptible de mobiliser tout un peuple. François Furet ne disait pas autre chose dans les années 90 quand il écrivait : « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet, dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. »
Faute de véritable fin de l’histoire, la classe politique s’est fixée pour nouvel idéal le bien-vivre, entendu sous l’angle de la consommation et du loisir, de l’individu roi. Il s’agit de s’adresser à lui, de satisfaire ses « besoins », ses caprices… On infantilise, on atomise, et, tartuffe, on feint de se plaindre de l’égoïsme des consommateurs-citoyens qu’on a créés et qui cherchent à maximiser leurs intérêts personnels.
Bientôt, pour en revenir à notre archipel Français, il ne restera plus que les prestations sociales pour unir des citoyens anonymes et des communautés éparses qui ne partageront plus que des transferts de richesses.
Demain les métavers
Le processus de décivilisation et de désaffiliation que nous connaissons n’en est pourtant qu’à ses balbutiements. Le progrès de la réalité virtuelle, matérialisé par le projet des métavers1, comporte lui aussi un risque essentiel pour ce qui subsiste aujourd’hui.
De fait, dans une société en crise, où l’anomie s’étend de jour en jour et des individus déracinés et perdus errent sans but, le métavers semble voué à un bel avenir. Monde gratifiant, moins décevant et prévisible, dans lequel le temps passé offrira toujours un retour sur investissement, le métavers proposera du réconfort et rassurera les gens en quête de bien-être, à grand renfort de monnaie virtuelle… Cette sphère privée high-tech constituera une nouvelle forme du repli pensé en son temps par Tocqueville.
Il y a fort à parier que le métavers sera encouragé, tant par les politiques, que par les capitalistes, qui y trouveront chacun leur compte. Le métavers permettra, un peu comme le soma décrit par Huxley dans sa célèbre dystopie, d’assurer une forme de contrôle social. Il sera une sorte de drogue pour les pauvres, les petits, les « moyens » qui y verront un exutoire dans lequel ils déverseront leurs frustrations et pourront « se réaliser », préservant ainsi la société réelle, chaotique et inégalitaire.
Le sociologue Louis Chauvel abonde dans ce sens en écrivant que le métavers fera surgir des réalités sociales parallèles et « positives » pour les groupes sociaux les plus pauvres afin qu’ils ne souffrent pas de leurs inégalités réelles et les oublient. Aussi, le métavers permettra de vendre des choses qui n’existent pas, de façon encore plus développée ; faisons confiance à la créativité des GAFAM pour ça.
On ferait pourtant bien de réfléchir avant d’inciter les gens à se réfugier dans le virtuel. Le désinvestissement du réel au profit du monde virtuel ne conduira pas seulement à réduire à néant ce qui reste de notre ethos, de nos mœurs et de notre civilisation, notamment sa curiosité et sa soif de connaître l’autre. Nous courons le risque de modeler le réel sur le virtuel et de mettre l’imaginaire, l’humain sous la coupe d’un univers uniforme et marchand, privant nos enfants d’un monde plus vaste et plus riche.
Pour paraphraser un auteur célèbre, devant un écran et bientôt dans le virtuel, abêti, c’est un peu, dans chaque homme, Mozart assassiné.
Note :
1. Il s’agit d’un univers virtuel créé par un programme informatique et hébergeant une communauté d’utilisateurs présents sous forme d’avatars et pouvant s’y déplacer, y interagir socialement et économiquement. Ce cyberespace peut simuler le monde réel et reproduire ses lois physiques telles que la gravité, le temps, le climat ou la géographie. Les lois humaines peuvent également y être reproduites. Les entreprises américaines, en premier lieu desquelles Facebook et plus récemment Amazon, investissement massivement dans la création de métavers.