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Montherlant et le Masque de Conflans

Le Maître de Santiago pour célébrer Henry de Montherlant

Henry de Montherlant s’éloigne, comme le Barrès de sa jeunesse. Malheureusement. Alors qu’on fête les 50 ans de sa mort, le théâtre du Nord-Ouest et l’irremplaçable Jean-Luc Jeener donnent une magnifique représentation du Maître de Santiago, chef-d’œuvre réactionnaire et anti-impérialiste. Encore trois représentations, avant le tirer de rideaux sur l’année Montherlant.

Une pièce de Montherlant, au cœur de la capitale ! L’occasion est trop belle, singulièrement après l’équinoxe de septembre marquant cette année le cinquantenaire de son suicide, un 21 septembre. Un auteur oublié, dont le théâtre l’est davantage dans le Paris de 2022 : on ne saurait être plus anachronique, surtout lorsque ladite pièce se joue au théâtre du Nord-Ouest, dirigé par l’inoxydable Jean-Luc Jeener. Poussons plus loin l’anachronisme : Le Maître de Santiago, dont l’action se déroule vers 1530, nous plonge dans un huis clos entre chevaliers d’un ordre dissous, les Chevaliers de Saint-Jacques, devenus inutiles après la Reconquista. Ici, les apparences sont trompeuses : le texte écrit en 1947, après les grands succès littéraires de Montherlant, dissimule derrière les soliloques de ces moines-soldats une étonnante fraîcheur, très contemporaine.

         Résumons. Quelques années après 1492, l’Ordre de Santiago n’a plus aucun musulman à chasser hors d’Espagne. Cinq chevaliers se réunissent chez Don Alvaro, un Maître désormais sans ordre. Pourquoi ne pas cueillir gloire et fortune aux Amériques ? Un des leurs, Don Bernal, y a plutôt intérêt : son fils Jacinto est tombé sous le charme de Marianna, la fille de Don Alvaro. Si le Maître part, il reviendra riche et la dot de sa promise augmentera considérablement.

L’attitude, c’est l’altitude

Le cœur vivant du texte est ailleurs. Toute l’intrigue sert de prétexte à un dialogue triangulaire entre Don Alvaro, pieux et dévot à l’extrême, sa fille Marianna, qui hésite entre la tentation spirituelle de son père et la perspective d’une vie prospère et heureuse, et un Don Bernal qui tente de raisonner son vieux camarade. Intraitable, le Maître ne voit aucune nécessité à s’embarquer pour le Nouveau Monde, une entreprise vaine et malfaisante, où l’Espagne risque de laisser son âme. Le Maître de Santiago en profite même pour se dresser au-dessus de ses compagnons, dont il devine l’empressement à abdiquer les valeurs d’un ordre auquel lui ne veut pas tourner le dos, ni renoncer à Dieu, pour partir massacrer des indigènes en échange de quelques pépites de gloire et d’or.

         Le décor est planté, on est parti pour deux heures de tirades d’un autre temps. Presque une cure contre les banalités de la machine à café, et une hauteur qui donne envie de se mêler à la controverse.

         Tout l’objet de Montherlant : la quête de pureté poussée à l’extrême. Ascèse, érémitisme, pessimisme furieux et détachement s’éclairent tragiquement dans la tirade laconique de Don Alvaro : « Roule, torrent de l’inutilité ! » Aussi fou qu’il paraît dans ses accès de transe mystique, le Maître de Santiago n’est pas un forcené prosélyte. La mise en scène le montre remarquablement bien, quand Don Alvaro s’empare de son épée pour la pointer vers son propre cœur : c’est bien contre ses démons intérieurs qu’il lutte ! Mêlée à des jeux de lumières traversant la salle de part en part – une heureuse façon de représenter le divin qui vient parler aux hommes –, la scène donne presque des frissons tant elle est pleine de noblesse.

Quand son ami lui reproche de sacrifier le bonheur de sa fille sur l’autel de sa propre pureté spirituelle, difficile ne pas dessiner ici un parallèle avec les caciques d’une bien-pensance prête à sacrifier ce qu’il nous reste de civilisation pour ne pas entacher sa « pureté » doctrinaire. À écouter la pièce avec une oreille taquine, on décèle même le profil de bon nombre de nos concitoyens, toujours plus prompts à s’excuser d’exister sur cette terre, parfois jusqu’à l’extrême.

Une mise en scène digne de Montherlant

Au théâtre du Nord-Ouest, mythique et miteux, la quête spirituelle est intelligemment sublimée par une mise en scène sobre et sombre. À commencer par l’allumage des torches pour éclairer la pièce tandis que le public reste plongé dans l’obscurité : une ambiance fuligineuse envahit progressivement et la scène et l’assistance. La fumée embrume la vue, l’odeur de la cire vient titiller les narines, l’inconfort des sièges : tous les sens sont mis à contribution. Le château asturien en plein hiver n’est alors plus très loin. La simplicité altière du texte force au silence et presque à la sidération de l’auditoire – c’était déjà le cas lors des premières représentations, en 1958, au point que le public subjugué en oubliait même d’applaudir. Cinq décennies après le suicide de l’auteur, la prose de Montherlant percute toujours autant l’esprit.

         On regrettera tout de même le blanc des cheveux dans le public, signe pathétique du désamour pour un dramaturge qui avait pourtant érigé la jeunesse au centre de son œuvre. Quand un chevalier rappelle à Don Alvaro qu’il n’est plus le même à quarante ans que dans sa prime jeunesse, difficile aussi pour l’œil de ne pas suivre l’oreille : sur scène, l’excellent Jean-Luc Jeener doit avoir presque le double d’âge de son personnage. Il est vrai que les crânes dégarnis et les rides peuvent appuyer la folie dévote dans les choix de cette représentation. On n’en voudra pas à la troupe, elle a déjà l’impudence de jouer cette pièce.

         L’âge biologique apparent des chevaliers mis en scène reste largement compensé par la présence de Coralie Salonne dans le rôle de Marianna : angélique et désabusée, elle témoigne d’une exécution parfaite que Montherlant aurait sans doute appréciée. Un oubli – peut-être volontaire – de ceinture sur la toge blanche frappée de la croix de Santiago portée par Don Alvaro donne parfois un air de psychodrame médical à la pièce, comme si Montherlant opérait à Sainte-Anne. C’est par instants déroutant !

Derniers feux sur l’année Montherlant

On ne saurait trop conseiller au jeune (et moins jeune) public d’aller voir cette pièce avant que la moitié de la troupe ne parte à la retraite. Elle a prévu de donner encore quelques représentations (16 et 28 novembre, 1er décembre). Il faut surtout y aller pour la beauté du geste et l’allure des personnages, qui infligent un cuisant camouflet à la rampante absence de profondeur de notre temps. La verve de Montherlant n’est peut-être plus à la mode. Mais les mots restent toujours aussi acérés et sévères envers l’humain, qui ne s’est pas vraiment arrangé depuis 1947. Montherlant n’est plus, mais il nous a légué assez d’armes pour assaillir la morosité et la fausse joie illusoire de l’époque. Nous non plus, nous ne voulons pas de leur nouveau monde.

Photo : Montherlant et le Masque de Conflans

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