BREIZH-INFO : Tout d’abord, que vous inspire le déplacement de Gérald Darmanin en Corse et l’évocation d’une autonomie possible pour la Corse ?
ALAIN DE BENOIST. On pourrait parler de « divine surprise » s’il n’y avait pas quelques motifs d’être dubitatif. D’abord, c’est une drôle de façon de procéder que de se dire prêt « à aller jusqu’à l’autonomie » avant même que les négociations aient commencé. En général, on ne met pas sur la table le résultat de la discussion avant d’avoir commencé à discuter. Cela ressemble à un aveu de faiblesse, à moins qu’il ne faille y voir un geste démagogique ou une simple manœuvre électorale. Le problème se pose d’autant plus que la position adoptée par Darmanin représente une totale volte-face de la part d’un gouvernement qui, depuis cinq ans, s’est refusé à donner la moindre suite à toutes les demandes politiques formulées par les Corses. Rappelez-vous qu’en février 2018, lorsqu’il s’était rendu lui-même en Corse, Emmanuel Macron avait même opposé une fin de non-recevoir à ceux qui lui demandaient seulement de reconnaître le « caractère politique de la question corse ». Ce simple rappel justifie le scepticisme.
Ensuite il faudrait savoir ce que Darmanin entend par « autonomie ». Le mot peut recouvrir des choses bien différentes. Attendons donc de savoir ce que les amis d’Emmanuel Macron mettent sous ce terme. Quelle autonomie ? Dans quels domaines ? Par quels moyens ? La question-clé est celle-ci : le gouvernement est-il prêt à reconnaître l’existence d’un « peuple corse », demande fondamentale pour tous les autonomistes ? On sait que la Constitution s’y oppose, puisqu’elle ne veut connaître qu’une nation « une et indivisible » dans la pure tradition jacobine. Et si par extraordinaire on reconnaissait l’existence d’un peuple corse, comment s’opposer à la reconnaissance par exemple du peuple breton ? Comment nier plus longtemps qu’il existe à la fois un peuple français et des peuples de France qui, s’ils le souhaitent, devraient également, à mon avis tout au moins, pouvoir eux aussi accéder à l’« autonomie ». Mais je vois mal le gouvernement s’engager sur cette pente glissante. Ce serait trop beau !
BREIZH-INFO : Des plans banlieues à l’autonomie de la Corse en passant par l’abandon de Notre-Dame des Landes (aéroport), les autorités ne montrent-elles pas que, finalement, seule la violence permet d’établir un rapport de force et d’obtenir des avancées avec ces mêmes autorités ?
ALAIN DE BENOIST. Question naïve. Il n’y a que la bourgeoisie libérale pour s’imaginer que tous les problèmes politiques peuvent se résoudre de manière irénique sans que la violence ne surgisse à un moment ou à un autre. La politique est avant tout un rapport de forces. Lorsque les circonstances s’y prêtent, on assiste à une montée aux extrêmes qui ne peut pas se résoudre par les vertus de la « discussion », de la « négociation » ou du « compromis ». De surcroît peut aussi arriver un moment où les autorités détentrices du pouvoir légal en arrivent à perdre leur légitimité. La dissociation de la légalité et de la légitimité a pour effet que c’est la contestation violente qui peut alors devenir légitime.
Les Gilets jaunes, comme les chauffeurs-routiers plus récemment, n’ont commencé à être entendus que lorsqu’ils sont descendus dans la rue pour manifester de façon un peu musclée. Il en va de même des autonomistes corses. La décolonisation a été acquise par la violence. Sans le recours au terrorisme par le FLN l’Algérie n’aurait peut-être pas été indépendante (ou ne l’aurait été que beaucoup plus tard). On peut le regretter, mais c’est ainsi. Georges Sorel opposait la violence sociale, légitime à ses yeux, à la simple légalité de la force publique. Il n’avait pas tort. Évitons la violence quand on peut l’éviter, mais cessons de croire qu’on peut durablement l’évacuer de la vie politique. Les guerres aussi sont des choses très désagréables – mais il y en aura toujours !
BREIZH-INFO : Quel regard portez-vous sur la campagne présidentielle, assez inédite finalement puisque les électeurs sont privés de débats entre des candidats qui mènent chacun campagne essentiellement dans leurs sphères respectives ? Là encore, est-ce le signe d’une démocratie malade ?
ALAIN DE BENOIST. Il existe à mon sens des signes beaucoup plus forts de la crise généralisée des démocraties libérales que cette absence de débats entre les candidats à la présidentielle ! D’ailleurs, vous exagérez un peu : il y a quand même eu quelques débats, mais force est de constater qu’ils n’ont pas intéressé grand monde. Ils se résument en général à un échange d’invectives et de procès d’intention qui ne font pas avancer les choses.
La grande caractéristique de la prochaine élection présidentielle est que, si l’on en croit les sondages, les jeux sont faits d’avance : Emmanuel Macron sera réélu. C’est ce que pensent une majorité de Français, alors même qu’en majorité aussi ils semblent souhaiter qu’il n’en aille pas ainsi. Intéressant paradoxe. Il en résulte un désintérêt qui laisse prévoir, sauf événement de dernière minute, une très forte abstention qui pénalisera certains candidats plus que d’autres.
En octobre dernier, dans un entretien précédent, je vous avais dit qu’«on aurait tort d’enterrer Marine Le Pen ». C’était à un moment où tout le monde pariait sur son effondrement au profit d’Eric Zemmour. Je soulignais également que ce qui séparait essentiellement Marine Le Pen et Eric Zemmour, ce n’était pas tant leurs personnalités ou leurs idées que leurs électorats (classes populaires ou moyenne bourgeoisie radicalisée) et leurs stratégies (« bloc populaire » ou « union des droites »). C’est ce qui s’est confirmé. Zemmour a jusqu’à présent échoué dans son ambition. Son électorat est instable, et il reste à peu près au niveau de Pécresse, qui est en baisse, et de Mélenchon, qui est en hausse. Ceux qui ont parié sur son succès ont cru que Marine Le Pen allait échouer parce que son parti se porte mal (ce qui est exact) sans voir que ses électeurs s’intéressent très peu au parti en question : ils votent Marine, pas Rassemblement national ! Quant aux ralliements à Zemmour, à commencer par celui de Marion Maréchal, ils n’ont, comme je l’avais prévu, strictement rien changé aux intentions de vote. Reste la donnée fondamentale : l’électorat Zemmour est un électorat anti-immigration, celui de Marine Le Pen est un électorat anti-Système. Il faudra s’en souvenir quand sonnera l’heure de la recomposition.
BREIZH-INFO : La situation internationale, après deux années de crise dite du Covid 19, commence déjà à avoir de lourdes répercussions économiques. Pour le moment, l’Etat sort le chéquier pour tenter de colmater les brèches. Est-ce selon vous tenable à long terme ? Qui paiera ?
ALAIN DE BENOIST. A votre avis ? Vous et moi, bien sûr – pas les Ukrainiens ! Les répercussions économiques sont déjà là et les choses ne peuvent que s’aggraver. Les lamentables sanctions, d’une ampleur sans aucun précédent, qui ont été décrétées contre la Russie pour satisfaire aux exigences américaines, vont aggraver les choses. Nous en paierons le prix tout autant que les Russes, sinon plus. L’inflation (matières premières, carburants, gaz, électricité) va aggraver la chute du pouvoir d’achat, qui est désormais la première préoccupation des Français. Un déséquilibre plus général est à redouter dans un contexte de crise financière mondiale rampante (et de refonte éventuelle du système monétaire). Pendant ce temps, l’endettement public continue de croître jusqu’à atteindre des hauteurs himalayesques. Est-ce tenable à long terme ? Non sans doute. Mais quand commence le long terme ?
BREIZH-INFO : Le rêve d’une Europe unie de Brest à Vladivostock est-il mort avec la guerre entre l’Ukraine et la Russie ?
ALAIN DE BENOIST. Il est d’autant plus mort qu’il n’a jamais connu le moindre début de réalisation. Il en va de même de l’axe Paris-Berlin-Moscou dont nous sommes quelques uns à avoir également rêvé. La conséquence première de la guerre qui se déroule en ce moment est la recréation du rideau de fer, à cette différence près que c’est un rideau de fer dressé aux frontières de la Russie par les Occidentaux, dans l’espoir de museler un compétiteur jugé dangereux, et non un rideau de fer dressé par les Soviétiques pour empêcher les gens d’aller voir ailleurs. Le déluge de propagande russophobe auquel nous assistons en ce moment est de ce point de vue significatif. Le grand continent eurasiatique est à nouveau coupé en deux – ce qui n’a que le mérite de clarifier les choses.
Ce qu’il faut bien voir, en attendant de pouvoir en faire une analyse plus complète, c’est que la guerre entre l’Ukraine et la Russie n’est pas seulement, ni même principalement, une guerre entre deux pays. Ce n’est pas non plus un affrontement entre le nationalisme ukrainien et le nationalisme russe, comme beaucoup cherchent à le faire croire. C’est d’abord une guerre entre la logique de l’Empire et celle de l’Etat-nation. C’est ensuite, plus globalement, une guerre entre l’Ouest et l’Est, entre le monde libéral et celui des « espaces civilisationnels », entre la Terre et la Mer. C’est-à-dire une guerre pour la puissance mondiale.