« Aux voies dites traditionnelles, Jean-Pierre Melville avait su préférer l’action directe, la voie de l’action directe, l’action occulte d’un petit nombre de prédestinés à l’accomplissement des grandes entreprises subversives du siècle, et qui, piégés à l’intérieur du Cercle rouge, changent, pour s’en sortir, les états du monde, le cours de l’histoire de la vie1 » a pu écrire le poète inspiré Jean Parvulesco, dont Jean-Pierre Melville, lui-même, a interprété le rôle dans À bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960). Et d’ajouter dans un élan : « Et c’est aussi ce que Jean-Pierre Melville avait trouvé dans l’action politique, dans ses options subversives d’extrême droite : une confrérie, une caste de combattants de l’ombre qui s’imposent à eux-mêmes une rigueur, un dépouillement terrible aux résultats immédiatement visibles de leur action, attentifs seulement aux exigences de leur sacrifice et à la gloire cachée de leur longue rêverie activiste sur le mystère du pouvoir absolu ». Entre métaphysique et politique, la voie est étroite pour entrer dans l’œuvre de Jean-Pierre Melville, pseudonyme emprunté à l’écrivain Herman Melville. Le metteur en scène s’appelle, en réalité, Jean-Pierre Grumbach. Alsacien juif et Français d’Europe, il fantasma toute sa vie, une Amérique mythique, entre rêve et réalité, où l’invisible guide le visible, occasionnant ainsi des apparences troubles… jamais dissimulées dans ses films.
Le mystère melvillien
La vision du monde melvillienne demeure résolument élitiste, tragique et fataliste à certains égards. Elle se déploie furieusement dans L’Armée des ombres (1969) et Le Cercle rouge (1970), dernier film qui s’ouvre sur une citation attribuée au Bouddha et inventée par Jean-Pierre Melville lui-même : « Quand des hommes, même s’ils l’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inexorablement, ils seront dans le cercle rouge. » Dans une perception toute aussi karmique, mais où l’homme, le héros, trace son chemin dans une solitude totale, se trouve Le Samouraï (1967). L’épitaphe tirée du Bushido, Le Livre des samouraï – également inventée de toutes pièces par Melville – précède le générique ainsi : « Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle du tigre dans la jungle, peut-être… » On n’échappe dès lors jamais à son destin.
Le dernier film, le plus stylisé, de Jean-Pierre Melville, à la fois noir, blanc et bleu-gris, porte un titre laconique, comme pour signaler l’ascèse des personnages toujours archétypaux qui se meuvent dans un univers parallèle : Un flic (1972). La solitude spectrale du commissaire Édouard Coleman comme celle de ses acolytes renvoient inéluctablement à celle de Jeff Costello dans Le Samouraï. Mystère ontologique et puissance du vide désignent l’« être-vers-la-mort » (Heidegger) comme destin et nous donnent le vertige. La beauté glacée et quintessenciée d’Alain Delon sublime l’ensemble.
Si L’Armée des ombres représente un film de résistance où il entre quelque mystification – mystification que l’on retrouve dans la plupart de ses films, à commencer par Le Doulos (1962), qui use de la formule célinienne suivante : « Il faut mourir ou mentir » –, il reste de fait le long-métrage le plus important pour Melville, lui qui s’est engagé dans la France libre, à Londres, en 1942.
Le Silence de la mer
En 1969, lors d’un entretien télévisé, Jean-Pierre Melville répond aux questions empressées d’un journaliste sur ses « ennemis », c’est-à-dire les officiers allemands, qu’il a combattu durant la Seconde Guerre mondiale.
– Est-ce que vous avez de la rancune à l’égard de ceux qui ont été vos adversaires pendant la guerre ?
– Absolument pas !
– Vous n’avez pas le goût de la vengeance ?
– Ah non, pas du tout ! J’ai des amis SS !
– Quels sont vos rapports avec eux ?
– Excellents, fraternels.
– Comment expliquez-vous cela ?
– Je ne sais pas, je ne me l’explique pas du tout. Si… je crois que je peux me l’expliquer. J’aime beaucoup les gens qui prennent parti, qui – je m’excuse d’employer un style peu commun – se mouillent, font quelque chose. Et, je crois que les gens qui ont risqué leur vie pour une mauvaise cause ou pour une bonne cause sont des gens intéressants. Je n’aime pas beaucoup les gens neutres.
– Est-ce que vous ne croyez pas que c’est le besoin d’estimer l’adversaire ?
– D’estimer l’adversaire, si peut-être…
– Vous avez peut-être rencontré des adversaires qui furent gentils avec vous ? Avec qui on peut partager certains goûts ?
– Je me souviens d’un sous-lieutenant allemand que j’ai connu, Conrad Butger, de Düsseldorf. J’ai eu d’excellents rapports avec lui en 1942. Je me souviens lui avoir dit : « Quand vous aurez perdu la guerre, surtout ne manquer pas de frapper à ma porte, je vous aiderai.2 » Des propos chevaleresques qui illustrent la geste melvillienne. Ce qui ne l’empêchait pas de se conduire comme un tyran sur les plateaux de tournage.
Dans un article paru en 1971 dans la revue britannique Sight ans Sound, à l’occasion de la sortie du film Le Chagrin et la pitié, Melville explique son rapport à la Résistance qu’il glorifie, sans jamais tirer la couverture à lui et brocarder ceux qui ont collaboré durant la Seconde Guerre mondiale : « Pour ma part, l’occasion de me distinguer en faisant un choix ne me fut pas offerte : j’étais juif. Or, pour un Juif, faire partie de la Résistance est infiniment moins héroïque que pour celui qui n’en est pas un. Qui ou quoi sauraient me prouver que, si je n’avais pas été juif, j’aurais fait le bon choix ? »
Le livre du communiste Vercors, dont le film Le Silence de la mer (1949) est tiré et réalisé par le gaulliste Melville, s’est imposé à l’écrivain au début de la guerre après avoir lu Jardins et routes de l’officier allemand et francophile Ernst Jünger et alors qu’il est contraint d’héberger un autre soldat d’Outre-Rhin dans son manoir. Antinazi, mais nullement antigermanique, Le Silence de la mer célèbre la grande culture européenne à travers le couple franco-allemand antagoniste où les adversaires se respectent… Hauptman Werner Von Ebrennac (Howard Vernon), à n’en pas douter, est inspiré de l’aristocratique figure de Jünger. Avec une voix plus douce néanmoins.
D’une droite anarcho-féodale
« Je suis un anarchiste de droite – bien que je suppose que ce je dis là soit un barbarisme car ça ne doit pas exister. Disons que je suis un anarcho-féodal », déclare Jean-Pierre Melville dans le livre d’entretiens et de références avec Rui Nogueira, Le cinéma selon Melville3. Son ami, le cinéaste Jacques Dupont, écrit même qu’il était « monarchiste » et intéressé par l’OAS. Or, Dupont, ancien résistant a été incarcéré pour avoir soutenu le putsch des généraux et avoir appartenu à l’Organisation Armée Secrète. Toujours le secret et la clandestinité qui fascinent Melville4 !
Parmi les projets de films avortés de Jean-Pierre Melville, il faut citer Le Joug et les flèches, tiré d’une nouvelle d’Emmanuel Roblès (La mort en face). Le titre envisagé pour le film renvoie au symbole de la Phalange espagnole, mouvement traditionaliste-révolutionnaire créé par José Antonio Primo de Rivera dans les années 30. En effet, la guerre d’Espagne voit la défaite du camp républicain. Manuel et Macias qui en font partie sont capturés alors par les phalangistes. Macias sait que l’un des officiers franquistes est son beau-frère, Juan Miguel5. Toujours les téléscopages.
Autre film melvillien, hélas manqué : Le duc d’Enghien. Cadoudal, Bonaparte et Talleyrand incarnent les principaux personnages dans ce qui aurait pu être un plaidoyer en faveur de la contre-révolution catholique et royale… Un hymne à la royauté légitime et sacrale que le duc d’Enghien entonna historiquement avec un héroïsme qui ne put que forcer l’admiration de Melville !
Léon Morin, prêtre
Non croyant, Jean Pierre Melville est attiré par la religion et par ceux qui croient en Dieu. Certains de ses doutes s’expriment dans Léon Morin, prêtre (1961) avec Jean-Paul Belmondo et Emmanuelle Riva. Devant l’interprétation antichrétienne que les journalistes et critiques de la gauche bien-pensante font du film, Jean-Pierre Melville réplique précisément : « Je ne pense pas que Léon Morin prêtre soit un film antireligieux et qu’il puisse être reçu comme tel. Je trouve, bien au contraire, que c’est un film très catholique. D’ailleurs, l’Église catholique française l’a considéré comme tel, puisqu’elle l’a adopté, après qu’il fut terminé. Avant, elle avait été très prudente, même assez hostile, puisqu’elle ne m’a point aidé pendant le tournage… » Et de rappeler que bien que ne croyant pas, il constate les bienfaits moraux et sociaux de la religion (religare, qui relie) pour la société : « Je pense que la religion est utile si on la considère comme une base morale. D’ailleurs, elle a été utile… puisqu’il y a eu une morale religieuse avant qu’il y ait une morale civique ou laïque. » Des propos très maurrassiens… Le jeune Léon Morin faisant terriblement penser également à certains curés de l’univers bernanosien.
Il est certains, en tout cas, que Jean-Pierre Melville considérait le cinéma comme une religion identifiée symboliquement au catholicisme et à son Église. Il pouvait d’ailleurs conclure : « À mes yeux, le cinéma est une chose sacrée, et le rituel, l’office qui est célébré au moment du tournage, commande tout le reste, bien que je place bien au-dessus du tournage – vous le savez – l’inspiration, l’écriture et le montage. Il ne fait pas de doute que ce qui n’est pas le tournage, c’est la sacristie, et que le tournage, c’est l’autel. Au moment du tournage a lieu entre le metteur en scène et la “star” : une sorte d’office quasi religieux, comparable, d’une certaine manière, à un mariage. »
Notes :
1. Matulu, décembre 1973.
2. Jean-Pierre Melville le solitaire, Bertrand Tessier, Fayard, 2017.
3. Cinéma 2000, Seghers, 1973, rééd. Les Cahiers du cinéma, 1996, puis 2021.
4. Profession cinéaste, Politiquement incorrect, éditions italiques, 2013. Notons que dans L’Armée des ombres, Lino Ventura (Philippe Gerbier) rencontre un acteur important de la résistance : un châtelain, un baron, ancien officier de cavalerie, qui était anti-républicain et toujours royaliste…
5. Jean-Pierre Melville, Jean Wagner, Cinéma d’aujourd’hui, Éditions Seghers, 1961.