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Carnaval Suisse

Le Carnaval

Le carnaval, fête « inquiétante », où derrière les déguisements et les masques se dissimule le visage des dieux interdits, a toujours eu un caractère subversif. Cela lui a valu l’hostilité de l’Église, ainsi que de la bourgeoisie.

La Révolution ne lui fut pas favorable, avec ses fêtes « apolliniennes » – antidionysiaques – de la déesse Raison. Il faut attendre le Consulat pour voir revenir Sa Majesté Carnaval : en 1800, Bonaparte autorise à nouveau les bals de carnaval à l’Opéra et les mascarades populaires. (Toutefois, l’année suivante, une ordonnance prohibe les « déguisements de nature à troubler l’ordre public ».) Aujourd’hui, après une nouvelle éclipse, le carnaval reprend de la vigueur. Cf. à ce propos le livre récent de Daniel Fabre et Charles Camberoque, La fête en Languedoc. Regards sur le carnaval d’aujourd’hui (Privât, Toulouse, 1977), et l’article de Henri de Saint-Blanquat, « Le retour de Carnaval » (in Science et avenir, février 1978).

Un rite pour « brûler l’hiver »

Au sens propre, le carnaval est la période de divertissement qui va de l’Épiphanie au début du Carême, et dont les « temps forts » sont les jours gras, c’est-à-dire le dimanche, le lundi, et surtout le mardi (mardi gras) précédant le mercredi des Cendres (lequel marque le début du jeûne qui se prolongera jusqu’à Pâques).

Le mot « carnaval » est attesté, en France, pour la première fois chez Ronsard, en 1578. Pour le XIIIe siècle, on a la forme « quarnivalle » : d’abord en 1268, puis en 1285, dans un texte liégeois. Sa signification ne pose pas de problème particulier. Le terme résulte d’un emprunt à l’italien carnevale (mardi gras), issu, en Toscane, par métathèse, de carnelevare ; cf. l’espagnol carnestolendas), « ôter la viande » : il désigne en effet la période où l’on enlève, (levare), où l’on cesse de manger de la viande (carne. cf. carnage, carné, carnation, charogne, etc.) pour entrer dans le jeûne. Au début, le mot s’appliquait uniquement au mardi gras. Par la suite, il a peu à peu remplacé la locution carême-prenant (au sens propre : les trois derniers jours avant le carême). En Anglais, le mot est le même : carnival. En Allemand, la racine est différente : Fasching. En Italie, la forme carneleva est restée en génois.

Les traditions liées au carnaval sont nombreuses, et parfois contradictoires. L’institution des festivités chrétiennes du premier trimestre (Purification-Chandeleur, mardi gras, mercredi des Cendres, mi-Carême, etc.) a provoqué la dispersion de certains rites antérieurement liés les aux autres, et leur redistribution à diverses dates. On peut dire néanmoins que la fête du carnaval comprend deux aspects fondamentaux : 1) C’est une fête annonciatrice du printemps ; on constate les premiers signes de disparition de l’hiver, celui-ci est « brûlé » symboliquement – et la « fiancée » printanière est « délivrée ». 2) C’est une fête exutoire, réalisant l’inversion exceptionnelle de l’ordre social, où se libère le refoulé collectif (hiérarchique, bien sûr, mais aussi religieux).

La forme la plus ancienne des rites de carnaval semble avoir été un simulacre de chasse ou de combat, suivie de la mise à mort d’une victime désignée par avance pour personnifier l’hiver. Tout à fait à l’origine, deux camps s’affrontaient dans les villages : l’un représentant l’hiver (le passé), l’autre le printemps (le futur immédiat). Les représentants de l’hiver étaient accoutrés de fourrures et d’épais caparaçons de paille ; les représentants du printemps, de vêtements légers de couleurs claires, souvent ornés de feuillages et de fleurs. Dans certains cas, il a pu s’agir d’un « vrai » combat : les adversaires s’affrontaient avec des armes de bois jusqu’à ce que l’« hiver », enfin vaincu, consente à s’effondrer. Par la suite, ce « combat » a pris de plus en plus la forme d’un jeu pur et simple. La joute « armée » a été remplacée par des chasses symboliques, des défilés, des concours de vers et de chansons. Parallèlement, l’hiver a été représenté par un personnage unique, dont la « poursuite » et la « mise à mort » permettaient à l’ensemble de la communauté de se ranger du côté du « printemps ». Ce bouc émissaire pouvait être désigné de différentes façons. Pour son « exécution », il était tout bonnement remplacé par un mannequin de bois ou de paille qu’un cortège solennel allait enterrer ou brûler à la joie générale.

Ainsi, dès le Moyen Âge, le Carnaval (correspondant au personnage hiver) était « assigné à comparoir » par-devant une assemblée de juges, laquelle le condamnait à mort au terme d’une audience à la fois grotesque et pompeuse. Le verdict différait selon les endroits. Ici, Carnaval devait être « pendu haut et court », là, décapité, ailleurs, « brûlé vif sur un bûcher », ou encore « maintenu, la tête sous l’eau, jusqu’à ce que la mort s’ensuive ». En Allemagne, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les campagnards de la région de Görlitz jetaient le mannequin condamné dans le Neisse. Le procès avait souvent lieu le mardi gras (en allemand, Fastnacht, la « nuit du jeûne »), nuit précédant le début du Carême et correspondant à un délai de grâce. Après quoi, au matin du mercredi des Cendres, le « délinquant » était exécuté.

Ce rituel de « condamnation », avec son tribunal, ses sentences, etc., se retrouvait encore au siècle dernier en France, notamment dans la Brie, où l’on en profitait pour charivariser” les jeunes gens notés pour leur inconduite. Ceux-ci étaient officiellement « accusés » un mois avant le mardi gras. La sentence leur était signifiée le dimanche de la Séxagésime ; elle était finalement exécutée le jour du mardi gras, avec moult tapage, cris et grelots. Des mannequins de paille personnifiant les « coupables » étaient hissés sur des bûchers et consciencieusement brûlés.

Dans la plus ancienne tradition, la « mise à mort » de l’hiver était suivie de la réception solennelle du printemps. Dans de nombreuses localités, le même cortège qui avait suivi les « obsèques » de l’hiver allait ensuite chercher un autre mannequin, repré­sentant le printemps. Ailleurs, c’est une jeune fille de grande beauté, vêtue en atours de fête, qui était la « messagère du printemps ». Cette coutume, que l’on retrouve dans les traditions liées au Mai, est d’une importance toute particulière. La « messagère du printemps » n’est autre, en effet, que la « fiancée du soleil » de l’ancienne religion indo­-européenne, cette fiancée qui, durant tout l’hiver, attend qu’un héros (le soleil) vienne la délivrer, au terme d’une course labyrinthique correspondant à l’alternance des jours. C’est pourquoi, dans les vieux mythes européens, l’hiver est toujours symbolisé par un serpent, un loup ou un dragon. Quant au labyrinthe, il est parfois remplacé par un autre obstacle « infranchissable » : cercle de flamme, forêt profonde, etc. Ainsi, la fête de carnaval ne représente-t-elle, ni plus ni moins, le moment où le héros solaire (Thésée, Siegfried, le preux chevalier) pénètre au cœur du labyrinthe (dans le palais de Minos, le château perdu dans les bois, le cercle magique) pour délivrer et tirer de son long sommeil la « fiancée » qui l’attend (Ariane, Brünnhilde, la Belle au bois dormant, etc.).

Un glissement de sens

La tradition s’est maintenue jusqu’à nos jours d’une figure ou d’un mannequin grotesque, appelé parfois « Sa Majesté Carnaval » (on retrouve le thème de la royauté de dérision), que l’on enterre ou que l’on brûle à l’occasion du mardi gras ou du mercredi des Cendres. En Normandie, par exemple, un mannequin est brûlé au cours d’une cérémonie menée par deux masques spécifiquement normands : le Jeannot, personnage de paysan niais et roublard, et la Pie, bobèche perfide et bavard. Cependant, si le rite existe toujours, sa signification a complètement changé. Ce n’est plus l’« hiver » ou l’« année écoulée » que l’on « met à mort », mais plus généralement le carnaval lui-même, ou encore mardi gras. Ce n’est plus le printemps qu’annonce cette « exécution », mais, tout au contraire, le jeûne du Carême. Au lieu de marquer le début des réjouissances qui accompagnent la « résurrection de la vie », c’est le début des privations qu’elle indique – la « Résur­rection » (celle du Christ) étant ajournée jusqu’à Pâques. Auparavant, « carnaval » signalait le retour des « bonnes journées »; désormais, il veut dire carpe diem, « Fais provision de bombance, bientôt ce sera fini de rire et de danser, bientôt il faudra jeûner ! ». Bref, on est passé de l’idée de « bannissement de la mort » (enterrement de l’hiver) à celle de « bannissement de la vie » (enterrement de la joie et de la vie insou­ciante). L’inversion de sens est entière.

Certaines coutumes marginales sont à cet égard très significatives. Le mercredi des Cendres, dans la lande de Lunebourg, on enterrait naguère une bouteille d’eau-de-vie, que les gars du village n’allaient déterrer qu’un an plus tard, le dernier dimanche avant le Carême. En Souabe, le même jour, on revêtait un homme d’un suaire blanc ; on le trans­portait ensuite sur une civière jusqu’auprès d’une fontaine où on le jetait : il devait rester allongé dans l’eau jusqu’à ce qu’on ait « purifié » les bourses de cuir vides des assistants considérés « fautifs ». En Autriche, on démontait les cordes des basses de viole, et on les enveloppait d’un linge arrosé de vin ; l’instrument ne devait plus se faire entendre jusqu’à la fin du Carême.

Pourtant, certains traits de cette même tradition continuent à dénoter le sens d’origine. C’est, par exemple, l’habitude qui s’est également conservée d’attribuer au « Carnaval » ou au « Mardi-Gras » brûlé en effigie, certaines caractéristiques de l’année écoulée. Evoquant l’« exécution » du mannequin expiatoire, le Journal de Rouen observait au début de mars 1892 : « On s’attachait toujours à en faire autant que possible la représentation de quelque événement local survenu dans l’année. » Précision révélatrice – car en brûlant le mannequin en question (et ce, quel que soit le nom qu’il portait), c’était bien le cycle passé que l’on détruisait, et non la festivité du moment présent. Cette habitude s’est d’ailleurs conservée jusqu’à nos jours. En 1946, à Vinassan, près de Narbonne, le « Bonhomme Carnaval » promené dans la ville avant d’être incendié n’était autre que Hitler. En 1971, à Limoux, on brûlait un cosmonaute américain (auquel on repro­chait d’avoir « détraqué le temps ») ; en 1976, à Chalabre, dans l’Aude, un personnage surnommé « Badaluc VIII, roi du pétrole » !

Dès lors, on comprend mieux le jugement d’Oscar Havard, qui, à la fin du siècle dernier, à propos du carnaval, écrivait, avec une vertueuse indignation : « Sait-on que, dans certaines contrées, il replongeait, pendant une courte période, les populations chrétiennes dans les désordres du paganisme ? » (Les fêtes de nos pères, Mame, Tours, 1898).

Les différents éléments de la fête

Outre la coutume principale du « bannissement de l’hiver », le temps du carnaval a donné naissance à une multitude d’usages, qu’il est bien difficile de passer en revue. On peut néanmoins énumérer quelques-uns des éléments constitutifs, parmi les plus communs et les plus importants.

La « baguette végétale »

La végétation, symbole classique de fertilité, intervient dans beaucoup de traditions du cycle de carnaval. Ce peut être sous la forme de feuillages et de fleurs – mais, plus souvent, sous celle d’une verge ou d’une baguette coupée d’un arbre. Cette baguette correspond très vraisemblablement à la « baguette magique » des contes populaires. Elle représente évidemment la vie qui, à cette période de l’année, se remet à circuler dans tout l’univers naturel. Un proverbe germani­que dit : « Fabian und Sebastian / Soll der Saft in die Bäume gahn. » (en Flandre: « Sint Fabian en Sint Sebastiaan / Doen het sap in de bomen gaan. »), c’est-à-dire : « À la Saint-Fabien et à la Saint-Sébastien, la sève remonte dans les arbres. » Or, la Saint-Sébastien tombe le 20 janvier, en pleine période de carnaval, de même que la Saint-Fabien. Cela indique clairement qu’à la saison du carnaval, les arbres et les arbustes sont animés d’une nou­velle vigueur. Quiconque sera touché par un rameau « animé » de cette ardeur printanière sera pareillement voué à la force et à la prospérité. Dans plusieurs régions d’Europe, notamment le secteur de Belzig, dans la marche de Brandebourg, le matin du mercredi des Cendres, les enfants des villages, munis de verges de bouleau, donnaient aux passants des « caresses poivrées » et recevaient en échange des « bretzels de carnaval ». (On retrouve de tels simulacres de fustigation à Pâques, lors des fêtes du Mai, etc.).

Il est resté dans la langue courante certaines expressions qui témoignent d’une association d’idées symbolique entre la « baguette (végétale) » et la « vie (qui revient) ». Ainsi la locution allemande : den stab über jemanden brechen, que l’on retrouve également en néerlandais (den staf breken over iemand) et en suédois (bryta staven over ngn) – et qui signifie, au sens propre « briser la baguette sur quelqu’un », c’est-à-dire « condamner sans appel, envoyer à l’échafaud sans rémission ». Cette expression renvoie à l’époque où, pour prononcer une sentence de mort définitive, le juge relisait le verdict rendu, peu avant l’exécution, et cassait une baguette au-dessus de la tête du condamné.

Les quêtes de carnaval

Au moment du carnaval, c’est précisément à l’aide de baguettes ou de verges (généralement de saule ou de bouleau) que s’opèrent les traditionnelles quêtes. En « frappant » (ou plus exactement en touchant) de la baguette dont ils sont munis les habitants des maisons où ils se rendent, les enfants apportent la chance – et, en échange, demandent des cadeaux. (Le cas échéant, la baguette sert aussi à « châtier » les récalcitrants et les grigous !) Dans la région de Brunswick, les quêteurs disent les vers suivants : Appel Oder Beern / Geld nom ici geern (en dialecte local, « Des pommes, des baies, ou de l’argent, j’accepte le tout volontiers »). Dans les Vosges, ils déclarent (entre autres refrains) : « Carnaval n’a pas soupé / Mardi-Gras lui a donné / Coupez bas, coupez haut / Si vous n’avez pas de couteau / Donnez-lui le morceau. » On retrouve des airs analogues un peu partout, en particulier en Alsace – tandis qu’en Bretagne, lors du mardi gras, les enfants réclament leurs « haguignettes », c’est-à-dire leurs étrennes. (On trouve aussi l’expression « haguignettes à fleur de lys »).

Les pâtisseries

Nous avons fait allusion plus haut aux « bretzels de carnaval ». Ceux-ci ne représentent qu’une petite partie des pâtisseries préparées durant le cycle, lesquelles ne sont pas moins nombreuses que les pâtisseries de Noël-Jul. En Normandie, par exemple, au siècle dernier, on faisait, le jour du mardi gras, des crêpes et surtout des beignets avec une variété de pommes dites de Bailleul, qu’on appelait « pommes de garde » pour les différencier des pommes à cidre.

Les cadeaux

Dans certaines régions de France, l’usage a longtemps voulu que les maîtres artisans offrent à leurs compagnons ou apprentis des « cadeaux de carnaval » (généralement des pâtisseries ou de la charcuterie). Ailleurs, les compagnons forgerons, tonneliers et charrons, allaient quémander des dons auprès de la clientèle de leurs patrons. En Allemagne du Sud, enfin, il était de tradition de faire des cadeaux aux pères et aux bergers.

Les masques et les déguisements

Très en honneur au moment du carnaval, les masques conservent le souvenir de la grande mascarade, qui, autrefois, représentait le « bannissement de l’hiver » et la « délivrance du printemps ». Avec le temps, ces mascarades ont également succédé aux « fêtes à déchaînement » qui eurent lieu dans le passé (elles aussi, dans les premiers mois de l’année) : élection d’un « roi du vin », fête des Fous, fête de l’Âne (au Moyen Âge), processions de la Mère-Folle (instituées à Dijon en 1450), manifestation de la Société des Gaillardons (Châlons, XVIIe siècle), etc. Ainsi s’explique que, peu à peu, se soit accentué le caractère de dérision, voire de subversion propre à la fête.

« La société carnavalesque est à la fois reflet et dépassement de la réalité quotidienne » écrivent Daniel Fabre et Charles Camberoque (La fête en Languedoc). Ce dépassement se marque d’abord par la dérision. Le carnaval est le moment où l’on se moque de tout, où l’on tourne tout en ridicule. De même que pendant les processions de la Mère-Folle, au XVe siècle, on voyait défiler une longue file de chariots chargés de masques bouffons qui disaient des injures à tout le monde, de même, dans le carnaval « classique », il est d’usage que les conventions se « débondent » de toutes les façons possibles : plaisanteries (souvent à caractère scatologique), lazzi, « attrapes », contrepèteries, habitude de gamin de Paris de « hurler à la chienlit », grande veine canulardesque qui sera prolongée par les farces et autres « poissons » du 1er avril, etc.

Au XIXe siècle, on débitait à Paris, à l’occasion du carnaval, des milliers d’exemplaires de « catéchismes poissards » portant des noms aussi évocateurs que : les Engueulements du carnaval ou la langue infernale (1821), Code poissard ou instruction comique et divertissante pour s’amuser pendant le carnaval (s.d.), Les poumons d’acier ou Nul ne s’y frotte pour les engueulements (1824), La gueule sans pareille (1840), etc.

La marque « subversive » du carnaval résulte évidemment de cette dérision systématique. Elle est spécialement apparente dans les pays de tradition catholique, où la nécessité d’un exutoire se fait peut-être plus fortement sentir. (Dans les pays protestants, le carnaval revêt beaucoup moins d’importance – quand il n’a pas disparu. D’autre part, la recherche du grotesque, c’est-à-dire de l’extravagance, de la disproportion, etc. semble plus être le propre des régions d’influence celtique que des régions d’influence germanique). Il faut toutefois la situer à sa juste place. La « contestation » carnavalière est par nature, localisée dans le temps. Elle n’est nullement un appel au désordre, mais une sorte de contrepoint libératoire, qui rend plus acceptable encore l’organisation de la société. Au carnaval, la société se (re)trempe dans un bain de folie d’où l’ordre social ressort plus ferme et plus assuré.

Les charivaris

Les cortèges et défilés de carnavals se déroulent toujours avec force tapages : coups de fouet, coups de feu, pétards, feux d’artifice, cris et chansons. On a aussi longtemps promené dans les rues des villages le Rummelpott ou « marmite à tapage ». Ici et là, « cette marmite » a été remplacée par une vessie de porc remplie de pois secs que l’on agite pour obtenir une sonorité insistante et rythmée. Ce bruit n’est pas seulement destiné à manifester une certaine joie collective. Il représente une tradition précise : les charivaris ont pour but, à l’origine, de faire peur aux esprits et aux mauvais génies, et de les chasser en même temps que l’hiver qui les a apportés.

Le « bœuf gras »

Une coutume attestée très communément en France (et en Allemagne du Sud) au moment du carnaval est la « promenade du bœuf gras ». On a parfois rattaché cette tradition à un rite gaulois, associé à des dévotions envers un bœuf généralement représenté en compagnie de trois grues prophétiques. On a aussi signalé que les Chinois, pour solenniser le printemps, avaient autrefois l’habitude de promener un bœuf gras, que l’on tuait après la fête. Plus près de nous, cette « promenade » semble liée aux réjouissances organisées, lors du mardi gras, par les corporations de bouchers. Lésées pendant toute la durée du Carême, celles-ci se trouvaient, sans doute à titre de compensation, particulièrement à l’honneur durant les jours gras. Elles se voyaient alors octroyer d’importantes prérogatives, notamment dans la composition de festins particulièrement copieux et riches en viandes de toutes sortes.

Dans la plupart des régions, le « bœuf viellé », ainsi nommé parce qu’on le faisait marcher au son des vielles, était conduit en grande pompe devant les notables et les magistrats du lieu, couvert de housses, de tapisseries et de guirlandes de feuillages. Sur son dos siégeait souvent un enfant nu, avec un ruban bleu en écharpe, un sceptre d’or à la main, une épée de l’autre. C’était le « roi des bouchers ».

La première mention précise de la « promenade du bœuf gras » que l’on possède pour la France, remonte à 1739. La coutume semble toutefois beaucoup plus ancienne. Supprimée par la Révolution en 1790, elle fut rétablie en 1805 par Napoléon, lors de son sacre, en même temps que son déroulement était réglementé par des ordonnances de la préfecture. Jusqu’en 1870, écrit Alain Faure, « le bœuf gras promena ses rondeurs dans tous les carrefours de Paris, conduit par les orgueilleux bouchers, rois en second de la fête et, dans le civil, dépositaires du plus prestigieux des aliments populaires, dont la présence au foyer signifiait prospérité matérielle, bonne santé et force physique » (Paris Carême-prenant. Du carnaval à Paris au XIXe siècle, 1800-1914, Hachette, 1978). À cette occasion, les maîtres bouchers et leurs apprentis exhibaient leurs « chefs-d’œuvre ». Peu à peu, toutefois, la fête dégénéra. En 1821 fut institué, au marché aux bestiaux de Poissy, un jury chargé de désigner la bête qui serait l’« héroïne » du cortège ; dès lors, le « bœuf gras » devint une affaire commerciale. La cavalcade fit quand même courir la ville jusqu’au lendemain de Sedan.

D’une région à l’autre 

Selon les régions, la célébration du carnaval revêt les formes et les dénominations les plus variées. Citons par exemple, parmi bien d’autres : la fête du Forestier, à Bruges, le Prince de Plaisance, à Valenciennes, le Roi des Ribauds à Cambrai, le Prévôt des Étourdis, à Bouchain, l’Abbé de Liesse, à Arras, la procession du Géant Gayant et la Fête des Ânes, à Douai, le Gaillardon de Chalon-sur-Saône, la Société des Ménétriers, à Auxerre, le Pape gai, à Avallon, la Danse aux sabots, à Langres, le Roi de la pie, à Dôle, la Fête de l’Épinette, à Lille (dont le « roi » s’appelle le Sire de la Joie), le Graouilli de Metz, le Pailain de Pézenas, la procession de la Tarasque, à Tarascon, sans oublier le célèbre (et très commercial) carnaval de Nice.

Le Nord de la France (Picardie, Pays-Bas français) semble spécialement favorisé, ainsi d’ailleurs, en Belgique, que la Wallonie et les cantons germanophones d’Eupen et Malmedy. Le carnaval de Dunkerque est particulièrement célèbre, de même que celui de Binche, avec ses danseurs emplumés. À Stavelot (Belgique), le carnaval porte le nom de lætare. (En 1978, on fêtera la 476e lætare!). Ce carnaval serait né au début du XVe siècle. Interdit en 1502 par le prince-abbé Guillaume de Manderscheid, qui en déplorait le caractère « licencieux », il ne tarda pas à réapparaître. Les vedettes y sont des personnages habillés et masqués de blanc, affublés d’un faux nez, qui sont dénommés Blancs Moussis.

Toujours dans le Nord, il faut signaler le succès des géants processionnels. Les plus connus sont sans doute les géants de la famille Gayant (hauts de plus de 6 mètres chacun), qui attirent des foules nombreuses au carnaval de Douai. Ces « Gayant » sont probablement apparentés à la grande « famille » des Gargantua. Telle est du moins l’opinion de Claude Gaignebet, à qui l’on doit un essai sur Le carnaval (Payot, 1974). Tel que la tradition mythologique française nous l’a restitué, Gargantua apparaît d’ailleurs comme un parfait personnage de carnaval, avec sa taille énorme, sa trucculence rabelai­sienne, son appétit gigantesque, son caractère démesuré, hyperbolique, etc.

En Provence, un divertissement classique de carnaval est la Danse des olivettes : de jeunes gens vêtus à la romaine, ayant à leur tête un « roi », un « prince », et un « maréchal », précédés d’un héraut et d’un Arlequin, et marchant sur deux rangs, parcouraient la ville au son d’une marche guerrière jouée sur des tambours. Pendant que le héraut se livrait à des entrechats, imités de manière bouffonne par l’Arlequin, les Olivettes simulaient un combat en frappant et en croisant tour à tour leurs épées. Ces danses se terminaient, dit-on, par des « manœuvres de cavalerie », lesquelles étaient censées perpé­tuer le souvenir romain de la querelle de César et de Pompée. On peut y voir aussi une forme historicisée de la « lutte » de l’hiver et du printemps.

En Occitanie de l’Ouest, nombre de mascarades de carnaval mettent en scène des « hommes sauvages », comme les Pailhasses de Cournonterral (Languedoc), le Sarrazin de Gignac (près de Montpellier), ou encore le Pétassou de Trèves, au pied du Larzac. Dans certains villages des Pyrénées, ce rôle est tenu par des « hommes-ours ». Dans l’Hérault, intervient souvent un animal : le chameau de Béziers, le poulain de Pézenas, l’âne de Bessan, le bœuf de Mèze, le loup, le cochon noir, le crabe, le hérisson, etc. À Trèves, le jeu consiste à déplumer le Pétassou, personnage censé se défendre à coups de balai ou en aspergeant ses adversaires. À Cournonterral, c’est une véritable bataille rangée qui oppose les « Pailhasses » et les « blancs » : les premiers doivent attraper les seconds et les farder de lie de vin ou de boue des pieds jusqu’à la tête.

Dans certaines régions de l’Est de la France, le carnaval correspond à la fête du Quelo. Que signifie ce terme ? On l’ignore. Les fonctions du Quelo – qui était encore bien vivant à la fin du siècle dernier – étaient assez singumières. Le compère promu à ce rôle devait barbouiller les chaussures des étrangers qui sortaient de l’église en criant : « Quelo ! Quell ! » Revêtu d’une blouse bleue, la tête coiffée d’un bonnet de papier rouge surmonté d’une branche de laurier, armé d’une gaule au bout de laquelle était attaché un torchon, il devait ainsi courir sus aux étrangers qu’il rencontrait ! Un second dignitaire, surnommé « maire de Chaty », protégeait le Quelo à l’aide d’une hallebarde. L’élection du Quelo avait lieu le jour du mardi gras, en début de soirée. Un cortège réunissait alors les mariés de l’année, en tête desquels marchaient le Quelo et le « maire » de l’année précédente. On plaçait ensuite un van contre un mur, et chacun y jetait quelques pièces de monnaie. L’opération faite, le produit de la quête était ramassé, comptabilisé et partagé entre tous. Celui qui obtenait le plus grand nombre de pièces tombées du côté face était proclamé maire de Chaty. Ramené chez lui en grande pompe, il offrait à boire à tout le monde. On procédait alors à la désignation du Quelo, lequel était choisi parmi ceux des assistants, qui, dans l’année, avaient conclu les marchés les plus avantageux. L’ancien « maire », son successeur et le nouveau Quelo, devaient enfin réciter de petits poèmes ou bouts-rimés en dialecte. Après quoi, on allumait un bûcher et l’élection était confirmée.

En Normandie, au siècle dernier (cf. André Dubuc, « Le carnaval à Rouen et dans les environs en 1892 », in Parlers et traditions populaires de Normandie, X, 38, Noël 1977), le carnaval durait trois jours. Il comprenait plusieurs cavalcades. Fêté d’abord en plein air, puis en salle, c’était l’occasion pour les jeunes gens des villages de se déguiser et de se promener en cortège. Porteurs de costumes bigarrés et de masques de dentelles, les gars se répandaient dans les rues, derrière un orchestre de fortune, entraînant les filles à leur suite pour former des rondes endiablées. La mascarade était centrée autour d’une danse qu’on appelait « porte du paradis » (analogue sans doute au jeu dansé que les enfants nomment « chemin de fer », « chenille » ou « tunnel »). Durant la deuxième journée, on confectionnait un mannequin expiatoire, qui était brûlé dans la soirée au milieu d’une farandole que suivaient des sauteries jusqu’à épuisement. Le dernier jour était consacré à l’« enterrement de Carnaval » : en habit de travail, les ex-masques, recevant au passage moult quolibets, reportaient leurs déguisements chez le costumier.

À Paris, il y avait au moment du carnaval de grands bals publics. Le plus chic était sans doute le bal de l’Opéra, rue Le Pelletier, qui fut créé par le Régent en 1715. Mais les plus populaires (et les plus connus) avaient lieu à la Courtille, près de la Barrière de Belleville, au-delà du faubourg du temple. Au XVIIIe siècle, Jean-Joseph Vadé (1719-1757) écrit dans La pipe cassée : « Voir Paris sans voir la Courtille / Où le peuple joyeux fourmille / Sans fréquenter les Porcherons / Le rendez-vous des bons lurons / C’est voir Rome sans voir le pape / Aussi ceux à qui rien n’échappe / Quittent souvent le Luxembourg / Pour jouir dans quelque faubourg / Du spectacle de la Guinguette. » Jusqu’à la fin du siècle dernier, le défilé parisien du carnaval comprenait aussi des « chars de lavoirs », en plus de l’inévitable « bœuf gras ». On continua à élire des « reines de lavoirs » jusqu’en 1914, mais, petit à petit, la tradition s’effilocha. On fit valoir que ces réjouissances coûtaient « trop cher » – qu’elles n’étaient pas « rentables » en termes d’économie bourgeoise. Les chars publicitaires, d’abord interdits, réapparurent à partir de 1910. Ce fut alors, selon l’expression d’Alain Faure, “la Mi-Carême des commerçants ou la fête déracinée” (Paris Carême-prenant, op. cit.). Ainsi disparut le carnaval à Paris.

Extrait du livre Les Traditions d’Europe d’Alain de Benoist

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