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Le burineur de roches

Le burineur de roches

Il n’est pas dans les habitudes d’« Éléments » de publier des nouvelles. C’est pourtant ce que nous entreprenons de faire avec cet énigmatique « Burineur de roches », accroché à la roche comme Sisyphe à la pierre. Il est l’œuvre de Jean Montalte, qui, non content de sonder les profondeurs de la littérature, explore celui des êtres.

« Le passé de notre âme est une eau profonde. »
Gaston Bachelard

« Parle à la pierre dans sa langue et la montagne à ta parole dévalera dans la vallée. »
Mistral

Sa mine était affreuse et les traits de son visage, qui semblait contorsionné par quelque torture sonore ininterrompue, dessinaient un itinéraire de folie et de douleur. L’œil sombre, noir comme le pétrole, présageait des desseins funestes sécrétés par son cerveau malade. Il avait des rêves, sortes de défouloirs psychiques en fusion, dans lesquels la roche cédait à sa force, où les montagnes se brisaient contre sa volonté volcanique. Je l’apercevais parfois en train de rôder dans les parages avec sa trousse à outil usée, qu’il portait en bandoulière. Nous l’appelions le burineur pour une raison très simple : bien que l’objet de ses manigances étranges nous était inconnu, nous pouvions l’observer attaquer la roche des montagnes au burin pendant des jours entiers. On eût dit que la fatigue ne mordait pas sur son être, son caractère en ayant décidé autrement, un caractère brut de Seigneur de la Terre. Peut-être souhaitait-il transformer chaque sommet en plaine pour triompher sur l’éboulis de toute rivalité insolente déposée par le Créateur devant ses nerfs et ses muscles tendus par une obstination à nulle autre pareille. D’aucuns contemplent l’éclosion, lui travaillait à l’érosion. L’architecture complète de la montagne lui était connue, il en avait parcouru les ravins, s’était engouffré dans des gorges tel Jonas dans le ventre de la baleine ; il avait atteint sur ses jambes tremblantes, ployant sous l’effort continu, des cimes enneigées, parfois verdoyantes. Il s’était reposé contre les croix sommitales qui se dressent en manière de jonction entre la terre et le ciel. On lui prêtait des désirs insensés, parmi lesquels le plus fou qui se puisse concevoir : reforger le monde. Un capitaine Achab sans océan et sans équipage dont le timon de son esprit s’était brisé. Enfin, c’était mon père.

Je le connaissais à peine ; la vie domestique lui était un tel fardeau qu’il me fit grâce de sa présence depuis l’aube de mes jours. Et ce fut tout. Pas un mot sur lui, ni de la part de ma mère, ni d’autres proches qui se gardèrent de nuire à la tranquillité de notre foyer par une indiscrétion quelconque. Aucun renseignement donc sur ce « grand seigneur, méchant homme » comme les habitants du village avait coutume de l’appeler. Cette référence à Don Juan m’apparaissait bien arbitraire et mal à propos, mais mon père ne laissant dans son sillage aucune information précise, il était prévisible qu’il devînt un réservoir inépuisable de billevesées, de rumeurs infondées et de sobriquets piochés dans l’imagination sans suite des hommes plats qui s’incrustent dans des mystères qui les dédaignent par leur profondeur. Ridiculiser ce qui est singulier est une façon de réduire à néant l’impénétrable pour bien se donner l’illusion que rien n’échappe à notre perspicacité et permet d’écarter l’inquiétante fascination de l’inconnu.

Un mystère de pierre

Un soir, tandis que dans ma chambre je lisais Le Vieil Homme et la mer, j’entendis un bruit sourd qu’on eût dit jaillir du sol tant il faisait vibrer la maison du bas jusqu’en haut.Et ce bruit se répéta trois, quatre, cinq fois. Je descendis l’escalier pour découvrir d’où provenait ce vacarme et je vis que la porte d’entrée était ouverte ; ma mère se tenait sur le porche. Je m’approchai ; mon père était dressé devant elle, il était à cheval, un cheval au poil terne mais très grand. Il tenait dans sa main un grand sac, qu’il balança d’un geste dur aux pieds de ma mère ; puis il vociféra, le cœur serré : « Voilà du granite, du gneiss, des micaschistes, des amphibolites et d’autres variétés de roches cristallines. Ça, c’est du solide, pas comme tes contes d’amour et de mort. » Enfin, il commanda à sa monture de faire demi-tour, pour aller s’abîmer dans le lointain des ténèbres extérieures, comme un cavalier funèbre qui éperonnerait la nuit.

Ma mère se tenait immobile, comme tétanisée. Je m’avançai pour récupérer le sac. Une étiquette enroulait le tour du ballot à l’endroit de sa fermeture. Je la détachai et lut ces mots qui y étaient inscrits : « Vaincre le désert liquide, hardi petit ! » Que signifiaient ces mots ? Comment déchiffrer cette espèce de cryptogramme ? Pourquoi parler en symbole ? Je sentis sur mon épaule une main me saisir et ces mots furent prononcés avec une douceur que je ne connaissais pas à ma mère : « Viens, entrons, je vais te préparer un thé. »

La nuit se constellait d’étoiles au dehors. Le vent faisait claquer les volets et le sifflement de la théière enveloppait ce salon d’une nappe sonore envoûtante. La nuit est un asile discret de toutes les langueurs et m’a toujours paru propice à la paix. Sous le ciel nocturne, dans notre espace sublunaire, la stridulation des grillons ronronnait quand le thé fut servi. Ma mère s’assit en face de moi, posa ses mains glacées sur les miennes et me fit cette objurgation : « Promets-moi de ne pas l’approcher. Son cœur est devenu dur comme la pierre. À force de contempler une chose, on devient semblable à cette chose. » J’eus à peine le temps d’esquisser une réponse qu’elle répéta en me serrant les mains comme un faucon tenant une perdrix dans ses serres puissantes : « Promets-le-moi ! » Je sus alors qu’il n’y avait rien à faire d’autre que lui obéir. Lutter eût été vain devant cette détermination indomptable. Je lui promis donc de ne rien entreprendre et remontai les escaliers à contre-cœur pour enclore dans ma chambre les mille questions qui me tourmentaient. Il était évident pour moi qu’en rester là était impensable et que ma mère n’était pas dupe au point d’ignorer le caractère factice de ma soumission. Cependant, elle ne pouvait rien contre cette force que l’on nomme la curiosité, véritable puits sans fond, surtout si elle plonge dans les eaux profondes d’une filiation blessée. Télémaque aurait-il renoncé à son voyage nonobstant les craintes de Pénélope ? Certes, je n’étais pas Télémaque et nulle divinité ne m’avait visité pour encourager ma quête et aiguillonner mon désir de savoir. Mais, de l’Antiquité à nos jours, les ressorts de l’âme humaine ne sont-ils pas restés les mêmes, malgré la rouille qui a pu s’y déposer au long des siècles ?

Hardi, petit !

Plusieurs jours passèrent au cours desquels je traquais la piste du cavalier nocturne, le burineur de roches. J’appris qu’il rôdait non loin de la forêt de montagne à Chabottes et mon expédition se fit de nuit, en secret. De longues heures de marche me menèrent à l’entrée d’une grotte devant laquelle un cheval semblait en garder l’accès. Je m’approchais du seuil quand j’entendis des bruits de pas dans la forêt alentour. Je me précipitai à l’intérieur de la grotte, en contournant le canasson, cerbère finalement bien flegmatique, pour m’y cacher. Les bruits de pas s’intensifièrent de telle sorte que je sentais mon corps pris dans leur trajectoire. J’eus voulu m’ensevelir sous terre quand j’entendis une voix d’homme, grave mais dont l’inflexion gaillarde excluait la menace : « Je t’ai vu, hardi petit ! Cesse de te cacher. Je vais allumer un feu, il y a un rondin de bois sur lequel tu pourras t’asseoir. » Je ne sais ce que je lui répondis, je bredouillai probablement un assentiment fébrile qui ne put dissimuler mon effroi.

Les flammes, en montant, caressèrent les parois de l’antre jusqu’à atteindre l’acmé de leur luminosité. C’est alors que se découvrit à mon regard une peinture : un radeau brisé et un enfant vraisemblablement en train de se noyer. De toute évidence, mon père résidait dans cette grotte, sorte de Nautilus pour un capitaine Nemo des cavités terrestres.

« Je l’ai, me dit-il en devinant mes pensées, creusée à même la roche. C’est une caverne artificielle que je dois à mon obstination. Tu n’imagines pas le temps que j’ai consacré à cet ouvrage. »

Je ne lui avais jamais adressé la parole et sa première attitude consistait à afficher une fierté puérile. Quelle déception ! Ne pouvant décrocher mon regard de la peinture, je lui demandai ce qu’elle représentait, espérant qu’une révélation en sortirait qui pourrait projeter un éclairage, enfin, sur toute cette histoire.

– Hardi petit, mais c’est ton frère, voyons !

– Mon frère ?

– Comment ? Tu ignorais donc ?

Et j’appris toute l’histoire. En voici l’exposé le plus succinct possible :

Lorsque mon frère avait treize ans, mon père l’embarqua pour une aventure spéléologique pour laquelle il s’était insuffisamment préparé. Mon frère s’était noyé dans un puits naturel qui s’était formé dans une cavité du gouffre Mirolda qui recevait les eaux d’un ruisseau et de la pluie. L’accumulation des eaux en avait grossi le volume à un point tel que le corps ne put être repêché. Depuis lors, mon père avait voué une haine inextinguible à la matière liquide. Dans sa fixation morbide, il avait cherché un moyen de guérison antithétique dans la pierre, archétype de la solidité. Il avait lu cette phrase de Thomas Wolfe : « La substance qui nous guérit pousse sur un roc. » Et l’interprétation littérale qu’il en fit conditionna le reste de son existence absurde. Ma mère, de son côté, meurtrie par la perte de son fils et la démence qui commença de ronger mon père, autour de sa seconde et dernière grossesse, décida de faire table rase et de me cacher toute l’histoire. Un véritable complexe d’Orphée…

La flèche du temps

Quant à moi, je résolus de laisser le pays de mon enfance à sa désolation et ne revis jamais ses terres peuplées de fantômes. Le matin de Pâques, un vent frais allégea les pas qui me conduisirent vers d’autres contrées, à l’extrême ouest, par-delà l’océan. Je partis en portant une dernière fois mon regard sur la chaîne de montagnes qui bornait jusqu’alors mon horizon ; elles semblaient rebondir sur elles-mêmes à travers l’azur percé de lumière. Et je compris que luirait toujours pour moi dans ce ciel encombré de silence un peu de cette lumière qui guide les hommes sur cette terre inhospitalière à bien des égards, qu’on chérit pourtant comme notre premier et dernier amour. Et je devins marmoréen, préférant les lignes nettes au flou obombré des marécages où gît désormais le romantisme d’une jeunesse révolue. Je comprends maintenant que la tragédie la plus fondamentale de l’existence réside dans l’irréversibilité du temps. La flèche du temps jamais ne s’inverse. C’est là le creuset de tout espoir, par un paradoxe tout apparent, car nous puisons dans cette irréversibilité la force vitale qui met en mouvement toutes les énergies humaines au service de l’avenir.

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