ÉLÉMENTS. Le 6 février 34 est encore parfois présenté comme une « tentative de coup d’État fasciste », une sorte de version ratée de la marche sur Rome. Qu’en est-il exactement ?
OLIVIER DARD : Le 6 février a peu à voir avec la marche sur Rome de 1922 qui s’accompagna de la prise du pouvoir par Mussolini et la mise en place du fascisme en Italie. On se contentera de rappeler que le récit de la marche sur Rome a été très reconstruit et valorisé par le régime fasciste, à commencer par Mussolini lui-même dix ans plus tard dans une exposition rétrospective tout à sa gloire. Un travail historique essentiel récent, dû à Didier Musiedlak, a montré toute l’importance de la part du mythe dans la mémoire officielle de la marche sur Rome qui a beaucoup moins compté dans la prise du pouvoir par Mussolini que les tractations menées au sommet de l’État. Ajoutons que dans son agencement la marche sur Rome était très éloignée de la logique du 6 février puisqu’il s’agissait pour les fascistes de converger vers la capitale italienne depuis différents points de l’Italie. Lors du 6 février, si des manifestations ont eu lieu dans différentes villes de province, il n’a jamais été question pour leurs promoteurs de « monter » à Paris. Le seul à avoir songé à un scénario inspiré de la marche sur Rome mais sans le mener à son terme, fut Georges Valois, dissident de l’Action française et fasciste autoproclamé qui, dans le cadre des États généraux mis sur pied par son Faisceau, en posa les jalons en 1925-1926 par des mobilisations à Verdun puis à Reims qui devaient se terminer en apothéose à Paris.
Venons en maintenant à la présentation du 6 février 1934 comme une tentative de coup d’État. Cette interprétation a été réfutée par Serge Berstein en 1975 dans son livre de la collection « Archives » consacré au sujet. Avec Jean Philippet, nous avons repris ce dossier, en nous appuyant notamment sur les archives de la commission d’enquête parlementaire. La conclusion est nette : il n’y a pas eu de tentative de coup d’État le 6 février 1934 ni d’ailleurs de tentative de renversement de la République. L’examen de la chronologie comme de la matérialité des faits montre que les organisations ayant appelé à manifester le 6, le jour de l’investiture d’Édouard Daladier à la présidence du Conseil, comprennent aussi bien des ligues nationalistes que des associations d’anciens combattants. Elles se sont mobilisées en ordre dispersé et à des lieux différents, la Concorde n’étant qu’un point de rassemblement parmi d’autres même s’il fut l’épicentre de la soirée. Le 6 février ne saurait non plus, malgré son importance, être envisagée comme un épisode isolé. Au contraire, il doit être remis en perspective dans le cadre d’une séquence, ce qui a justifié le titre de notre ouvrage : Février 34 et non Le 6 février 34. On ne saurait en effet analyser le 6 février sans prendre en considération les mois d’agitation qui le précèdent à l’heure où la France s’enfonce dans une crise polymorphe et où le poids de l’affaire Stavisky qui se déclenche à la fin de 1933 et occupe largement l’agenda politique et médiatique de janvier 1934. Par ailleurs, le 6 février entraîne des répliques, et ce dès le 7 mais aussi et surtout le 9 (manifestation des communistes à Paris) et le 12 (grève générale et manifestations des forces politiques et syndicales de gauche à Paris, en banlieue parisienne et en province). Cette semaine est marquée par sa violence puisqu’aux 19 morts de la soirée du 6 s’ajoutent ceux des répliques portant le total à 31.
ÉLÉMENTS. Est-ce seulement la droite ligueuse qui a participé à la manifestation ? Quelles ont été les forces en présence ?
OLIVIER DARD : Les ligues bien sûr ont mobilisé pour la soirée du 6, que ce soit l’Action française de Charles Maurras, les Jeunesses Patriotes de Pierre Taittinger, la Solidarité française financée par François Coty et les Croix-de-Feu du lieutenant-colonel de La Rocque, une organisation qui relève à la fois du monde combattant et du phénomène ligueur, La Rocque tenant par ailleurs à marquer sa singularité. Sont aussi présentes le 6 les associations d’anciens combattants, à commencer par l’Union nationale des combattants, proche des droites, et l’Association républicaine des anciens combattants, d’obédience communiste et dirigée par Jean Duclos, le frère de Jacques le numéro 2 du parti communiste. Ajoutons encore l’importance des élus municipaux parisiens qui se sont rendus en cortège à la Chambre des députés et les nombreux manifestants isolés voire même les passants ou les curieux qui arpentent la place de la Concorde. Pour comprendre le 6 février 1934 il importe aussi de saisir qu’il n’y a pas une manifestation mais plusieurs et qu’un quart de la capitale est sous tension. La géographie doit également être prise en compte en rappelant que les états-majors des ligues ont appelé leurs militants à se rassembler à leurs lieux habituels, c’est-à-dire rive gauche, et non à la Concorde où aucun rassemblement n’a été officiellement prévu. On trouve cependant rive droite (n’oublions pas l’importance symbolique de l’arc de triomphe) une partie des Croix-de-Feu, l’autre étant sur la rive gauche et bloquée par un barrage rue de Bourgogne mais aussi les anciens combattants. Mais c’est rapidement la Concorde qui attire, à commencer par tous les isolés déjà évoqués. Pour les responsables du maintien de l’ordre, très désorganisé depuis la mutation-sanction du préfet de police Jean Chiappe le 3 février, la Concorde n’a pas été pensée comme le point névralgique de la soirée. C’est pourtant là que le drame se noue lorsque vers 19 h 30 les forces de l’ordre tirent sur une colonne de manifestants menée par un militant de la Solidarité française ce qui provoque les premiers décès. D’autres morts vont suivre, sans oublier les très nombreux blessés (un tué, 92 hospitalisés du côté des forces de l’ordre, 18 morts -14 par balles- et 364 blessés graves répertoriés du côté des manifestants). Le drame du 6 février doit dans ces conditions être aussi analysé à l’aune des déficiences du maintien de l’ordre dont les responsables se déchirent devant la commission d’enquête. Du point de vue des profils, notamment politiques, on peut considérer que les ligues comptent 7 morts (4 AF, 2 JP, 1 SF) sur les 18 et que sur les 364 blessés graves, le pourcentage de ligueurs touchés s’établit à 24 %. Ces pourcentages sont importants mais ne sauraient faire oublier les autres morts et blessés. Le 6 février n’est pas seulement l’affaire des ligues. L’examen et le croisement de toutes les données disponibles donne à voir que la sociologie des manifestants de la Concorde diffère très sensiblement de celles des ligues telle que l’on peut la mesurer en la comparant à celle des manifestants de janvier. Les ligues recrutent en effet plutôt dans les classes moyennes supérieures quand les manifestants de la Concorde appartiennent plutôt aux classes moyennes inférieures. Jean Philippet use souvent d’une image pour résumer la situation : la foule du métro avec un wagon de première classe (il en existait à l’époque).
ÉLÉMENTS. Le 12 février, les partis de gauche ont organisé une manifestation unitaire « contre le fascisme et pour la défense de la République ». Le futur Front populaire s’est-il d’abord constitué face à la « menace fasciste » ?
OLIVIER DARD : La Une du 7 février du quotidien socialiste Le Populaire a donné le ton : « Le coup de force fasciste a échoué ». Ce titre n’est pas seulement une affirmation devenue une interprétation qui a marqué les mémoires à gauche. Il faut également considérer que les gauches politiques mais aussi syndicales enclenchent dès le lendemain une riposte sur le terrain au nom de l’antifascisme. Les gauches sont pourtant profondément divisées au début de 1934. De fait, l’alliance dite de néo-cartel des gauches entre radicaux et socialistes qui ne va cependant pas jusqu’à la participation de ces derniers au gouvernement est très durement combattue par les communistes qui ont très durement attaqué le gouvernement Daladier à la veille du 6 tandis que, fidèles à la tactique « classe contre classe » édictée par la IIIe Internationale, ils qualifient les socialistes de « socio-fascistes » ou de « socio-traîtres » et refusent toute investiture à Daladier le 6 février. Rien ne laisse donc augurer un quelconque rapprochement même si chez les communistes, et au rebours de la ligne du parti, Jacques Doriot, le député-maire de Saint-Denis souhaiterait une manifestation unitaire avec les socialistes au lendemain du 6. La direction du PC s’y refuse et le 9 février au soir une manifestation entre République et Bastille dégénère en émeute et attaque du commissariat du XIe arrondissement. Le bilan est de 4 morts chez les manifestants et L’Humanité insiste le lendemain sur la nécessité d’ « arracher […] les ouvriers socialistes à l’influence démoralisante et capitularde de la social-démocratie ». La situation évolue cependant rapidement sur le terrain puisque l’on constate, en province comme en région parisienne des rapprochements à la base qui se manifestent surtout à l’occasion de la grève générale du 12 février. Sa réussite, quoique localement variable, est globalement incontestable, au-delà du succès bien connu de la manifestation du Cours de Vincennes. Cette grève générale marque un réveil de la mobilisation du mouvement ouvrier et une volonté de mettre en échec des ligues assimilées au fascisme. À partir de ce moment, les gauches prennent le contrôle de la rue et sortent victorieuses de l’affrontement de février. Les ligues sont en effet incapables de mettre sur pied un Front national souhaité notamment par le Maréchal Lyautey mais refusé par La Rocque tandis que s’amorce une dynamique à gauche. Il n’est pas encore question de Front populaire puisque la IIIe Internationale ne va modifier sa ligne qu’au printemps 1934 en tirant d’ailleurs beaucoup plus des conclusions de la situation allemande que du 6 février. Mais lorsqu’à l’été 1934 un pacte d’unité d’action est proposé par les communistes aux socialistes il trouve rapidement une traduction concrète. Entre temps, Jacques Doriot en a fait les frais et se retrouve exclu du parti communiste.
ÉLÉMENTS. Certains commentateurs politiques, notamment lorsqu’ils évoquent les succès des mouvements populistes parlent d’un « retour aux années trente ». Pensez-vous que cela soit judicieux ?
OLIVIER DARD : Le parallèle est classique et notre introduction évoque dès les premières lignes le spectre des années trente qui planerait aujourd’hui sur la France à cause du malaise profond qui atteint le pays et de la place importante des droites nationalistes dans la vie politique. D’un point de vue historique, cette comparaison appelle plusieurs remarques. La première est qu’à 90 ans d’intervalles la France se débat dans une crise qui n’est pas sans liens avec celle des années trente : défiance marquée vis-à-vis d’une classe politique jugée déphasée par rapport à des pans entiers de la société, nombreuses protestations de groupes catégoriels parmi lesquels on compte aujourd’hui comme hier les agriculteurs, tensions autour du prix de certaines marchandises, à commencer par les carburants, ou encore dénonciation du poids des normes étatiques et d’une fiscalité jugée insupportable. La liste pourrait encore être complétée mais l’énumération ne saurait faire oublier la différence fondamentale de contexte entre la France des années trente et celle d’aujourd’hui tant la situation du pays a changé au plan géopolitique, démographique, etc. Si on regarde les forces qualifiées péjorativement de populistes par leurs adversaires, à commencer par les droites nationalistes incarnées aujourd’hui par le Rassemblement national, force est de souligner là encore des différences de taille. Assurément, le RN comme les ligues de l’époque est dans une opposition sans concession au pouvoir en place. Mais alors que les ligues antiparlementaires n’avaient guère de représentants à la Chambre des députés et ne pouvaient y mobiliser que des relais, le RN compte lui plusieurs dizaine d’élus et ne tient nullement un discours antiparlementaire. Le RN ne songe pas non plus à mobiliser dans la rue comme l’ont fait les ligues mais à accroître son audience par la voie électorale. C’est un changement important car si Jean-Marie Le Pen pouvait être considéré comme un héritier des ligueurs et peut-être le dernier, il en va bien différemment du RN et de Marine Le Pen.
ÉLÉMENTS. Robert Brasillach, la veille de son exécution dédia un poème « aux morts du 6 février » et Drieu La Rochelle a consacré plusieurs chapitres de Gilles à la journée d’émeutes et à ses lendemains immédiats. Le 6 février a-t-il été un événement fondateur pour les nombreux militants et intellectuels de la droite extraparlementaire de cette époque ?
OLIVIER DARD : Aux noms de Brasillach et de Drieu, on pourrait ajouter celui de Rebatet qui revient sur le sujet dans Les Décombres pour dénoncer « l’inaction française ». De fait, le 6 février et ses lendemains ont été fondateurs chez les intellectuels et pas seulement à droite puisque Bertrand de Jouvenel va rompre avec son ancrage radical pour lancer La Lutte des Jeunes et qu’Aragon va célébrer dans son recueil Hourra l’Oural ceux qui sont « tombés les 9 et 12 février dans la lutte antifasciste » avant d’écrire Aurélien, son anti-Gilles. Pour en revenir à la droite extraparlementaire, c’est bien dans le sillage du 6 février et de la dénonciation d’un échec de ligues nationalistes jugées abouliques par les militants les plus décidés que se dessine le creuset d’un fascisme français. L’autobiographie d’un Henry Charbonneau, militant d’Action française et auteur des Mémoires de Porthos est sur ce point représentative. Il n’est pas le seul car on compte des nationalistes dans le Parti populaire français de Jacques Doriot lancé en 1936 à Saint-Denis mais aussi dans la Cagoule, une organisation qui n’hésite pas à recourir au terrorisme avant d’être démantelée à l’automne 1937. La Cagoule, « refuge des durs parmi les plus durs » pour reprendre une expression de son historien Philippe Bourdrel, réunit dans ses rangs les éléments les plus radicaux des ligues, issus aussi bien de l’Action française que des Croix-de-Feu. Mais pour les autres, très largement majoritaires, c’est la voie légaliste qui l’emporte. Février signe ainsi, avant même leur interdiction en 1936, la fin d’un cycle ligueur entamé au début des années 1880 et marqué par le boulangisme et l’affaire Dreyfus. En transformant les Croix-de-Feu en Parti Social Français, le lieutenant-colonel de La Rocque choisit de privilégier la voie électorale et crée le parti de masse le plus important de l’histoire contemporaine de la France puisque les historiens le créditent de plus d’1 100 000 membres à la veille du second conflit mondial.
ÉLÉMENTS. Peut-on trouver dans l’histoire contemporaine des manifestations comparables à celles du 6 février 1934 ?
OLIVIER DARD : Rapportée au nombre de morts, la soirée du 6 occupe une place particulière dans l’histoire du maintien de l’ordre et de ses défaillances. Elle a d’ailleurs généré une réflexion à ce sujet du côté des autorités. Du point de vue mémoriel, les « morts de février » ont été célébrés du côté des ligues mais force est de constater que pour l’anniversaire de 1935 la mobilisation fut assez faible. Par la suite, certaines manifestations ont mis en avant l’héritage du 6 février. On songe à la célèbre journée dite des « tomates » qui a marqué le voyage du président du conseil Guy Mollet à Alger où ce dernier a été violemment conspué le 6 février 1956 par les partisans de l’Algérie française. La date de sa venue est une coïncidence mais elle n’a pas manqué d’être relevée par certains contemporains et notamment à l’avocat Jean-Baptiste Biaggi, présent à la Concorde, et qui n’a pas hésité à dresser un parallèle entre les deux 6 février. Le 13 mai 1958 n’a pas non plus échappé aux comparaisons et c’est avec une pointe de nostalgie mais non sans approximation ni exagération que l’ancien patron des JP, Pierre Taittinger, a remis les deux événements en perspective dans un échange avec Philippe Bourdrel en 1965 : « Le 6 février aurait pu être notre 13 mai […] après cette explosion d’indignation populaire, le pouvoir était disponible. Le gouvernement avait démissionné, l’Armée était prête à nous suivre, la police ne soutenait que mollement le régime. Les mouvements nationaux ont péché par manque d’unité. » Depuis de nombreuses années, la référence au 6 février 1934 ne fait plus recette du côté des droites nationalistes et la date du 6 février qui marque encore certains de leurs segments renvoie davantage, comme l’a montré une actualité récente, à l’exécution de Robert Brasillach le 6 février 1945 qu’à la soirée sanglante du 6 février 1934.
Propos recueillis par Olivier François
Olivier Dard et Jean Philippet, Février 1934, l’affrontement, éditions Fayard, 752 p., 34 euros.