L’aube est navrante, qui s’émeut, frémissante, dans les volets vétustes, piètres filtres du jour naissant. Les réminiscences côtoient à cette heure le mystère de la participation, contant par de menaçantes énigmes le périple des formes, fuyant les béances aguicheuses du néant. Nous partageons avec mon frère cette chambre, étroit éreintement de l’espace, eu égard à nos gabarits frustes. Et l’aube s’accompagne de périls. Nous entendons, alors que de minces rais de lumières révèlent les flocons de poussière qui voltigent dans l’air confiné, la rumeur de la rue passante. Un homme déambule dans la rue, agité, furieux. La colère, qui venait de loin, s’était emparée de lui. Il répétait pour lui-même : « Je ne suis pas rien. Je ne suis pas rien. » Il lui semblait que, dans son esprit même, sa voix devenait plus sonore à mesure qu’il accélérait le pas. Enfin, il se surprit à s’entendre : « Je ne suis pas rien. Je ne suis pas rien. » Une forte détonation déchira le silence à peine rompu par le murmure plaintif de cet homme qui n’était plus rien. Plus rien qu’un mort dont le sang épousait les sillons de son visage, les courbes de son corps. Le sang d’un mort qui parlait désormais au néant sans visage, à la nuit sans langage. J’augmentai le volume de la musique, une voix hurla, écho des enfers, ritournelle des damnés et suppliciés : « Consider the God we could be without the grace » !
La fraîcheur de l’aube n’y fait rien, la consistance des choses subit une contraction violente, le temps densifie sa pesante emprise sur nous, le regard sombre et absent de mon frère, comme un appel inquiet à la prière, n’élève au ciel aucune plainte audible. Car ce langage nous manque. Et l’aube qui charrie les flocons de poussière, aussi bien qu’une tremblotante lumière à travers les lamelles rongées des volets vétustes, ne nous l’enseignera pas, même à la faveur d’un secret enfoui dans l’espace restreint de nos songes. Il ne s’éveille en nous nulle lumière, nos volets sont clos. Clos dans la nullité de la veille, toute lumière envolée, monades cloîtrées.
La Nuit qui « vient, noir pirate aux cieux d’or débarquant », selon le vers aurifère de Rimbaud, se disperse et reflue. La profonde Nuit préside à nos frêles éveils. Éveils vécus dans un marasme intérieur, ce tohu-bohu qui se répercute en nous, depuis l’origine chaotique de l’être et du monde. Tout nous apparaît alors dans l’épaisseur opaque d’un bruyant brouillard, d’un confus foutoir aux marges d’un fatras fuyant. Selon Gilbert Durand, l’auteur des Structures anthropologiques de l’imaginaire, « sémantiquement parlant, on peut dire qu’il n’y a pas de lumière sans ténèbres alors que l’inverse n’est pas vrai : la nuit ayant une existence symbolique autonome. » Et Étienne Gilson dans Linguistique et philosophie : « Tous les grands métaphysiciens s’arrêtent avec Platon au bord de cette source. Ils y sont rejoints par les poètes de la nuit et de l’obscurité, car celle de leur poésie n’est que celle du langage même en son point d’origine. »
Platon pour sortir du « bourbier barbare »
Car Platon nous extirpe de la Nuit, et par là-même entretient avec elle des liens fraternels. La dialectique a, en effet, pour objet de nous extirper du « bourbier barbare » dans lequel nos sens et notre ignorance nous enlisent et nous entravent, pour nous élever à la contemplation des Idées, qu’Aristophane, impassible ricaneur, a confondu satiriquement avec les Nuées. Jean-François Mattéi, helléniste, spécialiste de Platon, écrit : « Lorsque les âmes se dressent au bord de la voûte céleste pour contempler la Plaine de Vérité, elles voient l’ousia (l’essence en grec ancien) qui apparaît sous cinq formes distinctes : la Justice, la Sagesse, la Science (qui ne s’attache pas au devenir, mais à la réalité essentielle), la Beauté et la Pensée. »
Boutang, ce « Platon de Boutang », comme disait Maurras, ne fait-il pas cet aveu au seuil de sa Politique : « Je commence, du moins je le crois, par où je dois commencer, et ces livres se trouvent à la jonction des deux soucis qui me définissent : celui de la détermination singulière et empirique du rapport avec les êtres qui conduit, dans le monde présent, à l’activité politique, et celui (grec plus que moderne) d’atteindre à une vérité, c’est-à-dire à quelque chose de ferme ; qui ne « glisse » plus, qui n’échappe plus à l’homme – c’est-à-dire quelque chose de tel que, l’ayant reconnu une fois dans sa vie, il devienne inutile de le mettre en question, et de justifier le mépris de Calliclès pour les radoteurs de quarante ans qui retournent sans cesse à la source de l’être – mais c’est une source qui, pour eux, ne coule pas, et toujours ils ignoreront les vallées fertiles et innocentes de l’existence » ? Comment ne pas songer, en lisant ces lignes, à ce moderne Calliclès, je veux parler de Paul Valéry, qui ne craint pas d’affirmer : « Déification du verbe être, voilà la moitié de la philosophie » ?
La parole, en dépit des dénégations du poète du Cimetière marin, s’ordonne à l’être et le découpe sur fond d’abîme, distribuant ses forces anonymes dans les contours du langage, selon une logique qui circule des sens à l’intuition, pour se fondre enfin dans le moule constructif de l’abstraction. Anaxagore : « Toutes choses étaient confuses ; l’intelligence est venue les organiser. » Dès lors, ceux qui veulent nous rendre à la nuit, à la nuit sans langage, les démissionnaires de l’esprit, sont nos plus grands ennemis. Boutang n’a rien dit de trop sur cette parole aux prises avec l’origine et, en dernier ressort, avec l’être : « Lorsque le petit Yniol, dans Pelléas et Mélisande, s’angoisse et chante : « Il fait trop noir ; je vais dire quelque chose à quelqu’un », il ne sait pas clairement ce qu’est la conscience, transcendantale ou non, mais il s’ordonne immédiatement à l’origine : la parole, avec lui, sort de l’ombre, du rien – non qu’il y ait un rien dont elle soit faite ou provienne comme d’une matière ; ni en général de formes universelles qui la devancent – contre le trop noir silence jaillit la voix du cœur. »
Sauver le langage
Parcourant des livres délaissés dans ma bibliothèque – en l’occurrence Être et parler français de Paul-Marie Coûteaux -, je suis tombé sur cette effarante citation de Christophe Bataille, extraite d’une tribune intitulée « Détruisons la langue française », en date du 15 octobre 2022, qui affiche un programme clair (« dans une langue exactement héritée, convenable tout à fait » aurait ironisé Boutang comme il le fit à propos des structuralistes) : « La briser [la langue française], la tordre comme une fiche d’eau et de sang. Nettoyer l’orthographe et la grammaire. Vider les temps et les structures. Oublier l’éternelle leçon faite aux écoliers. Ouvrir grand aux autres langues. » Voici la citation en question, sommet de déconstructionnïte et d’impiété filiale : « Je hais le vieux discours du « grand français d’autrefois » bardé de majuscules, indépassable, toujours trahi par les modernes. C’est la rengaine des morts vivants […] Sur ce canevas funèbre, de charmantes Pénélope tissent une littérature qui plaît aux ministères, aux académies et aux rombières ; mais qui ne voit que ces phrases sont déjà mortes à peine écrites ? […] Cette langue grand siècle, cette langue lumineuse, apollinienne […] qui court de Boileau à Morand, de Corneille à Drieu et par là même jusqu’à Aragon est bien morte et pourrissante. »
Nous sommes bien loin du logocrate Boutang, selon l’expression de George Steiner, Boutang célébrant le « saint langage, honneur des hommes ». Mais est-ce bien étonnant qu’une époque qui a répudié l’honneur ait entrepris, dans la foulée, parmi d’autres saccages, le saccage du langage ? Et par cette méthodique destruction, elle nous plonge, enfin, dans la nuit sans langage, où toute vivante Forme revient, se dissolvant, au « bourbier barbare », dans lequel l’âme viciée s’enlise et s’encrasse, au profit du grand Rien qu’on engraisse lorsqu’on régresse. L’homme de l’aube navrante, pourtant, répercute dans la rue passante, cette voix jaillie d’un trop noir silence : « Je ne suis pas rien. »