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Louis-Ferdinand Céline

La vérité sur Céline et l’Allemagne : la contre-enquête d’Alain de Benoist

Trente ans après sa première parution, « Céline et l’Allemagne » revient dans une édition largement revue et augmentée, enrichie d’une très volumineuse postface inédite, qui éclaire d’un jour nouveau les relations de Louis-Ferdinand Céline avec l’Allemagne entre 1933 et 1945. L’occasion pour Alain de Benoist de déconstruire les mythes et les légendes noirs entourant Céline : sa réception outre-Rhin, ses prétendues accointances nazies, la traduction de ses pamphlets ou encore l’épisode de Sigmaringen. La postface, inédite et minutieusement documentée, lève le voile sur des aspects méconnus, voire occultés, de cette période. Ce complément substantiel permet de mieux saisir la richesse et la complexité d’un écrivain qui fut – et demeure – tout autant objet d’adoration que de détestation.

ÉLÉMENTS : Céline s’est toujours mis en scène. C’est vrai aussi de ses relations avec l’Allemagne, où il ne s’est pas donné le mauvais rôle. À la lumière des archives littéraires, diplomatiques et éditoriales que vous mobilisez, comment jugez-vous la réécriture de sa biographie allemande ? Comme une stratégie de survie dans l’après-guerre ? Comme un des éléments relevant de la géniale autofiction célinienne (« De Gaulle s’est fait traduire par Abetz, bravo ! mais moi ! Hitler m’a supprimé, censuré, pilonné ») ? Quels enseignements tirez-vous de ce décalage entre le récit autobiographique de Céline et le dossier historique que vous reconstituez ?

ALAIN DE BENOIST. Que Céline ait beaucoup parlé de lui n’a rien pour surprendre : quasiment toute son œuvre est autobiographique. Mais s’y ajoutent la « petite musique » et l’imagination. Céline a souvent dit des choses de lui qui ne correspondent pas à la réalité, volontairement ou en toute bonne foi. Certaines prêtent même à sourire, comme lorsqu’il écrit, le 20 octobre 1949, au substitut Jean Seltensperger, que Les beaux draps furent « interdits en Allemagne », alors que ce livre n’a jamais été traduit de l’autre côté du Rhin ! Cela ne facilite pas la tâche de ses biographes. Pour faire le point sur ses relations avec les Allemands durant l’Occupation, je suis allé aux sources, françaises et allemandes bien entendu. J’ai aussi eu la chance d’être en relations pendant plusieurs années avec Frédéric Pfannstiel, mort tout récemment à Bordeaux, dont le père, Arthur S. Pfannstiel, a été l’un des rares amis allemands de Céline (qu’il connaissait déjà avant l’Occupation). Les informations et les documents qu’il m’a communiqués m’ont beaucoup aidé dans mon travail.

     Le but n’était pas d’enfoncer Céline ni de le dédouaner, et pas non plus de savoir s’il a été un peu nazi, beaucoup, à la folie ou pas du tout. Céline était raciste et antisémite mais, si bizarre que cela paraisse aujourd’hui, il n’était pas nazi. Il n’aimait pas non plus les Allemands, qui le lui ont bien rendu. Il n’aimait d’ailleurs pas grand-chose. Il s’est compromis un peu plus qu’il ne l’a dit, beaucoup moins qu’on ne l’a prétendu. Le texte le plus intéressant sur lui dont on dispose du côté allemand est le rapport sur l’Institut allemand rédigé par Bernhar Payr, qui appartenait à l’Amtschrifttumpflege, c’est-à-dire à l’une des sections culturelles du Service Rosenberg. Dans ce document, daté du 28 janvier 1942, Payr met en garde contre l’œuvre de Céline qui, dit-il, « est une personnalité très controversée qui a commencé à se faire connaître avec un roman pacifiste et nihiliste, Voyage au bout de la nuit. Dans le passé, il a glorifié l’objection de conscience. Il a mis en question et traîné dans la boue à peu près tout ce que l’existence humaine a produit de valeurs positives. Est-ce bien la personnalité indiquée pour argumenter de façon décisive dans le grand combat mondial contre les puissances supranationales de la juiverie et de la franc-maçonnerie ? » Payr s’en prend tout spécialement aux Beaux draps, « œuvre hystérique, bâclée dans un français populaire et ordurier inacceptable ». On voit le ton. Peu après la publication de ce rapport, le directeur de l’Institut allemand, Karl Epting, accusé lui-même d’être un conservateur francophile, grand admirateur de Céline de surcroît, sera rappelé à Berlin.

     J’aborde bien sûr beaucoup d’autres sujets (les rapports de Céline avec le « Welt-Dienst », son voyage à Berlin, l’étrange itinéraire d’Arthur S. Pfannstiel, etc.). Je donne tort aux céliniens quand ils ont péché par excès d’indulgence, mais j’exhume aussi quelques remarquables délires des célinophobes, tel l’historien Pascal Ory rapportant le jugement positif formulé par Himmler à la lecture des Décombres de Rebatet « dans leur traduction allemande », information d’autant plus passionnante que Himmler ne lisait pas le français et que Les décombres n’ont jamais été traduit en allemand !

ÉLÉMENTS : Vous analysez en détail la traduction allemande de Bagatelles pour un massacre. À vous lire, cette version est une adaptation plus qu’une traduction, profondément réécrite pour répondre aux attentes idéologiques du régime. Que nous révèle cette mutilation du texte sur la manière dont Céline était perçu – et instrumentalisé – par les autorités culturelles du Reich ?

ALAIN DE BENOIST. Quatre livres de Céline, Mea Culpa, La vie et l’œuvre de Semmelweiss, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, ont été traduits en allemand entre 1933 et 1937, par une petite maison d’édition installée en Tchécoslovaquie. Aucun n’a été porté à la connaissance du public allemand, aucun journal publié en Allemagne n’en a parlé. Voyage et Mort à crédit, notamment, ont été interdits de vente et de diffusion sous le IIIe Reich. Ils figurent à ce titre dans la liste officielle des livres proscrits publiée en octobre 1935 par le ministère de Goebbels (Liste des schädlichen und unerwünschten Schrifttums). Ces interdictions sont tout à fait logiques et correspondent au jugement de Bernhard Payr : les livres de Céline relèvent de la « littérature de trottoir » (Asphalt-Literatur).

     Le cas de Bagatelles pour un massacre est différent. La description que vous donnez est encore insuffisante. Non seulement le terme de « traduction » est inapproprié, mais le livre, rebaptisé froidement Die Judenverschwörung in Frankreich (« La conspiration juive en France »), a sans mauvais jeu de mots été littéralement massacré – et pas pour des bagatelles ! Les trois « ballets » de l’édition française ont disparu. Il en a été de même pour huit des séquences du livre. Des coupures ont été apportées un peu partout, portant parfois sur des pages entières et aboutissant, selon mes calculs, à la suppression de plus d’un quart du texte. L’ouvrage, qui comportait à l’origine 96 séquences, a été restructuré en 47 sections, qui ne sont même pas publiées dans l’ordre. Le texte a par ailleurs été soigneusement expurgé de tout terme pouvant être jugé « obscène » ou « grossier ». Les passages antisémites, qui sont les seuls apparemment auxquels s’est intéressé l’éditeur allemand, ont eux-mêmes été « corrigés » de manière catéchétique afin de répondre aux exigences de la propagande. Les diatribes de Céline contre les « Aryens », contre leur abrutissement d’« enthousiaste cocu », leur veulerie, leur stupidité, ont été édulcorées ou laissées de côté. Il n’était pas question de laisser le public allemand lire des phrases telles que : « Quel est l’animal, je vous le demande, de nos jours le plus sot ?… plus épais qu’un Aryen ? Quel zoo le reprendrait ?… » Les passages où le « bellicisme juif » est comparé à l’esprit guerrier allemand ont pareillement été abandonnés, de même, bien entendu, que tous ceux qui comportaient des allusions sexuelles ou des mots « licencieux » (« la femme, surtout la Française, raffole des crépus, des Abyssins, ils vous ont des bites surprenantes ! »). Le passage où Céline affirme que le pape est juif a lui aussi été censuré (« les burnes du pape » deviennent… « les beaux yeux du pape » !). Quant au style si caractéristique de Céline, il n’en reste strictement rien.

     L’éditeur, la Zwinger Verlag de Dresde, mentionne deux noms de traducteur : Arthur S. Pfannstiel, dont j’ai déjà parlé, et Willi Fr. Könitzer. Le premier, traducteur de métier et ami de Céline, avait fait en Suisse une traduction fidèle (dont le texte original a disparu). Il sera le premier à se plaindre des mutilations dont son travail fit l’objet. Tout porte donc à croire que le « massacre » de l’édition allemande fut l’œuvre du seul Könitzer, à qui l’on doit d’autres ouvrages antisémites, ainsi que des articles parus dans la revue de la Jeunesse hitlérienne, Wille und Macht. Könitzer est mort en 1947 au camp de concentration de Sachsenhausen, alors sous contrôle soviétique. Quant au livre lui-même, il ne semble guère avoir eu du succès : quasiment aucun des grands journaux édités par le parti national-socialiste n’en a parlé. Les éditions Zwinger, qui n’étaient qu’une petite entreprise, dirigée par Rudolf Glöss, ont disparu peu après.

ÉLÉMENTS : Quelle place occupe Céline dans votre Panthéon personnel ? On vous imagine plus, dans le versant romanesque, en compagnie Montherlant et Jünger. Pourquoi Céline ?

ALAIN DE BENOIST. Ne mélangeons pas les catégories. Avec Montherlant et Jünger, on est sur les cimes, avec Céline on est sur terre. Je mets très haut les deux premiers, mais le troisième correspond à une autre facette de ma personnalité (il y en a sûrement d’autres encore). J’aime le classicisme de Montherlant, j’aime aussi l’expressionnisme de Céline. Je ne suis pas de ceux qui aiment Céline malgré ses pamphlets, ni de ceux qui l’aiment à cause de ses pamphlets. Je le prends tel qu’il est, comme l’un des maîtres de la littérature française. Mais bizarrement, à rebours de la plupart des céliniens, ce n’est seulement son style que j’admire chez lui. Je l’aime pour les mêmes raisons que j’aime Zola, le roman populiste, les livres de Simenon et de René Fallet, les films de Ken Loach ou les polars de Dennis Lehane : parce qu’il parle avec justesse et émotion des gens ordinaires, des « gens de peu ». Des « vrais gens ». Il en montre à la fois le côté abject (« l’hommerie ») et le côté sublime (la « common decency dont parlaitr Orwell). Quand j’ai envie de rêver, je lis l’Iliade ou les romans de chevalerie, lorsque je reviens dans le monde qui m’entoure, je lis Céline.

Alain de Benoist, Céline et l’Allemagne, 1933-1945. Une mise au point (nouvelle édition revue et augmentée), Société des lecteurs de Céline (SLC), 160 p., 26 €.

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