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La revanche du soleil

La revanche du soleil

Face à l’obscurité des temps et à la vaine agitation du monde, loin des mesquines considérations de la tambouille politicienne qui n’a d’autre but que de prolonger la grande dormition des cœurs et des âmes, Jean Montalte, nous propose un chemin vers la lumière, vers la puissance rayonnante du soleil invaincu : celui de la nature et de la littérature.

Notre existence à flanc de néant, en sursis d’éboulement, s’effrite comme une psalmodie sans écho, débitée dans la fébrilité, s’exténuant face à une assistance distraite, qui a perdu toute foi. Nous serons tous emportés par le Néant, bouche ouverte en ovale effrayé, yeux en-dedans, roulant atrocement, comme une toupie déréglée. C’est ainsi. Ne résistez pas. Suis-je bête ! Vous n’avez jamais résisté. C’est ce que vous susurre l’esprit du temps, en sa robe de deuil.

Au cours d’une promenade nocturne, j’eus l’intuition que la revanche du soleil se situait sur l’autre versant du néant. Je vis au loin un domaine. L’accès à la propriété se faisait par un petit chemin de terre sinueux et cahoteux. La voirie, qui barbouille à tout va la trame urbaine n’avait jamais reçu pour mission d’aménager cette route. Entre les hommes et le domaine qui s’enfonçait dans la forêt et dans la nuit, encerclé de monts aux reliefs improbables – véritable hymne au non-sens spectral d’une nuit éternelle et étrangement délibérée – la mairie n’avait jamais daigné s’interposer. Il est vrai que Dieu Lui-même semblait se joindre aux services publics dans ce mouvement solennel et souverain de retrait. C’est alors que je perçus derrière cette déréliction du paysage la menace d’une nuit sans fin, par conséquent la certitude d’une victoire finale du soleil, Sol Invictus !

Un véritable écrivain doué de la magie solaire, comblé par les dons de cet astre – symétrique inverse du saturnien – trouble nécessairement les somnolences paisibles de l’ennui. Il n’a pas sa place dans une époque qui choie son ronronnement comme le dernier de ses biens. Le pas lent et lourd, parfois clinique et chiffré, toujours soporifique, sobre comme un pasteur luthérien, coincé et constipé comme un conseil d’administration, est seul admis. Le sérail littéraire et politique, toutes obédiences confondues, est tout plein de ces gens qui, en dormant, entraînent des pelletées d’imprudents dans le grand Sommeil. Ce sont des rentiers qui capitalisent sur des litanies vides et qui massacrent sans haine toute flamme vivante qui jaillit du Verbe.

Si, à rebours des fièvres idéologiques, un écrivain prend d’assaut le concret, les raisons de le toiser se font plus solides encore. Les plénipotentiaires attitrés de l’esprit que Dominique de Roux avait croqué dans un portrait savoureux, « cette confrérie de petites gens ligués ensemble (à chaque époque) pour se prouver du talent et chasser ensemble l’homme libre, l’écrivain debout », s’en donneront à cœur joie. Cependant, une débauche d’épithètes, une surdose de fiel et l’humeur acrimonieuse ne suffisent pas à faire un écrivain non plus. Alors, las de pester contre les conditions d’existence qui sont faites à ceux qui s’emploient, avec plus ou moins de bonheur, à honorer cet art périmé, j’interromps ici les soupirs. Mon désir est de vous parler désormais de la terre et de son soleil…

La terre et son soleil

Celui qui a écrit, à savoir Nietzsche : « Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, de désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent?» est aussi celui qui a écrit : « Il faut que se dégage de notre pensée l’odeur puissante d’un champ de blé par les soirées d’été. »  Le nihilisme a pour réponse la chair du monde, un monde drapé de soleil, parcouru par les vents, frémissant et tremblant sous la terre, orbe des rêves, site sacré du réel, invincible à toutes ces duperies dont les hommes s’enivrent pour échapper follement à eux-mêmes.

J’étais saisi par une sensation olfactive décrite par Francis Scott Fitzgerald dans son chef d’oeuvre Gatsby le Magnifique : les embruns marins m’apportèrent les effluves de renouveau évoqués par l’auteur américain. Tout à ces considérations, bien plus à ces émanations, je me laissai embarquer, à la faveur de l’été, dans les sensations de cette saison, chantées par Arthur Rimbaud :

«  Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouetter l’herbe menue,
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.


Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, heureux comme avec une femme. »

Je préfère mille fois la récitation de poèmes, antiques ou modernes, au pied d’un cyprès dont l’ombre est escortée par le mistral chantant, au cœur de ma chère Provence d’adoption, au tourbillon des plateaux et autres cavalcades mi-dérisoires mi-navrantes qui font tournoyer le bestiaire politico-médiatique dans un maelstrom écoeurant. Je souhaiterais ardemment pouvoir consacrer ma vie « à la magique étude du bonheur que nul n’élude » à laquelle nous conviait Rimbaud. Entre lire André Suarès et m’intéresser à une candidature à la députation, mon âme a choisi et c’est une inclination qui ne se commande pas…

Comme l’écrit superbement Yukio Mishima : « Le soleil d’été prodiguait le fin tissu d’une lumière impartiale à la création tout entière. » Je voulais, alors, me mettre en congé de l’histoire pour me perdre dans la géographie, battre la campagne pour me purger d’une autre campagne, électorale et sordide… Combien j’enviais, alors, la « vertigineuse liberté » d’un Sylvain Tesson, moi « être cul-de-plomb » rivé à ma table de travail de petit scribouillard. « Les meilleures pensées viennent en marchant », disait Nietzsche.

Le vent de Provence

La lecture du beau livre écrit par Rémi Soulié, Frédéric Mistral Patrie charnelle Provence absolue, me rassérénait : « Mistral, c’est du vent, oui, mais magistral. Le mistral, le maestral, est en effet le magistral, le vent maître : « Qui ne pense pas au vent ne peut penser Provence. Elle est le royaume du mistral. Et son roi a bien le nom du maître », confirme André Suarès. » Tout cela plaidait – pour ne pas dire conspirait ! – en faveur d’une échappée, d’une immersion dans la chair du monde, qui abolit les luttes politiques et idéologiques interminables. Malraux affirme dans Les chênes qu’on abat : «  Le frémissement d’une branche sur le ciel est plus important que Hitler. »

C’était la saison des champs de lavande avant la moisson. Les Alpes de Haute-Provence me requéraient avec insistance. Je lisais Stéphane Giocanti, qui, dans sa très belle biographie consacrée à Maurras, évoquait les paysages de Provence, la géographie martégale : « Les collines battues du vent s’appartiennent si peu qu’elles reçoivent les tremblements du ciel autant que les caresses et les étreintes du soleil. Arbres dénudés, branches recroquevillées, étendues désertes. Les mouvements agressifs de l’air versent à cet horizon quasi lunaire une impression d’éternité où la colère des dieux et le tragique des hommes semblent se taire, mais que la nature recueille dans son langage secret et qu’elle traduit par des signes difficiles à interpréter. Maurras : « Je voudrais y conduire les esprits simples à qui tout le paysage du Midi semble fait de pure allégresse et qui placent au nord le refuge définitif des cœurs tristes et repliés. Il me serait facile de leur montrer ici les tristesses de la lumière à l’aube de son agonie. »»

En mettant le cap sur ces contrées nimbées de soleil, habitées par les oliviers, les cyprès, dont l’air charrie suavement les embruns de la mer méditerranée, aux clapotis discrets et mesurés, je cherchais à accueillir en moi ce monde aboli par les discours creux d’une propagande infecte. L’être sensitif en moi renâclait devant tout ce tapage. Je n’en congédiais pas le monde des idées pour autant, en ceci toujours fidèle à une forme de platonisme qui m’est presque naturel. Je célébrais les noces du sens et des sens. Persuadé que l’univers du sens, de l’esprit à son étiage le plus élevé, ne pouvait que se renforcer au contact sensuel des splendeurs de la création, je faisais mienne cette exigence nietzschéenne, à savoir le sens de la terre, augmenté – méditerranée oblige ! – d’un sens de la mer d’inspiration rien moins que germanique. Je relisais mes auteurs fétiches : Valéry, Lucrèce, Maurras, Mistral, Virgile, et surtout ce grand soleil de Vico, célébré par Pierre Boutang en ces termes : « Un latin contre toutes ces germanités triomphantes ! »

Jacques Derrida, tout au bout de la déconstruction, se prononça sur le futur de la pensée européenne :« À bien des égards […], nous sommes à la veille du platonisme. » « Cet aveu antéplatonicien jette une lumière crue sur la pensée des modernes qui, depuis la tentative avortée de Nietzsche, n’est qu’une immense réaction antiplatonicienne où l’effacement de l’homme a suivi naturellement la disparition du monde et la mort de Dieu. En jetant par-dessus bord tout ce qu’il dépréciait sous le nom d’ « arrière-monde » – le poison de l’idéalisme -, le vaisseau de la modernité n’a pas pris garde qu’il éliminait en même temps le « monde » – et le remède du réalisme. Quand le Ciel est vide, et la Terre absente, le vaisseau-fantasme de la modernité n’a d’autre recours que de tracer inlassablement le sillage sans mémoire de l’écriture : mais il n’y a plus d’équipage pour lui donner un sens. » Jean-François Mattéi, L’ordre du monde.

Que les morts enterrent les morts

C’est bien l’ordre du monde que je comptais retrouver, pour me laver d’une souillure, mi-désespéré, mi-exalté, à la manière rimbaldienne. Jacques Chabot, dans son livre consacré à Giambattista Vico écrit : « En latin, mundus a qualifié d’abord la propreté, l’élégance (dans la toilette), avant de traduire le grec cosmos (d’où provient d’ailleurs « cosmétique ») : Un monde en ordre est un monde propre. Le chaos, lui, est tout simplement immonde. »

« Âme éternellement renaissante,- Âme joyeuse et fière et vive – Qui hennis dans le bruit du Rhône et de son venti- Âme des bois pleine d’harmonie – Et des calanques pleines de soleil;- De la patrie âme pieuse – Je t’appelle! incarne-toi dans mes vers provençaux! », s’écrie Frédéric Mistral avant de fonder « dans l’espace l’Empire du Soleil. »

Alors soyez solaires, soyez vivants ! Que les morts enterrent les morts… Et passez le monde au savon de Marseille pour faire bonne mesure, il sera plus propre, ordonné et rutilant de lumière, le mistral se chargera de sécher tout cela ! L’Empire du Soleil est sur l’autre versant du Néant, par-delà des voies escarpées dont seul le désespoir nous fait croire qu’elles sont impraticables. Les raisons de fuir, de subir ou de combattre sont nombreuses, indiscernables. Elles ont en commun la réponse ou non à ce que Heidegger décèle de décisif dans la vertu de courage « Tout courage qui remplit le cœur est une réponse à une touche de l’être qui rassemble notre pensée et l’unit au jeu du monde. »

« Le démon de mon cœur s’appelle « à quoi bon » », disait Bernanos. Ce même Bernanos qui nous exhortait à l’invincible espérance : « L’espérance est toujours un risque à courir, et même le risque des risques. L’espérance n’est pas une complaisance envers soi-même, c’est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme. »

Quant à Chesterton, il a su s’élever contre un déterminisme historique qui conduit à l’argument du paresseux, au défaitisme, dans le livre Le monde comme il ne va pas. Quelque peu injuste avec une vision organiciste de la nation, il n’en est pas moins stimulant dans les conclusions qu’il tire de sa critique de la vision décadentiste de l’Histoire : « Ce sophisme est l’un des innombrables sophismes nés de l’engouement contemporain pour la métaphore biologique ou physique. Il est commode de parler de l’organisme social, tout comme il est commode de parler du Lion britannique. Mais la Grande-Bretagne n’est pas plus un organisme qu’elle n’est un lion. Dès que nous commençons à attribuer à un pays l’unité et la simplicité d’un animal, nous commençons à divaguer. Que chaque homme soit un bipède ne fait pas de cinquante hommes un centipède. De là provient, par exemple, cette ahurissante absurdité qui fait que l’on parle sans cesse de « jeune nation » ou de nation « en voie de disparition », comme si une nation avait une durée de vie déterminée, physique. Ainsi dira-t-on que l’Espagne est atteinte de sénilité terminale ; autant dire que l’Espagne est en train de perdre toutes ses dents. À moins que l’on aille dire que le Canada devrait bientôt produire une littérature ; autant dire que le Canada aurait bientôt de la moustache… Les nations se composent de gens ; la première génération peut être décrépite et la dix-millième vigoureuse. »

Dans L’oeil et l’esprit, Merleau-Ponty déclare : « La science manipule les choses et renonce à les habiter. » Ne faisons pas la même erreur… J’ai trouvé, pour ma part, une voie sûre sur les rives et les paysages de la race latine dans la diversité de ses accents. Jean-François Mattéi dans son livre sur Camus, écrit : « La Pensée de Midi est solaire et cherche son équilibre entre les pôles opposés de la vie. […] Seul ce balancement constant permet à l’homme d’échapper au nihilisme d’une existence sans Dieu pour s’inscrire dans la « vérité du monde ».

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