ÉLÉMENTS : Vous avez étudié le shintoïsme et vous intéressez au Japon, quel lien lui trouvez-vous avec le paganisme letton ?
UĢIS NASTEVIČS. J’ai d’abord lu des gens qui trouvaient des affinités entre le shinto et le paganisme letton. Il se trouve que j’ai vécu au Japon la moitié de ma vie. Les Japonais continuent à agir selon la vision du monde shinto. Ils disent qu’ils ne sont pas une religion, ils sont shinto. Dans certains pays, il y a une séparation entre l’Église et l’État, mais vous pouvez passer outre si vous ne vous définissez pas comme une religion. Il y a des universitaires qui disent en Lettonie que la Dievturība n’est pas une religion. Dans tel village, ils font ainsi, dans tel autre village ils font autrement. Vers la fin du XIXe siècle, le shinto a été systématisé en mettant en commun des coutumes pour en faire un système. De même, il y avait coexistence de différentes traditions lors du réveil national letton. Il y avait encore un folklore vivant, avec des chansons. À la fin du XIXe siècle, la question de l’héritage a été étudiée. Comment nommer tout cela ? Je rends hommage à mes ancêtres, je célèbre leur mémoire : nul besoin d’un nom pour cela. Il y a un siècle, lorsqu’il fallut officialiser la religion, on dut bien lui en donner un. Nous observons le même schéma avec le shinto, c’est synchrone avec la Dievturība. Comment est-ce que cela évolue en simultané malgré la distance ? J’ai pu étudier, à l’occasion de mes recherches, les rituels de passage (celui d’attribution d’un nom de personne, les rituels funéraires, de passage à l’âge adulte) et le culte des ancêtres ; et le motif est très proche sur ces sujets entre le shinto et la spiritualité lettone. Les chansons populaires sont nos textes sacrés : elles recèlent des mots archaïques, tout comme le shinto, qui s’exprime dans un japonais ancien. Pour parler aux ancêtres, il faut donc emprunter leur langue, celle des origines. En 2007, je suis allé au Japon après avoir appris le japonais en autodidacte et participé à un concours. J’ai éprouvé, sans pouvoir l’expliquer, que les sanctuaires japonais avaient quelque chose de profondément letton. Je me suis demandé : est-ce qu’en Lettonie on a quelque chose du genre ? J’ai étudié les dainas1, lu de nombreux ouvrages, poursuivi un master et mené une observation participante au sein de la Dievturība. J’y ai découvert une vision du monde, du divin et des vertus qui rejoignait intimement la mienne : je suis ainsi passé de la théorie à la pratique. Connaissant les deux langues, j’ai pu interroger des prêtres des deux traditions et mettre en lumière de profonds points communs.
ÉLÉMENTS : Avez-vous des prières à proprement parler ?
UĢIS NASTEVIČS. Dans notre théologie, il y a deux grandes interprétations. La première est hénothéiste2 : on révère Dievs comme suprême divinité et toutes les autres divinités sont des émanations, des expressions et des aspects de Dievs. Une autre interprétation dit qu’il y a trois principaux aspects de Dievs : l’aspect spirituel, le matériel et le destin. Dievs pour le spirituel, Mara pour le matériel et Laima est le destin. Il y a d’autres divinités. Les deux interprétations sont complémentaires. On pense qu’au début la religion était très hénothéiste ; ultérieurement les trois principaux aspects sont devenus les plus importants. Dans les prières dievturis et les rituels, on prie Dievs et ses deux autres aspects.
Les prêtres peuvent être aussi bien des hommes que des femmes. Lilita Spure, qui s’occupe des dievturis à l’étranger, crée des bijoux inspirés de l’art ancien du royaume letton. En Lettonie, le mouvement est dirigé par Andris Broks, ancien designer. La Dievturība compte d’ailleurs de nombreux anciens artistes, ainsi que des personnes issues du monde littéraire et universitaire.
ÉLÉMENTS : Utilisez-vous des prières héritées ?
UĢIS NASTEVIČS. Il existe des prières individuelles, mais nous faisons aussi appel aux chansons populaires lettones, riches de forme poétique. Si l’on souhaite s’adresser à une divinité, on le fait soi-même. Certaines chansons expriment la gratitude, d’autres formulent une demande. Chacun peut pratiquer seul, sans appartenir à une communauté. Mais il existe aussi d’autres types de rituels – difficiles à traduire dans une autre langue. C’est un rituel d’exaltation, appelé daudzinājums. Le mot signifie aussi « multiplication » : il a donc un double sens. L’idée est la suivante : lorsque quelqu’un possède de belles qualités, on souhaite qu’elles se multiplient. Dans ce rituel, ce sont les vertus de la divinité qui sont exaltées, afin qu’elles deviennent une part intégrante de ceux qui y participent. Ce rite se pratique en groupe ; c’est un moment de rassemblement. Le minimum est de huit célébrations par an, rythmées par les grandes étapes de l’année solaire – solstices et équinoxes.
Il existe aussi des célébrations supplémentaires. Le site dainuskapis.lv – le « Cabinet de chants folkloriques » – nous est d’une grande aide : il répertorie les dainas et leurs nombreuses variantes régionales. Selon les villages, telle divinité occupe une place centrale, telle autre passe au second plan. Les dainas sont chantées lors des rituels. Un autre site, garamantas.lv, rassemble un vaste patrimoine de folklore – légendes, proverbes, récits – que les Dievturis utilisent pour élaborer leurs cérémonies. Ce sont de véritables archives de traditions vivantes.
Il n’existe pas de rituel sans dainas : ce sont elles qui constituent la trame des rituels. C’est grâce à cela que l’on sait comment structurer une cérémonie – par exemple la manière de partager la nourriture. Nous puisons dans plusieurs sources pour perfectionner chaque rituel. Une ligne est d’abord chantée par le meneur du groupe, puis reprise par les autres, bien qu’il faille parfois connaître les paroles par cœur. Nous avons choisi une mélodie spécifique, qui varie toutefois selon les régions. À l’origine, environ 260 chansons avaient été collectées ; onze ans plus tard, les archives en recensaient déjà plus d’un million, accompagnées de proverbes. On dénombre aujourd’hui près de 3 000 mélodies populaires.
Ce sont nos textes sacrés, utilisés dans la vie religieuse. Impossible de s’en lasser ! Il existe aussi des dainas de sagesse. Un chercheur français installé à Riga, Didier Calin, a étudié les formules poétiques indo-européennes et en a retrouvé certaines dans les dainas. Nous utilisons également un instrument en bois, le kokle, joué lors du daudzinājums : sa fréquence est considérée comme harmonieuse et propice. D’autres instruments accompagnent parfois le rituel, comme les tambours, un instrument produisant un son de pluie métallique, ou encore la cornemuse. Le kokle est toutefois indispensable : un missionnaire jésuite l’avait autrefois surnommé le « kokle de Dievs », signe de son ancienneté sacrée.
ÉLÉMENTS : J’ai entendu que les païens baltes utilisaient encore des bois sacrés pour leurs rites. Qu’en est-il ?
UĢIS NASTEVIČS. Oui, il y en a beaucoup. En 1836, un prêtre luthérien séjourna deux semaines à Ērģeme. Durant ce court passage, il recensa pas moins de quatre-vingts bois sacrés ! Il fit abattre tous les arbres. La pratique des rituels et des offrandes dans ces lieux est attestée depuis les croisades jusqu’au XIXᵉ siècle. La Dievturība conserve la mémoire de nombreux anciens bois sacrés. En Lettonie, beaucoup de fermes possèdent encore leur petit bosquet, jamais coupé, vestige de ces lieux de culte. Les offrandes y sont faites avec de l’eau, du sel, du pain de seigle et de l’hydromel.
Lors de l’équinoxe, fête de la lumière, nous enfouissons un œuf noir dans la terre : il symbolise les ténèbres, mais contient en lui la lumière. Ce rituel, d’origine très ancienne, se perpétue encore aujourd’hui. Il est essentiel de préserver ces lieux. Il existe aussi d’autres espaces sacrés, comme les sanctuaires domestiques, ornés d’une décoration spécifique : le puzuris, un mobile en paille suspendu au plafond, dont la structure évoque la division de l’année en huit parties et le lien entre les générations. Le temple de Lokstene, pour sa part, constitue notre centre spirituel.
ÉLÉMENTS : Avez-vous une croyance dans le surnaturel ? Lors de vos prières, demandez-vous des interventions divines ?
UĢIS NASTEVIČS. Les Dievturis n’utilisent pas le verbe « croire », on ne demande pas à croire, on ne cherche pas non plus. Nous voulons que la personne soit consciente de Dievs. Si vous croyez, vous ne questionnez pas. Pour nous, il ne faut jamais suivre quelque chose qu’on ne comprend pas. Il faut être conscient des bénédictions reçues, savoir les remercier et garder à l’esprit que la décision t’appartient toujours. La Dievturība prône une attitude active, non passive : tu dois essayer, agir ; et alors Dievs t’aidera. Nous ne croyons pas vraiment aux manifestations surnaturelles. Quand tu poursuis une intention, tu veux qu’elle aboutisse : c’est ton effort qui la rend possible.
ÉLÉMENTS : Pensez-vous que la tradition indo-européenne puisse être mobilisée pour recréer une religion païenne ?
UĢIS NASTEVIČS. Nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de recourir à la tradition indo-européenne pour construire une religion ou comprendre la nôtre. En Lituanie, en revanche, ils ont invité des prêtres hindous. Prenons l’exemple du culte solaire, souvent représenté par des chevaux tirant le soleil. Andris Broks a observé un phénomène naturel (parhélie) : autour du soleil se forme parfois un cercle lumineux, accompagné de reflets qui ressemblent à d’autres soleils. Or, de nombreuses chansons lettones évoquent justement « trois soleils » : le soleil et ses deux chevaux. Certaines dainas pourraient bien être la transcription poétique de cette observation.
ÉLÉMENTS : Croyez-vous dans l’au-delà ?
UĢIS NASTEVIČS. Concernant l’au-delà, nous pensons qu’il existe un lien entre la manière dont une personne a vécu dans cette vie et l’au-delà. C’est comme un miroir. L’eau y joue un rôle central. Élément chtonien, elle relie le monde des vivants à celui des morts. Dans les traditions les plus anciennes, l’âme arrive dans ce monde par l’eau. À la mort, le corps était parfois immergé ou placé dans une embarcation funéraire : l’eau marquait ainsi le passage entre les deux mondes. La naissance, elle aussi, s’accomplissait dans les saunas (pirt), lieux humides par excellence, où l’on procédait également au dernier lavage des défunts. Plus tard, on a cru que l’âme descendait du ciel et qu’après la mort elle retournait à Dievs. Nous croyons à la métempsychose : un arbre est planté à chaque naissance ; et lorsqu’une personne meurt, cet arbre devient le symbole vivant de sa mémoire. L’âme, éternelle, peut renaître dans le même clan, mais jamais dans un animal.
ÉLÉMENTS : Au-delà de ces trois divinités, d’autres sont-elles célébrées ? Je pense à Pērkons/Perkūnas/Peroun, qui est central dans la religion préchrétienne des Baltes et Slaves.
UĢIS NASTEVIČS. Nous nous intéressons surtout aux aspects actifs de Dievs. Pērkons, par exemple, agit dans la prise de décision et dans la lutte contre les forces obscures, qu’il aide à repousser. Les trois divinités principales sont essentielles aux rituels. Les autres, comme Jānis (associé à l’amour et à la fertilité des récoltes), interviennent surtout lors des grandes célébrations annuelles et forment un second groupe. Pērkons n’est pas honoré de façon systématique. Quant au choix de Dievs, Māra et Laima comme divinités majeures, il repose sur les dainas, où elles sont les plus fréquemment mentionnées. Mais selon les circonstances, si un besoin de purification se fait sentir, on peut invoquer Pērkons, par exemple.
ÉLÉMENTS : J’ai entendu parler d’une ancienne coutume balte consistant à nourrir des serpents chez soi, peut-être d’origine indo-européenne. Cette tradition existe-t-elle encore aujourd’hui ?
UĢIS NASTEVIČS. Dans les campagnes, il est courant de déposer un bol de lait devant la porte pour nourrir les couleuvres à collier (natrix natrix en latin). En Lettonie, de nombreuses histoires racontent la présence de serpents gardés dans les maisons. Ces reptiles sont liés à l’autre monde : ils circulent à la fois sur la terre et dans l’eau. Leur présence est perçue comme une bénédiction. Un ancien conte rapporte qu’ils se nourriraient des corps des morts dans les cimetières – un motif que l’on retrouve aussi dans le folklore biélorusse. Les âmes, lorsqu’elles passent dans l’autre monde ou reviennent, prendraient la forme de ces serpents. En avoir autour de soi signifie que les ancêtres veillent. Cette coutume subsiste encore aujourd’hui, dans certaines fermes et villages.
ÉLÉMENTS : Quel est votre constat en tant que président du Congrès des religions ethniques d’Europe ?
UĢIS NASTEVIČS. J’observe des progrès notables des religions ethniques ailleurs en Europe. La plateforme permet d’échanger nos bonnes pratiques. Mais qu’est-ce qui rend l’Europe véritablement européenne ? Sa culture classique ? Ses valeurs chrétiennes ? Ses religions ethniques ? Un mélange de tout cela ? Ce Congrès nous a permis de mieux nous connaître. Jakub Krejčíř, le représentant des païens tchèques, a découvert en Lettonie une ceinture ornée de motifs identiques à ceux qu’il connaissait en Tchéquie, qu’il a ensuite repris pour décorer son bâton rituel. En 2011, les païens biélorusses ont lancé l’initiative Baltų Krivūlė, un sommet annuel de la communauté spirituelle balte. Les participants les plus nombreux sont les Lettons et les Lituaniens, mais on y retrouve aussi des Polonais et des Biélorusses.
ÉLÉMENTS : Quelles sont les grands enjeux pour le Congrès européen des religions ethniques ?
UĢIS NASTEVIČS. Nous recherchons l’égalité de traitement entre les pays. Parfois, nous ne sommes pas autorisés à allumer un feu en plein air, comme en Tchéquie. Dans ce cas, les organisateurs doivent contacter les pompiers locaux : la présence d’un pompier est requise pour sécuriser l’événement. Un dialogue est nécessaire, afin d’expliquer nos pratiques, de prévenir le vandalisme et les discours de haine. En Grèce, un sanctuaire a été incendié sans que l’on sache qui en est responsable ; un autre temple a été souillé par des cafards et des déchets.
Un autre enjeu important concerne le dialogue avec les communautés païennes hors d’Europe.
- Une daina est un chant traditionnel letton se présentant sous forme de quatrain. Les dainas sont considérées comme un vecteur de la culture lettone au travers de siècles de servage. Les thèmes vont de la mythologie lettone à l’agriculture en passant par la sagesse. Elles sont chantées lors des fêtes populaires. Johann Gottfried von Herder fut le premier à s’y intéresser dans les années 1760 alors qu’il était instituteur à l’école de la cathédrale protestante de Riga. ↩︎
- L’hénothéisme est un système religieux polythéiste où l’on rend un culte de manière prédominante à un dieu particulier, dont les autres dieux sont une émanation. ↩︎
Photo : Jēkabs Bīne : Dievs, Laima, Māra (1932)
Dans la riche mythologie lettone, l’un des personnages les plus importants est Dievs (au milieu), dieu du ciel et divinité majeure des croyances anciennes du peuple letton. Associé à la lumière, à la justice et à l’ordre cosmique, Dievs est considéré comme une figure bienveillante qui veille sur le monde naturel et maintient l’harmonie entre les éléments.




