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La racine carrée du mal : la nouvelle enquête policière de Frédéric Rouvillois

La racine carrée du mal : la nouvelle enquête policière de Frédéric Rouvillois

Frédéric Rouvillois n’est pas seulement historien des mentalités, agrégé de droit public, essayiste prolifique, il est aussi romancier. Trois polars déjà au tableau – et un quatrième sorti au tout début de l’été, « La constante de Théodore », publié aux éditions de La Nouvelle Librairie. Après avoir exploré le monde feutré de l’Université, le microcosme de l’art contemporain et celui des anciens maos, il nous conduit, lui et son couple d’enquêteurs, le commissaire Lohmann et la capitaine Morin, dans les arcanes d’une start-up branchée qui affiche des valeurs humanitaires (qui affiche mais qui s’en fiche). Car sous couvert d’aide aux femmes migrantes, elle s’avère proposer un vaste réseau de GPA.

ÉLÉMENTS : D’où vous est cette fois-ci venue l’inspiration ? Quand on découvre les activités réelles de la start-up que vous mettez en scène, à savoir un trafic d’enfants, peut-on parler d’une certaine forme d’esclavage moderne ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. En l’occurrence, j’ai moins insisté sur cette dimension – celle, incontestable, de l’esclavage moderne qu’implique la combinaison du capitalisme et de la GPA – que sur la duplicité des « élites », et plus particulièrement celle de la victime, la femme autour de laquelle tourne le roman, Camille Léouzon-Leduc, alias C2L. Internationalement connue sous le surnom de « la belle personne », qui lui avait été attribué à l’origine par Simone Veil en personne, il s’agit en apparence une femme parfaite, ravissante, brillante, énarque, humaniste, éthique, lanceuse d’alertes, start-uppeuse, dévouée aux autres et surtout aux plus malheureuses, aux femmes migrantes : en réalité, c’est une arriviste implacable qui dissimule son ambition sous les couches de mensonges superposés : rien de ce qu’elle semble être n’est réel, tout est faux et sale, sous la souveraineté de ses désirs. Mais les médias, qui l’adulent, l’opinion publique qui suit et même la capitaine Morin n’y voient que du feu. Elle, et les deux femmes qui l’entourent, sont pourtant des caricatures, à peine outrées, de l’upper-upper class des Nowhere qui a pris le pouvoir réel, et qui ne connaît aucune limite. Celle qui est prête à tout ravager pour son plaisir, tout en étant assez intelligente pour comprendre qu’il lui faut pour cela se dissimuler derrière les grands mots et les immortels principes du politiquement correct.

ÉLÉMENTS : Dans cette nouvelle enquête, la violence monte d’un cran, beaucoup de sang, beaucoup plus de morts, tant et si bien que vos enquêteurs semblent quelque peu perdus, plus spectateurs qu’acteurs. Quelle capacité d’action ont-ils sur l’intrigue ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. C’est vrai que l’on dérape un peu plus dans les flaques d’hémoglobine que dans les volumes précédents – mais c’est souvent le cas lorsqu’il y a beaucoup d’argent en jeu, sans parler de l’intervention de puissances étrangères, en l’occurrence, un micro-État du Golfe, le sultanat d’Al Bala, dont le souverain, Mohammed Bin Rushd Al Bala, a fréquenté de très près « la belle personne » lorsqu’ils étaient élèves à l’ENA. Mais il n’y a pas que des flaques de sang, il y a aussi des flaques de whisky (du Bruichladdich, prononcez Brouqueladik, la boisson favorite de Francis Urquart, le méchant de la série House of Cards), de fiel (lorsque le commissaire rencontre les « témoïnes » de l’accident fatal ou les collègues de la victime), et même de lait (quand le même commissaire s’aperçoit avec horreur qu’il a perdu son chat, Banou. Et qu’il panique à l’idée de la tête que va faire sa compagne, la jolie mais coléreuse capitaine Morin). Quant à la capacité d’action des acteurs, elle est d’autant plus minime qu’ils sont confrontés aux règles relatives aux privilèges diplomatiques, et que le commissaire Lohmann, qui vient de relire Racine qu’il cite à tout bout de champ, sait bien que les personnages de tragédie sont emportés par leur destin (après une telle affirmation, trois points de suspensions s’imposent…)

ÉLÉMENTS : De nombreuses affaires de squats émaillent l’actualité, laissant les propriétaires impuissants et désarmés. Une mésaventure qui arrive à un proche de la capitaine Morin. Évidemment, la solution adoptée par nos protagonistes ne serait pas la même dans la réalité : l’expulsion manu militari, à l’ancienne, si l’on peut dire. Plutôt éloigné de l’intrigue du roman, pourquoi aborder ce propos ? Est-ce le juriste en vous qui ne peut s’empêcher d’intervenir dans le roman ? Question dans la question : en quoi votre profession, professeur de droit, fût-il constitutionnel, a conditionné, ou pas, l’écriture de polars ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. Tout d’abord, la scène n’est pas aussi éloignée que cela du reste de l’intrigue, puisqu’à proximité du pavillon squatté de l’oncle de Nathalie Morin se trouve… un lieu mystérieux, qui joue un rôle central dans l’histoire, comme pourront s’en rendre compte les innombrables lecteurs du roman. Par ailleurs, considérant que le polar est aussi le lieu idéal pour évoquer de temps en temps des questions sérieuses, notamment politiques, j’ai voulu faire dire à mes personnages ce qu’ils pensaient de ce scandale absolu qu’est le squat. Absolu parce qu’il porte atteinte à la propriété immobilière, qui est le support des autres libertés et celui de l’identité personnelle, mais aussi parce que les victimes de ces infractions sont toujours des pauvres, des personnes qui, à part cela, ne possèdent rien, ou presque, et qui se retrouvent par conséquent dans des situations inextricables et souvent dramatiques. Vous notez que ce ne sont jamais les villas avec piscine des hauteurs de Saint-Tropez, les manoirs du pays d’Auge ou les bastides du Lubéron qui sont squattés : si c’était le cas, du reste, les propriétaires sauraient faire déguerpir en vitesse les délinquants. Contrairement aux victimes réelles, qui elles n’ont pas les moyens de se payer des avocats spécialisés, et qui parfois n’ont même pas de quoi se reloger – mais qui, vient de nous dire le Conseil constitutionnel dans sa décision du 26 juillet dernier, sont tout de même responsables dans le cas où l’édifice squatté causerait un préjudice à un tiers. Bref, une situation révoltante à laquelle le commissaire et la capitaine répondent d’une manière qui (actuellement) n’est peut-être pas tout à fait légale, mais qui leur (et me) paraît tout à fait morale et légitime.

ÉLÉMENTS : La qualité et le charme des romans policiers tiennent pour beaucoup à l’épaisseur et à l’originalité des personnages récurrents, à commencer par le ou les enquêteurs. Est-ce cela qui vous a conduit à vous attarder un peu plus sur votre duo, le commissaire Lohmann et la capitaine Morin, à multiplier les scènes de vie de couple ? Nous ménagez-vous des surprises dans de prochaines enquêtes ? Avez-vous des perspectives pour leur avenir ? Franchiront-ils, un jour, le cap du simple concubinage malgré les pressions professionnelles, au risque de transformer la capitaine Morin en une sorte de Madame Maigret ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. Figurez-vous que c’est exactement ce que me disait Alain de Benoist il y a deux ou trois mois, avant la sortie de ce nouvel opus, dont j’espère que, sur ce plan du moins, il répondra en partie à ses attentes. Ce qui est amusant, lorsque l’on est de mon côté du stylo (j’écris tout à la main avant de le dicter à mon ordinateur), c’est de faire grandir peu à peu les personnages, d’évoquer leurs rapports, intimes ou non, mais aussi leurs amis, leurs parents, leurs histoires personnelles. Dans le précédent volume, Tout le pays est rouge, je révélais que le commissaire Lohmann n’était autre que le petit-filsdu célèbre commissaire berlinois, Der dicke Lohmann, à qui la légende (et Fritz Lang) attribuent l’arrestation de M. le Maudit. Dans le même volume, c’est à l’occasion d’un cocktail chez l’une des protagonistes de Un mauvais maître que le commissaire comprend la solution de l’énigme. Par ailleurs, comme dans les volumes précédents, il obtient des informations capitales d’un ami, Fabrice Villeneuve, ancien patron d’un groupuscule légitimiste reconverti dans le renseignement et l’espionnage. Bref, tout le monde se croise, se rencontre, se concerte, se parle, se fuit, sur un espace géographique très réduit, puisque l’essentiel des enquêtes se situe dans le nord-est du 9e arrondissement de Paris, autour de la rue des Martyrs, de la rue Lafayette et du quartier de la Nouvelle Athènes – avec, cette fois-ci, une incursion de quelques centaines de mètres dans le 10e arrondissement, jusqu’à la place Franz-Liszt et à l’église Saint-Vincent-de-Paul. En somme, il n’est pas nécessaire de se prendre pour Balzac (à qui j’ai emprunté le crime du Doigt de Dieu ainsi que les prénoms de la victime et de la coupable), pour s’amuser à construire une petite comédie humaine, et ce faisant, à donner de la chair à ses personnages. Si tout va bien, le processus devrait se poursuivre dans le prochain épisode…

ÉLÉMENTS : Si l’on retrouve effectivement des personnages familiers, le titre de ce nouveau roman paraît plus mystérieux : qu’est-ce donc que « la constante de Théodore » ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. C’est ce qu’explique la capitaine Morin à un moment crucial de l’intrigue : « Un de mes rares souvenirs de maths au lycée, c’est un prof qui nous avait raconté que la racine carrée de trois est un nombre irrationnel et que c’est un mathématicien grec de l’Antiquité qui l’a découvert, ça s’appelle la constante de Théodore. » Je n’en dirai pas plus pour l’instant, d’autant qu’il y a un indice sur la couverture : là encore, c’est aux lecteurs de découvrir de quoi il s’agit. Et pourquoi c’est aussi saignant.

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