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La querelle de la sécularisation

La querelle de la sécularisation

Sous-titré « Essais de théologie politique », au pluriel, La puissance et la foi (La Nouvelle Librairie) d’Alain de Benoist éclaire des questions essentielles, en particulier la querelle autour de la sécularisation. Pierre Le Vigan en présente les tenants et les aboutissants.

Nous nous attacherons à une seule des questions abordées par Alain de Benoist, l’essai consacré au débat entre Carl Schmitt, Erik Peterson et Hans Blumenberg. Le débat ou la « querelle » dite de la sécularisation. Pour faire court, la question est : la sécularité est-elle la sécularisation ? Oui, dit Schmitt. Non, dit Blumenberg. La question est mal  posée, dit Peterson. Pourtant, comment en sommes-nous venus à nous interroger sur cette question ?

Le principe du christianisme, principe hérité du judaïsme, a été de nier qu’il y eût du sacré dans ce monde. À partir de là, aussi bien la nature que le bien commun de la cité ont une valeur relative. Pour le dire autrement, il est possible d’être mauvais citoyen quand les exigences de la foi paraissent s’opposer aux exigences du politique. Dans le même temps, l’autonomie de l’individu par rapport au choix de sa foi et aux exigences de celle-ci devient la valeur suprême.

La conséquence de la dévalorisation du monde d’en bas, le seul dont l’existence est attestée, est que l’on peut y faire ce que l’on veut. De là se sont développés deux phénomènes. L’un est l’arraisonnement du monde sans limites. L’autre phénomène en est la conséquence : c’est le désenchantement du monde. Si le christianisme désacralise le  monde, il ne lui enlève pas une dimension idéologique, bien au contraire. La vision du monde du christianisme n’est pas sacrale, mais elle n’est pas neutre pour autant. Le christianisme entend faire descendre sur terre les idéaux du ciel. Cela ne se fait jamais de manière complète, à cause du péché originel. C’est un processus sans fin, ce que l’on observe avec l’actuelle inflation des droits (droit au logement, droit au regroupement familial, droit de ne pas être expulsé, droit aux soins gratuits sans jamais avoir cotisé, etc.).

L’empreinte du judéo-christianisme

La sécularisation a été ce mouvement de descente sur terre des idéaux chrétiens. La question est de savoir si, en descendant sur terre, ils se sont évanouis (Hans Blumenberg) ou s’ils se sont transformés (Carl Schmitt), ou s’ils ne sont pas descendus et ne peuvent descendre (Erik Peterson).  

Pour beaucoup d’observateurs, de Max Weber à Karl Löwith, les idéaux chrétiens ont bel et bien donné son visage à notre société, malgré des déformations. Quelques exemples de cette imprégnation de notre société par les idéaux chrétiens : l’égalité devant Dieu a donné lieu à l’égalité juridique (libéralisme), puis à une recherche d’égalité sociale réelle (socialisme), puis au sans-frontiérisme (Puisque les différences entre les hommes sont accessoires par rapport à leur foncière égalité devant un Dieu universel, à quoi bon faire subsister des appartenances intermédiaires comme les nations et les civilisations ? Seuls doivent subsister l’individu et l’humanité. Les entre-deux doivent disparaître.).

Judaïsme et christianisme sécularisés ont donc donné son visage actuel à l’Occident et sont même à l’origine de ce que Norbert Elias appelle sa dynamique  (La dynamique de l’Occident, 1975). Bien entendu, le  christianisme a eu une portée plus grande que le judaïsme dans ce processus, n’étant pas une religion ethnique, mais une religion universelle comme l’islam. Au plan idéologique, aucun marcionisme ne peut toutefois faire oublier qu’il est emmanché dans le judaïsme. [Au IIe siècle, Marcion de Sinope, en Asie Mineure, envisageait un christianisme déconnecté du judaïsme, ce qui, notons-le, n’impliquait aucunement un christianisme antisémite dont la tentation existera plus tard].

Comment une telle influence du religieux monothéiste sur le politique a-t-elle pu être possible ? En théorisant justement l’autonomie de la société et du politique par rapport à l’ordre du ciel. Le principe de toute religion monothéiste est de séparer le créé et l’incréé, la foi et la communauté, la croyance et les rites d’un côté, le service du bien commun et le politique de l’autre. Ce principe aboutit à séparer la sphère publique et la sphère privée, (sauf quand tout équilibre public-privé est rompu au profit de la religion absorbant tout et surplombant le politique, comme dans l’islam, mais aussi comme dans le christianisme médiéval qui fut le nôtre). C’est sur ce modèle, propre à développer l’individualisme et la lutte de tous contre tous, et à faire primer le salut personnel sur la coopération, que s’est fondé l’Occident. Non sans développer des vertus d’émulation (Louis Rougier, Le génie de l’Occident, 1969 ; André Amar, L’Europe a fait le monde, 1966. Deux ouvrages intelligents mais caractéristiques de l’impasse de l’occidentalisme comme addition sans synthèse de pensées contradictoires, André Amar ayant de surcroît fortement tendance à passer du judaïsme au christianisme en enjambant les Grecs et les Romains).

Pourquoi parler de théologie politique ?

Qu’a fait l’Occident chrétien du sacré ? Soit la religion met du sacré dans la société en cherchant à contrôler cette société, soit elle garde pour elle le sacré et désacralise la société. Dans ce jeu, la religion monothéiste ne peut que se heurter au politique quand celui-ci cherche à renforcer sa légitimité ou à s’en donner une.  Car toute légitimité se veut aussi sacrale. Toutes les tentatives, depuis la chute de l’Empire byzantin, d’identifier le souverain avec le divin (Louis XIV, Napoléon ; précisons : ces souverains ne se disaient pas Dieu, mais voulaient faire apparaître leur pouvoir comme de nature divine), sont des réactions, toujours vouées à l’échec, contre la séparation entre la fonction souveraine et la fonction sacrale. Le rêve d’un « roi philosophe » est, comme le dit Jacques de Saint-Victor à propos de Platon, la « première utopie de l’histoire universelle ». Ce rêve a toujours été celui des empereurs et des grands rois : incarner une certaine forme de perfection et d’achèvement de l’histoire du monde, l’union d’Apollon et de Dionysos, de la sagesse et de la grandeur, de la limite et du report de toutes les limites.

Quelle forme a pris la descente sur terre des idéaux chrétiens ? Cela a pu être l’arrivée des idéaux réinterprétés comme dans Le Nouveau christianisme de Saint-Simon (1825), voire avec le socialisme chrétien de Pierre Leroux quelque vingt ans plus tard. Mais cela a pu prendre aussi la forme d’un rejet apparent du christianisme, tout en restant tributaire de celui-ci, comme le remarquait Karl Löwith (Histoire et salut, 1949). Réinterpréter un christianisme vu dans son aspect émancipateur : ce fut le cas de Turgot, Condorcet, voire Marx. D’où une question : toute pensée politique n’est-elle pas aussi théologico-politique ?

Quand Carl Schmitt, lui-même catholique, écrit sur la théologie politique – il publie deux ouvrages portant ce titre, en 1922 et en 1969 –, il indique que l’ensemble des concepts du politique et de l’État (qui n’est qu’une part du politique) vient de la théologie chrétienne, et surtout catholique. Pour le dire autrement, les idées chrétiennes, devenues folles ou pas, restent chrétiennes, et la remarque de Chesterton est à peu près aussi convaincante pour comprendre l’histoire que de dire du stalinisme que ce sont les idées de Lénine devenues folles, ou de l’hitlérisme que ce sont les idées nationales-socialistes devenues folles. Les idées ont leur logique et, comme disait Goethe, pour les comprendre, il faut les pousser à leurs limites. Il reste que la descente sur terre des idéaux chrétiens tend à faire prévaloir la recherche d’une vérité du droit qui s’imposerait au politique, celui-ci étant alors considérablement affaibli dans la mesure où la souveraineté, à la fois nationale et populaire, est de ce fait privée de toute sacralité au profit du droit. Ce n’est plus le politique qui produit le droit, c’est le droit qui définit le (petit) domaine de ce qui peut rester politique.

Que reste-t-il du droit positif ?

Pour le dire autrement,  le politique, dans un monde où le christianisme est sécularisé, c’est-à-dire descendu dans le siècle, n’est plus la source du droit (droit positif), mais est ce qui est limité par le droit, un droit préexistant au politique. Le politique subit donc une injonction incapacitante qui est celle du droit attaché à chaque personne humaine. Le choc des droits crée un marché du droit. Ainsi, le « droit au logement » (qui peut légitimer des squats)  s’oppose à un « droit du propriétaire à récupérer son logement squatté ». Le droit n’est plus l’application d’une loi claire pour tous – qui ne nécessite guère l’intervention d’avocats –, mais devient le choc de plusieurs lois, ayant chacune leur logique, ce qui implique un recours croissant à des avocats. La rigueur juridique s’effondre, et le contrôle par les agents publics devient plus approximatif, voire déficient.

Exemple : les permis de construire délivrés, dans certains cas, sous réserve de l’accord unanime d’une copropriété, ne sont plus l’objet d’une vérification de cet accord avant la délivrance du permis de construire. C’est à l’éventuelle victime (ou aux victimes) de faire un recours dans les délais impartis, donc de faire le travail qu’aurait dû faire l’administration, et ce à ses frais via un avocat. C’est l’américanisation du droit, ou encore le libéralisme (de la concurrence « libre et non faussée

Exemple : les permis de construire délivrés, dans certains cas, sous réserve de l’accord unanime d’une copropriété, ne sont plus l’objet d’une vérification de cet accord avant la délivrance du permis de construire. C’est à l’éventuelle victime (ou aux victimes) de faire un recours dans les délais impartis, donc de faire le travail qu’aurait dû faire l’administration, et ce à ses frais via un avocat. C’est l’américanisation du droit, ou encore le libéralisme (de la concurrence « libre et non faussée » – sic – des avocats) triomphant du républicanisme civique.

D’une manière générale, on en arrive, avec la fin du droit positif, à des situations ubuesques. Ainsi, par la loi DALO du  5 mars 2007 (instaurant le droit au logement opposable), l’État se condamne lui-même à une amende en tant qu’il n’est pas capable de faire respecter le droit au logement. Guerre de tous contre tous et schizophrénie de l’État contre l’État ont partie liée.

C’est à l’encontre de cet affaissement du politique que Hobbes disait : « L’autorité, non la vérité, fait la loi. » Mais le problème est que l’autorité sans sacralité souffre d’un excès de constructivisme fragile. L’autorité n’a pas un bon appui. Et sans bon appui, on peut lâcher prise et tomber. Ce n’est pas l’alpiniste et écrivain Bruno Favrit qui nous contredira.  Or, quelle est la légitimité d’une autorité sans sacré ? Comment peut-on faire adhérer à cette autorité autrement que par la seule contrainte ? C’est aussi le problème qui se pose dans les démocraties finissantes, voire comateuses, telles que la nôtre. Le langage des droits a désacralisé le politique et l’a réduit à un arbitrage maladroit entre les exigences du Capital, prépondérantes pour ses fondés de pouvoir (les élites mondialistes), et les accommodements que la société réclame. Avec la sécularisation des idéaux chrétiens se produit le triomphe des droits subjectifs, droits attachés à la personne humaine, sur les droits objectifs, ceux d’un peuple et d’un État.

Réfutation de la théologie politique

C’est justement cette thèse que conteste Erik Peterson, catholique allemand tout comme Schmitt. Peterson explique, dans Le monothéisme comme problème politique (1935), qu’un Dieu trinitaire, un seul Dieu en trois personnes (le Père, le Fils, le Saint-Esprit), est incompatible avec une quelconque imprégnation du politique par le théologique. Le trinitarisme a des variantes : le Saint-Esprit procède du Père et du Fils selon l’Église romaine, il procède seulement du Père selon l’Église grecque-byzantine. Mais en aucun cas, il ne peut y avoir de lien entre politique et théologie. La séparation entre Église et politique est donc totale. Leurs rôles sont séparés, indépendamment de tous les accommodements contingents. Toutes les tentatives de mettre de la sacralité dans le politique  sont ainsi délégitimées : la Rome chrétienne, l’Empire de Charlemagne, le Saint-Empire romain germanique.

Or, que toutes ces tentatives de politique sacralisée se soient produites dans une tension entre le religieux et le politique n’empêche pas qu’elles sont apparues comme une tentation permanente. Pas seulement une tentation permanente des puissants. Elles ont aussi été une attente des peuples. Il existe un besoin anthropologique de mettre du sacré  dans le politique, de sacraliser l’idée de la souveraineté juste, de faire se rejoindre les vertus qui sauvent notre âme et les vertus qui sauvent la cité. Dans le cas, par exemple, de la « théologie de la libération », cela prend la forme de la descente sur terre d’idéaux chrétiens radicalisés, ou, si l’on préfère, pris au sérieux, pris au pied de la lettre. Cela peut aussi simplement consister en une instrumentalisation : vouloir que le politique bénéficie de l’aura du religieux (Espagne de Franco, France de Pétain). Cela n’est que supercherie, selon Peterson. Selon lui, la nouveauté de l’Evangile fait que rien de politique ne peut se situer sur le même plan que la théologie. L’existence d’une théologie politique est une impossibilité logique.

Hans Blumenberg, juif allemand converti au catholicisme, ne croit pas non plus à une théologie politique, mais pour de tout autres raisons. La modernité, explique-t-il, ne consiste pas dans la poursuite d’un récit théologique descendu sur terre, laïcisé. La modernité constitue une rupture. Dans les idéaux modernes, ceux des Lumières, de la Révolution française, des autres révolutions, on ne retrouve pas les idéaux chrétiens descendus sur terre, on ne retrouve pas la vieille querelle de l’Église et de l’Empire sous d’autres formes, mais nous sommes confrontés à une nouveauté radicale. La philosophie du progrès, qui est au cœur de quasiment toutes les pensées révolutionnaires depuis deux siècles et demi, n’aurait rien à voir avec les conceptions judaïques et chrétiennes de l’histoire. Elle serait une rupture, inaugurant l’idée d’un progrès de l’homme pour lui-même et par lui-même, sans idée de salut. En somme, la modernité serait auto-fondée. L’homme se créé lui-même comme sujet historique. La thèse de Blumenberg est ainsi opposée à celle de Carl Schmitt, pour qui l’arrière-fond théologico-politique a changé d’aspect, mais subsiste sous des formes nouvelles et reste déterminant.

Les religions politiques

Il faut aller plus loin et, justement, se préoccuper de ces formes nouvelles. On peut penser que le fond théologique de la politique subsiste, mais qu’il est parfois inversé. Interverti dans son contenu. Pour certains, le péché originel est remplacé par un état de grâce originel. Le salut est parfois mis, non dans la conformité aux attentes de Dieu, mais dans l’adéquation la plus étroite possible avec la lutte pour la vie : le vitalisme comme religion (c’était en partie le cas du national-socialisme). Le paradis à venir est parfois remplacé par la nostalgie d’un âge d’or. De même, la théologie de Joachim de Flore, faisant se succéder l’Âge du Père, l’Âge du Fils, puis l’Âge du Saint-Esprit, a pu influencer des philosophies de l’histoire, visant à ramener celle-ci à l’accomplissement d’une destinée, comme l’a vu Eric Voegelin (Les religions politiques, 1938). Le salut n’est plus une attente au-delà de notre monde, mais un salut dans ce monde même (Karl Löwith, Histoire et salut).

Ce n’est donc pas tant la théologie chrétienne qui devient une ambition théologico-politique que le politique qui se veut le bras d’une nouvelle religion. Le IIIe Reich voulait ainsi créer une Église du Reich. Il oscillait entre la récupération du christianisme et la lutte contre celui-ci, qu’Hitler ne voulait pas engager par pragmatisme. De même, certains théologiens catholiques, tel Michael Schmaus, théorisaient la compatibilité entre catholicisme et national-socialisme. Celle-ci s’avèrera néanmoins de plus en plus difficile et tendue, et finit par être impossible. Le juriste nazi Roland Freisler dira en 1944, à l’occasion du « procès » du complot contre Hitler : « Le national-socialisme et le christianisme n’ont qu’un point en commun : ils exigent l’homme tout entier. » La formule résumait bien la position de chacun. C’est pour cette même raison – exiger l’homme tout entier – que communisme et christianisme auront des rapports conflictuels dans les pays où les partis communistes furent au pouvoir.

Résumons. À partir du moment où l’ambition politique se veut une ambition totale, le fruit d’une conception du monde, elle ne peut que devenir théologico-politique et entrer en conflit avec le religieux. Faut-il pour autant réduire le politique à la gestion pure ? Nullement. Comme le rappelait Frédéric Saint-Clair récemment (Comment sortir de l’impasse libérale ?), les sociétés ont besoin d’une esthétique. Celle-ci fut, hier, en partie apportée par la religion, en partie par le politique, aujourd’hui par personne. Il est nécessaire qu’une esthétique soit à nouveau portée par le politique, sans qu’il ait vocation à en avoir le monopole. Il faut sans doute d’abord viser à faire du beau pour faire du bien et du juste. « L’Europe n’existe que quand elle cesse d’être l’Occident du monde », disait Giorgio Locchi (Définitions, La Nouvelle Librairie). Cesser d’être un processus sans sujet et redevenir le sujet de soi.

Derniers ouvrages de Pierre Le Vigan parus : Éparpillé façon Puzzle. La politique de Macron contre le peuple et les libertés, Perspectives Libres, 2022 ; Nietzsche et l’Europe, Perspectives Libres, 2021 ; Le Grand Empêchement. Comment le libéralisme entrave les peuples, Perspectives Libres, 2020 ; Comprendre les philosophes. Une introduction à la pensée de 26 philosophes, Dualpha, 2022 ; La planète des philosophes. Une introduction à la pensée de 34 philosophes, Dualpha, à paraître, 2023.

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