Quel genre de prophète étrange pourrait avoir l’idée d’entrer dans sa vie publique – tout ça à pas même trente ans – en commençant immédiatement par sa propre crucifixion ? Ce drôle de prophète, à la foi génial et légèrement fou, c’est un jeune écrivain – shooté à l’en croire à la haine le matin même avec son stylo Mont Blanc – qui débarque un soir de février 1985 sur le plateau d’Apostrophe, bien déterminé à en découdre avec le monde entier. Cet épisode d’Apostrophe, c’est son chemin de croix, entre les crachats d’un Sportès et les coups de poing d’un Benamou, l’étape inaugurale d’une carrière littéraire entamée dans le bruit et la fureur, en même temps qu’une des plus belles œuvres de sa carrière artistique, une séquence vidéo légendaire – avec son lot de tensions cocasses et de diatribes ciselées qui donneront à l’ensemble un sentiment de vérité intempestive digne des meilleurs films de Jean Eustache – qui se laisse toujours regarder avec autant de jubilation quarante ans plus tard.
Ce prophète, vous l’aurez reconnu sans difficultés, c’est notre cher Marc-Edouard Nabe national, en costume et nœud papillon pour l’occasion, le jeune homme qui pensait à 25 ans que pour être un grand écrivain il fallait se prendre au moins pour le Christ en personne – a minima pour Céline, Rimbaud ou Rebatet ; et faire le pari de la grandeur au risque de tomber dès la seconde qui suit dans le pire ridicule et finir en Don Quichotte, ce drôle de Christ raté. Comme il l’écrira plus tard dans sa préface à J’enfonce le clou : « L’évolution naturelle pour un artiste, c’est le terrorisme. » Et c’est bien avec un certain panache tout bonnement terroriste, en ce soir de février 1985, que Nabe aura soigneusement disposé sa charrue avant ses bœufs, conscient que quoi qu’il advienne de toute façon nul n’est jamais prophète en son pays. Le drame de Marc-Édouard Nabe – en même temps que ce qui le rend quarante ans après toujours aussi légendaire –, c’est d’avoir cherché à obtenir son certificat d’indignité nationale avant d’avoir écrit son Voyage au bout de la nuit. Et le problème, quand on a commencé à 25 ans par la fin de sa vie avec sa propre crucifixion, c’est qu’il lui faudra désormais sans cesse ressusciter. De Je suis mort à L’homme qui arrêta d’écrire – ce qui représente au passage une dégradation bien pire que la mort pour un être habité par la littérature comme Nabe – , c’est toujours la même mise en scène de sa propre mort sans cesse revisitée et chaque fois suivie de la même sempiternelle résurrection qu’il se plaît tant à rejouer. C’est là un trait de personnalité que l’on retrouvera chez lui tout au long de sa vie, à travers ses changements de pied successifs, ne serait-ce qu’en matière religieuse. Comme s’il lui fallait régulièrement déposer sa mue derrière lui pour mieux repartir avec de nouveaux livres, et une énergie toujours décuplée, dans son combat avec le monde. Et force est de constater aujourd’hui que chacune de ses pages ne vieillit pas.
Le goût altier de la provocation
S’il y a bien une chose en revanche que Nabe n’a en tout cas jamais renié, c’est son goût singulier pour la provocation ; et après son passage chez Pivot – bien que celui-ci ne fut jamais égalé en termes d’intensité, on ne refait pas éternellement sa première fois ! –, chacun de ses passages télé restera un moment chargé d’apocalypses. Écrivain habité par le scandale de la vérité ou « stradivarius sans partition » pour reprendre les mots peu amènes à son égard de Jean-Edern Hallier, c’est toujours avec la même fougue suicidaire et la même vivacité d’esprit que Nabe reprend sans cesse le chemin du combat. Avec l’islam notamment, où Nabe repart au casse-pipe après le 11 septembre, certain de percevoir quelques lueurs d’espoir au milieu des décombres, et en bon kamikaze lui-même, capable d’apprécier un travail de démolition bien ficelé dans la destruction du World Trade Center. À sa manière, dans son anti-occidentalisme primaire, Nabe aurait pu devenir par la suite une sorte de Guénon flamboyant pour temps d’Apocalypse ; et peut-être passa-t-il à côté de son destin avec sa non-conversion à l’islam ? À moins que ça ne soit l’islam qui ait raté son destin en passant à côté de Marc-Édouard Nabe… L’islam, religion dont il ne prendra jamais totalement la mesure, imperméable à sa profondeur métaphysique et se cantonnant à une lecture superficiellement historique et politique du phénomène islamiste. Car Nabe – même lui ! – malgré l’étendue de son talent, demeure avant tout un homme de son époque, un libertaire forcené – ontologiquement incompatible avec la soumission consubstantielle à l’islam – formé politiquement dans sa première jeunesse par la bande anarchisante à Choron, d’Harakiri à Charlie Hebdo. Il ne lui restera après ce rendez-vous manqué avec l’Histoire – à moins qu’il n’ait fait là que christiquement résister à la troisième tentation de Satan au désert ? – plus qu’à quitter la France – et comment lui jeter la pierre ? – pour partir s’exiler à Lausanne, sur les rives du lac Léman, se convertissant au passage contre toute attente – soixante ans exactement après son baptême catholique à Marseille – à un protestantisme qu’il avait jusque-là passé une bonne partie de sa vie d’écrivain à conspuer, mais au sein duquel il pourra enfin donner libre cours au profond sentiment d’élection propre à sa nature de prophète vétérotestamentaire.
Une vision singulière et transcendante
Il faut pourtant lire et relire aujourd’hui toutes les chroniques littéraires mémorables de Marc-Édouard Nabe, où à la manière d’un Dostoïevski rédigeant dans l’ombre de ses grands romans son Journal d’un écrivain, il aura croqué avec une jubilation communicative l’actualité – « la matière première des vrais artistes » selon lui – des années 90 et 2000 comme nul autre – mis à part peut-être Philippe Muray dans un style moins kamikaze – en venant poser sa vision singulière et transcendante d’écrivain sur la confusion d’une époque qu’il aura su cerner mieux que tous les autre écrivaillons l’environnant réunis. Il faut imaginer Marc-Édouard Nabe sauter sur son canapé devant sa télévision, comme un soir d’Apocalypse, parce qu’il pressent que la vérité sur l’humanité n’est plus très loin lorsqu’il entrevoit Loana en train de se faire prendre part Jean-Édouard dans la piscine du Loft. Oui, il est fort à parier que Marc-Édouard Nabe ait mis tout son génie dans ses chroniques. C’est en tout cas dans ce genre-là qu’il aura le mieux composer avec la dynamite littéraire qui ne demandait en lui qu’à exploser ; affronter l’insoutenable réalité du monde – aussi déréalisée soit-elle comme aujourd’hui – demeurant le seul combat perdu d’avance à la mesure d’un véritable écrivain.
Mais génie qui semble malheureusement devoir le fuir dans ses romans – et ici s’arrête pour l’heure la flatteuse comparaison avec Dostoïevski. Il aura probablement manqué à Nabe dix ans de relégation dans un bagne périphérique, beaucoup de solitude et moins de mondanité pour acquérir une compréhension intime de la Chute et la certitude que le péché originel passait également par lui. Hélas on ne devient pas si aisément un grand romancier sous le joug mollasson d’un régime libéral et démocratique. Parce qu’il surplombait de trop haut son époque par son talent, Nabe, contrairement à son meilleur ennemi Michel Houellebecq, aura refusé de se traîner dans la boue de l’époque avec ses personnages au risque de peiner à la régurgiter pleinement dans ses romans. Il reste encore aujourd’hui le parfait miroir inversé des petits toutous policés troussant sur mesure, à l’occasion de chaque rentrée littéraire, leurs petits romans goncourisables destinés à faire jouir des neurones la masse pestilentielle des rombières retraitées de l’éducation nationale. Oublié au milieu de tous ces nains de jardins emboîtés l’un dans l’autre au sein de la grande partouze post-littéraire, c’est pourtant bien lui qui restera. On lira dans un siècle – si l’espèce humaine est encore là et que lire signifie toujours quelque chose – les chroniques de Nabe pour comprendre le basculement du monde dans le XXIème siècle comme on lit aujourd’hui, pour comprendre le désastre français de 40, Les Décombres de Rebatet.
Tout ce qu’on pourra donc lui souhaiter aujourd’hui pour ses quarante ans d’Apostrophe, c’est de finir ici-bas comme Dostoïevski – dans une gloire éternelle ! – en écrivant enfin le grand roman que l’on attend de lui. Encore un petit effort monsieur Nabe, l’immortalité littéraire finalement ça n’est plus si loin que ça ! En tout cas, moi président, je rediffuserais ce samedi 15 février 2025 à 20h – et encore sur toutes les chaînes nationales – la plus grande œuvre jamais filmée de l’histoire de la télévision française. Après tout, quarante années après les faits, c’est pas trop mal pour une résurrection, non ? En attendant qu’il soit donné à Nabe l’occasion de sortir de son désert, on peut toujours continuer à lire au fil des jours quelques-unes des phrases qu’il nous aura laissées. Et ça, dans la morosité des temps présents, c’est déjà en quelque sorte se promener d’avance au paradis.
Allez Marc-Édouard, reviens ! Arrête de faire le mort à la fin… Tu finirais presque par me faire écrire une chronique aux faux airs d’éloge funèbre avec ça ! D’accord la France est plus dégueulasse que jamais… mais regarde comme elle a terriblement besoin de kamikazes en ce moment ! Ne serait-ce que pour mieux abréger ses derniers supplices !…
© Photo : capture vidéo de l’émission « Ce soir ou jamais » du 10 janvier 2014. Entretien entre Frédéric Taddeï et Marc Édouard Nabe.