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« La fin d’un monde » et la montée du vide contemporain

On parle beaucoup de la capacité de Patrick Buisson à dire l’avenir politique et social. Pour qui prend la peine de le lire, il saute aux yeux que cette capacité de prédiction ne lui vient pas d’un regard essentiellement tourné vers le futur, mais vers l’histoire. Peut-être mieux que quiconque, il saisit la singularité de l’instant présent en le replaçant dans le temps long. C’est ainsi seulement que peuvent apparaître les lignes de force temporairement occultées, les clivages souterrains qui, tôt ou tard, reparaissent au grand jour. La fin d’un monde est une illustration saisissante de sa capacité à saisir les traits saillants d’une époque.

Face au néant infertile

Résumons sa thèse avec nos propres mots : l’époque contemporaine, particulièrement les années 1960-1975, est marquée par une vertigineuse montée du vide. En quelques années, le monde traditionnel se vide. Les campagnes se vident. Les églises se vident, de fidèles, mais aussi de prêtres. Ce qui restait d’autorité paternelle se vide de toute légitimité. L’homme lui-même se vide, de toute vie intérieure, pour ne plus vivre que d’apparences extérieures (consommation, modes vestimentaires, cheveux longs, etc.) Si ce grand vide a d’abord pu paraître libératoire, source de créations exubérantes, nous pouvons mieux, soixante ans plus tard, le considérer pour ce qu’il fut – un néant infertile. Cette idée du vide est au fond la grande idée moderne, de la philosophie la plus abstraite (anthropologie de la « table rase ») jusqu’au faits quotidiens les plus banals (« se vider » la tête en partant sur une plage exotique) : toujours couper les liens, araser tout ce qui peut enchaîner.

À lire Patrick Buisson, ce qui paraît peut-être le plus sidérant est la vitesse à laquelle le monde ancien s’est dissous. Nombre d’auteurs font remonter sa disparition à la Révolution de 1789, à la révolution industrielle (Edward P. Thompson, Karl Polanyi), voire à l’essor des chemins de fer (Eugen Weber). La fin d’un mondenous montre qu’à l’orée des années 1960, le monde traditionnel restait vivant en France. Les rites agraires restaient vivaces dans les campagnes, une multitude de saints peuplaient villages et quartiers, chaque bourgade avait un clocher et un bistrot qui vivaient presque en continu, les hommes ressentaient la fierté de fonder une famille, le nom de famille prévalait encore souvent sur le prénom, etc. En quinze ans, la quasi-totalité de tout cela a été balayée.

Patrick Buisson dresse un inventaire précis : la fin du monde paysan, l’effondrement de l’Église et l’éclipse du sacré, ainsi que l’effacement des pères. Tous trois sont intimement liés. Dans le monde paysan, l’irruption du tracteur et du crédit introduit un rapport à la terre instrumental, comptable, en même temps que la télévision met fin à la vie communautaire, extirpant les hommes du bistrot pour les cloîtrer devant le petit écran. Cette dynamique est intimement liée à l’érosion de la religiosité populaire : cycle sacré et cycles des moissons se délient, en même temps que l’Église elle-même doute de son autorité. On s’en remet peu à peu aux machines plus qu’à tel ou tel saint pour espérer de fructueuses récoltes. Enfin, l’abandon du Père divin coïncide avec la mort du « pater familias » dans une civilisation qui s’urbanise. Les types humains issus du monde rural, durs à l’effort, s’effacent pour laisser place au divertissement et à la consommation.

Vatican II et la perte du sens du sacré

La partie peut-être la plus nouvelle et la plus puissante du livre est celle qui concerne l’épuisement du catholicisme après le concile de Vatican II. Dans une démonstration implacable, Patrick Buisson explique le rôle tenu par le concile dans l’abandon de la religiosité populaire. La piété des milieux ruraux était toujours demeurée teintée de paganisme, calquée sur les moissons, mêlant toujours cérémonies et fêtes (rogations, processions). Avec Vatican II, l’Église se fait rationaliste, centrée sur la parole abstraite et la foi individuelle plus que sur la fusion communautaire. Parallèlement, en même temps qu’elle abandonne l’immense diversité des saints et des célébrations locales, l’Église tend les bras au monde, proclame la liberté religieuse, s’ouvre à l’œcuménisme, déclare rechercher le salut de tous les hommes et non plus celui des seuls fidèles, abandonne le latin pour les langues vernaculaires, renonce à parler du mal et des fins dernières. Tous ces changements sèment un grand désarroi dans le petit peuple.

Les conséquences sont considérables et dépassent très largement les seules questions de foi. C’est toute forme de sacré qui sort du monde. « Les noces multiséculaires du catholicisme français et du monde rural, fondées sur la permanence, la stabilité, la répétitivité, et l’étroite correspondance des cycles religieux et des cycles temporels, furent ainsi rompues comme fut refoulé l’univers symbolique qui s’y rattachait. » Cette fin du sacré coïncide avec le moment où l’on rejette la mort pour ne plus la voir, où l’incinération des corps se substitue à leur inhumation, non pour donner du sens, mais par crainte que plus personne ne vienne visiter le cimetière.

Là est peut-être l’immense leçon du livre : si nous avons perdu quelque chose d’infiniment précieux à l’époque contemporaine, c’est bien le sens du sacré, quel qu’il soit. Ce sacré qui donnait du sens à la vie et à la mort, qui faisait que l’on pouvait donner sa vie pour plus grand que soi. Le consommateur moderne, tourbillonnant frénétiquement dans les centres commerciaux, est le fruit de cet oubli du sens.

Comme un lâche soulagement de n’être plus rien…

Pour conclure, un mot du sous-titre : « Une histoire de la révolution petite-bourgeoise ». De petits-bourgeois, il en est paradoxalement bien peu question dans ces pages, au moins pas explicitement. Mais un cruel portrait se dessine en creux. Le petit-bourgeois, c’est l’homuncule contemporain qui accepte le grand vide comme un soulagement : soulagement de ne plus devoir porter sur ses épaules le poids d’une famille et l’autorité d’un père ; soulagement de ne plus devoir transmettre aucun héritage (sauf quelques avoirs en banque) ; soulagement, au fond, de ne plus avoir aucun devoir, ni vis-à-vis de lui-même, ni vis-à-vis de sa lignée, ni vis-à-vis de sa communauté. Tel est le terrible soubassement psychologique de notre temps.

Avec La fin du monde, Patrick Buisson montre à ceux qui l’ignoraient encore qu’il est un historien de tout premier plan. Un souffle puissant anime ces pages, que font vivre quantité de sources nouvelles : presse écrite mais aussi archives télévisuelles et cinématographiques, chansons, documents conciliaires, etc.

Par sa hauteur de vue, le livre est à placer au même niveau que d’autres classiques consacrés à la fin du monde traditionnel, notamment le monumental ouvrage d’Eugen Weber sur La fin des terroirs qui se concentrait sur la période 1880-1914.

Source : Institut Iliade

Patrick Buisson, La Fin d’un monde, Albin Michel, Paris, 2021, 528 p., 22,90 €

Patrick Buisson, La Fin d’un monde, Albin Michel, Paris, 2021, 528 p., 22,90€. Achat de l’ouvrage en ligne à la Nouvelle Librairie

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