On pense généralement, surtout parmi les cinéphiles, qu’au cinéma, lorsque les ficelles sont trop grosses, le film manque son but et ennuie. C’est souvent le cas mais pas toujours. En témoignent par exemple les meilleurs films bollywoodiens qui, en plus d’être d’un classicisme carabiné en se pliant aux codes du genre avec une docilité effarante, recourent aux dispositifs les plus éculés pour inspirer telle ou telle émotion au spectateur : c’est gros comme une maison, personne n’est dupe mais… ça fonctionne admirablement bien ! Dans un tout autre genre, le film dont je voudrais parler aujourd’hui entre dans cette catégorie, ne reculant devant rien pour nous apitoyer sur ses héros. On dit souvent du cinéma coréen, au nord aussi bien qu’au sud, qu’il va tirer les larmes du spectateur avec des brucelles. C’est particulièrement vrai pour La Fille aux fleurs, mélodrame social tiré d’un opéra de 1930, La Jeune bouquetière.
Difficile de ne pas verser des torrents de larmes
La scène d’ouverture nous montre une jeune fille évoluant dans un paysage enchanteur marqué par les taches roses vif des fleurs qu’elle cueille. Le côté riant de ces premières images est pourtant trompeur : nous sommes en pleine occupation japonaise et la jeune fille, Cot-boon, cueille des fleurs pour les vendre dans les rues afin d’acheter un médicament pour sa mère malade, qui malgré son état de santé se tue au travail quasiment comme esclave pour le compte des Bae, une famille de propriétaires terriens sans pitié. Ajoutez à cela que son père est mort, que sa petite-sœur Sooni est devenue aveugle après avoir été aspergée de thé au ginseng brûlant par la méchante Mme Bae et que son grand frère est en prison pour avoir tenté de venger cette agression. Difficile d’imaginer plus sombre tableau pour commencer un récit ! Tout va s’assombrir encore pourtant, avec la mort de la mère, exploitée à outrance par ses maîtres, le jour même où Cot-boon est enfin parvenue à économiser suffisamment pour acheter le médicament salvateur. La scène des deux sœurs courant dans les champs, leur petit sachet médicinal à la main, vers le groupe de villageois réunis autour du cadavre de la pauvre femme, est d’une tristesse insupportable. Les choses pourraient-elles être pires ? Si, elles le deviennent lorsque Cot-boon, désormais orpheline, part rendre visite à son frère en prison et qu’on lui apprend à son arrivée qu’il est mort. Et que lorsqu’elle revient dans son village, la voisine en charge de sa sœur lui apprend que la pauvre petite aveugle a disparu, vraisemblablement enlevée par l’intendant des Bae. Présentés comme ça, les ressorts du scénario paraissent grossiers, mais le fait est que durant les deux heures de La Fille aux fleurs, il est véritablement difficile – et l’auteur de ces lignes n’y est pas parvenu – de ne pas verser des torrents de larmes, et ce presque continuellement.
Une scène expiatoire de jacquerie avec torches et bâtons
N’y a-t-il donc aucun espoir ? Si, il y en a forcément, puisqu’il s’agit d’un film révolutionnaire, dont on dit même qu’il a été supervisé par Kim Il Sung en personne. Je préviens mes lecteurs qu’à partir d’ici je vais – comme le disent les Québécois – divulgâcher. En vérité, le frère n’est pas mort, il s’est évadé de prison et les Japonais font croire à son décès pour sauver la face. En fuite, il rejoint les maquisards (dans les rangs desquels, comme on le sait, se trouve à cette époque-là le futur Kim Il Sung) et part préparer la révolution contre l’occupant et contre les capitalistes. Par miracle, il retrouve la petite Sooni, que l’infâme intendant avait abandonnée dans la forêt enneigée en espérant qu’elle meure de froid et, l’ayant recueillie, décide d’aller retrouver sa famille. Apprenant la mort de sa mère et les malheurs de ses sœurs, il ameute les villageois et les exhorte à la révolte : « On ne peut pas vivre avec eux sous le même ciel ! » Eux, ce sont les Bae, qui incarnent soudain tous les malheurs imposés à cette famille et, par métonymie, à la nation tout entière. S’ensuit une scène expiatoire et véritablement libératrice de jacquerie, avec torches et bâtons, où la maison des propriétaires terriens est détruite avec rage. Le spectateur doit alors s’avouer à lui-même – un peu honteusement peut-être – que, le reste du film ayant été si éprouvant par le tableau des injustices qu’il déroule jusqu’à la nausée, il aurait voulu que cette dernière scène soit plus longue, plus violente, plus explicite, qu’elle fasse office d’exutoire pour tous les malheurs accumulés par ces pauvres filles, qu’on assiste à un massacre en bonne et due forme et non à un saccage symbolique. La tolérance à la violence cinématographique est, on le sait, contextuelle, fonction du cadre dans lequel on nous la présente. Insoutenable quand elle est gratuite, elle peut devenir jouissive lorsqu’elle paraît providentielle, purificatrice, voire messianique – ce qui est un peu le cas de cette ultime scène, pourtant bien pudique dans sa représentation.
Des méchants qui ne le sont pas à moitié
En référence au texte dont il est tiré (celui d’un opéra), le film est accompagné par moments d’une narration chantée, déchirante dans ses accents, qui décrit les malheurs vécus par les héroïnes à la manière d’une voix off. « Pour nous qui n’avons pas de pays, le printemps ne vient pas » chante-t-elle par exemple tandis qu’elles s’endorment les larmes aux yeux dans leur misérable masure. Sous cette mélopée désespérée, la première apparition de la petite Sooni, debout au sommet d’une colline avec son bâton d’aveugle, attendant le retour de sa sœur, est un moment d’une grande beauté. La fillette est sans doute le personnage le plus bouleversant du film, celui qui incarne le mieux à la fois la pureté sans défense et l’innocence persécutée. La scène de son accident ferait sangloter les plus insensibles, et toute la justesse de son rôle joue sur cette alliance touchante entre ce qu’elle a de mignon et ce qu’elle a de fragile. Et que dire de cette scène attendrissante dans laquelle, se rendant en ville à l’insu de sa mère et de sa sœur pour gagner de l’argent, elle entonne, au cœur d’un cercle de curieux et accompagnée d’un violoniste, la chanson-thème du film de sa petite voix haut perchée ? Électrisant ! Sooni est ce personnage irrésistible qui ne laisse d’autre choix aux spectateurs que de se sentir pères ou mères, grands frères ou grandes sœurs, affreusement inquiets de ce qui pourrait lui arriver dans cet univers sombre fait de misère et de violence de classe. De l’autre côté nous avons les méchants, qui ne le sont pas à moitié, à commencer par le couple Bae et leur âme damnée, l’intendant grimaçant. Les Japonais font aussi quelques apparitions, que ce soit sous forme de soldats fouettant des esclaves qui posent des rails ou de bourgeois en tenue de ville dans les quartiers des bars et des bordels où Cot-boon vend ses fleurs, présentés toujours sous l’allure habituelle qu’on leur prête dans les films coréens et chinois (c’est-à-dire avec lunettes et fine moustache noire). Mais on les voit étonnamment assez peu, l’attention étant concentrée sur leurs collaborateurs locaux, ennemis désignés par le film comme prioritaires. La bourgeoisie coréenne est aussi, à certains moments, attaquée moins frontalement qu’elle l’est avec les propriétaires terriens, par allusions, comme lors de cette scène dans une boucherie où la servante d’un pasteur vient faire le plein de lard tandis que les petites héroïnes, passant devant l’étal du marchand, sont au bord de l’inanition. « Le dévouement peut même faire pousser une fleur sur un rocher » chante la narratrice en évoquant l’abnégation de la mère. Celle-ci, endettée auprès de ses patrons pour avoir dû emprunter du riz lors des jours difficiles (mais y a-t-il dans ce film des jours qui ne soient pas difficiles ?), se sacrifie intégralement pour ses enfants, prête à tout dans l’espoir que son aînée, Cot-boon, ne soit pas forcée de venir travailler elle aussi dans la maison de ces tyrans ou, pire, de devoir aller servir dans un de ces bars douteux que fréquentent les Japonais. « C’est la tristesse d’un peuple sans nation que nous éprouvons » commente une de ses collègues d’infortune, glissant là (plus ou moins subtilement) un message politique annonçant le dénouement. Dénouement qui, je le répète, rend à lui seul le film moralement supportable… Un grand drame manichéen sur le thème de l’injustice, dans lequel le vice et la vertu ne font pas dans la demi-teinte !