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La féérie musicale de Louis-Ferdinand Céline

La féérie musicale de Louis-Ferdinand Céline

Pianiste et compositeur, Yannick Gomez perçoit avec acuité combien « la langue célinienne coule en torrent musical ». En comparant le génie de Céline à celui de Beethoven au siècle précédent, il signe un essai original : D’un musicien l’autre, publié aux éditions de la Nouvelle Librairie.

ÉLÉMENTS : Pourquoi avoir choisi de rapprocher Céline et Beethoven, alors qu’un siècle les sépare ?

YANNICK GOMEZ. Un siècle les sépare chronologiquement mais pas artistiquement. Vous savez, le temps a ses circulations que la raison ignore… Je m’en étonne un peu plus chaque jour. Ce rapprochement s’est imposé à moi par plusieurs facteurs au fur et à mesure des années : ma lecture du Lucette1 de Marc-Édouard Nabe, ainsi que son grand entretien vidéo de 2011 où il évoque très justement une dimension beethovénienne de Céline2. Tout cela, mis bout à bout avec cet impact que ces deux géants ont eu sur leur art, cette colère transcendée, m’a confirmé que j’étais sur une voie exploitable, une base solide de travail, dont les œuvres du grand sourd, en tant que pianiste, me sont familières.

Ils ont tous deux renversé la table de leur art respectif. Ils sont tous deux porteurs d’un message, humaniste pour Beethoven, d’amélioration de l’humanité par les beaux-arts – c’est l’un des messages des BD – pour l’autre. Céline termine son dernier pamphlet par la musique et le chant. Beethoven termine – ou du moins irradie – dans ses œuvres de maturité par la Neuvième Symphonie : musique, et non pas chanson, mais chœur.

Ils ont tous deux livré bataille dans leur vie comme dans leur œuvre. L’un fut sourd dès la trentaine, l’autre fut atteint à son oreille à vie par de terribles acouphènes vecteurs de malaises. Ce furent deux grands précurseurs, dans le sens qu’ils ont véritablement révolutionné le langage musical et littéraire. Enfin, ils eurent tous deux une propension à scruter de près les questions d’argent, et verser dans la colère envers à peu près tout le monde, amis comme éditeurs, et famille aussi. Les correspondances respectives sont là, qui témoignent.

Par exemple, vous lisez ceci : « Or voici que se fait entendre, pressente, impérieuse, une autre voix, par-delà l’époque stylistique que bientôt elle recouvrira de sa puissance, la voix d’un individu ; avec un autre ton, qui semble ne pas admettre de réplique3 », vous dites « Céline ! ». Eh bien c’est de Beethoven dont il est question. Les phrases de ce genre sont innombrables dans les écrits du compositeur et musicologue André Boucourechliev. C’est dire comment lire Beethoven peut bizarrement nous faire mieux écouter et entendre la prose célinienne… Mais bien entendu, comme tout bon célinien qui se respecte, on a tendance à le ramener à son domaine d’expertise, c’est naturel ; c’est honnête. Je n’échappe pas à cette règle.

ÉLÉMENTS : En quoi ces deux prodiges ont-ils révolutionné leur art, au point qu’« il sera difficile de composer ou d’écrire dans leurs pas » ?

YANNICK GOMEZ. Beethoven, et cela s’entend dès ses premières œuvres, pourtant encore enrobées de Mozart et Haydn et du style galant, fait irruption sur le déroulé standard des thèmes ou motifs habituellement proposés jusqu’alors, par le rythme. Vous écoutez, par exemple, les premières notes de la Cinquième Symphonie et vous êtes fixé. Ce n’est bien sûr pas le seul aspect, puisque qu’il nous offre également une texture – toutes formations confondues : du piano seul en passant par le quatuor jusqu’aux symphonies – résolument orchestrale. Il me paraît évident, et en cela Michael Donley me précède, que Céline nous propose une écriture elle aussi rythmiquement heurtée, tordue, surgissante comme Beethoven. Il y a une dimension symphonique indéniable dans les romans et pamphlets de Céline. Une énorme polyphonie, par la fusion de lieux et de personnages tous plus nombreux et divers les uns que les autres, comme on en rencontre dans certaines symphonies et surtout dans les grands cycles de variations pour piano.

C’est Wagner, je le redis à ma façon, qui a dit qu’après Beethoven il serait difficile de composer des symphonies. La preuve ? Après un engouement inouï pour la symphonie au XVIIIe siècle, quand Haydn en compose 104, Beethoven n’en compose plus que 9. Schubert idem. Mais après ? Les romantiques ne s’y risqueront (et souvent tardivement) plus qu’au nombre de quatre. Il faudra attendre le retour du refoulé symphonique avec Mahler et Bruckner pour être pleinement décomplexé à se vautrer dans des symphonies cette fois-ci vraiment titanesques. Mais ce gigantisme provient de Beethoven.

Quant à Céline, sa révolution supplante tous ses imitateurs filous ; sa signature, plus que littéraire, est authentiquement sonore. Tout son style a largement été étudié en long en large et en travers par de brillants experts comme Henri Godard et tant d’autres. Je m’autorise ici à signifier que son inspiration musicale est peut-être encore plus haute que de provenance populaire, ce qui fut pourtant sa vraie maison artistique, son levain arborescent personnel. Une figure toutefois se dégage dans le célinisme, et là c’est tout à fait subjectif : c’est Nicole Debrie. Cette poétesse enragée, ça se devine quand on la lit attentivement, touche très juste dans ses comparaisons, comme lorsqu’elle compare Mort à crédit à Stravinsky. Plus largement, on sent qu’en plus de son acuité psychanalytique par laquelle elle analyse l’œuvre du grand ermite, elle connaît la musique par sa mère et, par-là, égrène une œuvre irrésistiblement sensible et musicale, forte et culottée, poétique et insoumise, au sens noble, merci.

ÉLÉMENTS : De quelle musique parlent les romans de Céline ?

YANNICK GOMEZ. De la musique de l’âme. De la musique de la vie : celle, observable, d’une famille ou d’une guerre, c’est presque pareil ; et celle de la vie intérieure et intime de l’être, de l’individu. Son œuvre est réversible dans la tristesse comme dans le rire. Beethoven aussi est dramatique et ironique tout à la fois. Là ce n’est pas une vue subjective mais purement observée de longue date par des biographes, pianistes et musicologues. On me dira que tout cela préexiste depuis longtemps à nos deux génies bilieux. Soit, mais alors quoi ? Deux réponses : peut-être pas dans ces proportions là ; et puis : il faut bien choisir parmi toutes ces affinités électives celles qui se chevauchent et coïncident le mieux.

Les romans de Céline ne sont pas uniquement des romans au sens où l’entend l’universitaire aguerri, le lecteur avide de romans romantiques ou policiers, ou hollywoodiens, le libraire pointu avaleur de sabres germanopratins… non. C’est un musicien qui ne joue pas d’instrument. Il a joué du piano et violon enfant, attention. Mais cela s’inscrivait dans la volonté des parents du petit Louis de lui prodiguer une éducation à la bourgeoise. Pour moi, ses romans tiennent davantage d’une profonde méditation étoilée, jetée en sillon du fond de sa besace féline. C’est un ramassis de prophéties que l’on n’a pas voulu entendre. On les entendra de force, car notre infâme présent nous en livre des preuves journalières (les Chinois à Cognac !)… Ses romans sont des symphonies, ou plutôt – comme Liszt – des poèmes symphoniques. Comme la vraie musique, celle qui survit aux siècles, ses romans sont des paradoxes sur feuilles, comme une sorte de manuel d’anti-vulgarité, d’ultra raffinement foisonnant d’injures. Il fallait oser : arriver comme ça dans la tarte soignée des Deux Magots. Il l’a maintes fois répété à de multiples interlocuteurs : qu’il aurait aimé être musicien, qu’il voudrait mourir en musique, qu’il était un musicien raté… On peut citer Albert Paraz ou le pasteur Löchen, et tant d’autres…

ÉLÉMENTS : Votre livre évoque la passion amoureuse de Céline avec la pianiste Lucienne Delforge. Quelle était la nature de leur relation et quelle influence exerça-t-elle sur l’écrivain ?

YANNICK GOMEZ. Ce n’est un secret pour personne qu’à part les deux amours officiels de sa vie, Elisabeth Craig et Lucette Almanzor, Céline eut bien d’autres aventures, et très souvent avec des danseuses, ou bien des artistes : l’écrivain Évelyne Pollet ou la pianiste Lucienne Delforge (je ne les cite évidemment pas toutes). On comprend qu’il n’aurait jamais pu s’émerveiller d’une simple femme au foyer sans ambitions, modeste et sans aptitudes originales, particulières. Sa relation avec la pianiste n’aura duré que moins d’un an, bien qu’il fût amené à la recroiser plus tard en Allemagne, à Sigmaringen. Ils eurent probablement une relation exaltante et émulatrice sur le plan artistique, de la création. La biographie de François Gibault4, qui demeure absolument remarquable – c’est une évidence de le dire – nous montre bien comment Louis a fréquenté la salle Pleyel et comment il a abordé Delforge après l’avoir d’abord écoutée, sans aller lui parler après le récital. Je ne peux me baser que sur peu de choses pour l’affirmer, mais je suis persuadé qu’en fréquentant une telle musicienne, cette relation a réactivé en lui son fonds musical plutôt populaire ou léger pour l’ouvrir – cette fois-ci – à une dimension plus dramatique de la musique, mais aussi plus grande, au souffle bousculant les émotions au-delà de l’agrément. L’ayant rencontrée en 1935, cela correspond à la rédaction de Mort à Crédit. Henri Godard nous rapporte le témoignage de Delforge expliquant que son exécution de l’étude dite « révolutionnaire » de Chopin lui avait insufflé l’inspiration pour conclure la scène de Mort à crédit de dispute entre Ferdinand et son père. On peut donc en déduire que cette relation, jouant quelque peu un rôle de lot de consolation après la rupture d’avec Élisabeth Craig en 1934, fut à la fois témoin et acteur de son évolution stylistique, comme nous pouvons désormais l’attester par les marche-pieds que furent Guerre et Londres (d’après les spécialistes 1934) reliant ainsi Voyage au bout de la nuit à Mort à crédit (1936).

Cette relation qui prit fin en avril 1936 se trouve ainsi résumée : « […] il s’agit plutôt de deux destins artistiques qui s’entrechoquent, avec toute la force explosive de toute l’ambiguïté que cela implique. On connaît la passion de la musique chez Céline, passion qui surgit partout dans ses romans, […] Pendant quelque temps, c’est Lucienne Delforge qui, pour Céline, a incarné la musique.5 »

Par cette courte idylle, il a pu voir de près ce qu’était le travail acharné et répété, sacerdotal de la pianiste. Cela a pu agir comme miroir reflétant son propre acharnement à travailler ses romans.

1. Marc-Édouard Nabe, Lucette, Folio Gallimard, 2012.
2. Avec cette précision que le parallèle avec Beethoven fut déjà évoqué par Denoël citant Friedrich Wieck à la sortie de Mort à crédit en 1936, mais aussi par Véra Maurice dans les Actes du colloque de 1994, Céline Études, Du Lérot, 1996, p. 155.
3. André Boucourechliev, Essai sur Beethoven, Actes sud, 1991, pp. 27 et 41.
4. François Gibault, Biographie en 3 tomes, Mercure de France, 1977, 1985,1981 ; rééditée dans la collection Bouquins en 2022.
5. Cahier Céline 5, Lettres à des amies, Gallimard, 1979, p. 259.

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