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La Chandeleur et le « jeudi jeudiot »

À Rome, le 2 février était un jour consacré à Cérès, déesse des moissons (divinité de la troisième fonction). En son honneur, on promenait dans les rues des lumignons et des chandelles allumées. La tradition voulait que Cérès, recherchant sa fille Proserpine, enlevée par Pluton (maître de l’univers souterrain, donc de la nuit), ait allumé des torches au sommet du mont Etna.

La chandeleur

Le 2 février, l’Église célèbre la fête de la Purification de la Vierge et, simultanément, la Présentation de Jésus au Temple. Mais dans la tradition populaire, cette fête porte un autre nom, celui de la Chandeleur. Le mot vient du latin festa candelarum, « fête des chandelles ». L’explication la plus commune de cette dénomination vient du fait qu’autrefois, à cette date du 2 février, on bénissait des chandelles dans les églises, lesquelles étaient ensuite portées en procession dans les villages et distribuées aux fidèles. Mais cela ne dit évidemment pas pourquoi, dans les églises, on éprouvait le besoin de bénir de tels objets… 

En fait, la Chandeleur est à l’origine une fête païenne de la lumière, et c’est de cette lumière que les « chandelles » étaient le symbole. Dans l’Europe celto-germanique, cette fête avait lieu le 1er février. En instituant la fête de la Purification au 2 février, soit un jour plus tard, l’Église a donc mis en place un « doublon » assez comparable dans sa forme à ce qui s’est passé pour le mois de novembre, où l’on fête la Toussaint le 1er, et les Trépassés le 2 (en remplacement de l’ancienne fête celtique de Samhain).

Le sens de la fête est assez clair. Au début du mois de février, on se trouve à un mois du cycle de Noël/Jul. Les jours ont commencé à rallonger. Le soleil fait sa réapparition. Les lumières de la Chandeleur marquent ce retour et en assurent la bonne continuation. 

À Rome, le 2 février était un jour consacré à Cérès, déesse des moissons (divinité de la troisième fonction). En son honneur, on promenait dans les rues des lumignons et des chandelles allumées. La tradition voulait que Cérès, recherchant sa fille Proserpine, enlevée par Pluton (maître de l’univers souterrain, donc de la nuit), ait allumé des torches au sommet du mont Etna. En mémoire de cet événement – éminemment symbolique -, les Romains promenaient donc tous les ans des flambeaux à travers les rues et les carrefours de la Ville. 

Selon un certain nombre d’auteurs, la Chandeleur aurait également pris le relais d’une autre fête romaine, celle des Lupercalia (Luperquales), qui avait lieu le 15 février. Cette fête commémorait le souvenir de Romulus et de Rémus (dont on disait qu’ils avaient eux-mêmes institué cette cérémonie), nourris par une lupa (une « louve ») sur les bords du Tibre. Des pontifes, appelés luperques, formaient trois collèges portant le nom des premières familles de Rome : les Fabiens, les Opimiens et les Juliens. (On retrouve ici une évidente tripartition). À partir du 5 février, toute la cité entrait en rumeur. Dès l’aube, le sang de plusieurs troupeaux de chèvres coulait sous le couteau des sacrificateurs. À l’aide de ce couteau, essuyé sur un morceau de laine trempé dans du lait (symboles de production = 3fonction), les prêtres découpaient des lanières dans la peau des bêtes et parcouraient les rues, en fustigeant les passants. 

Sur l’origine réelle des Lupercalia, les interprétations divergent. A. Afoldi (Die trojanischen Urahnen der Römer, 1957) voit dans les luperques (luperci) les héritiers d’une ancienne « société d’hommes » (Männerbund) qu’il suppose être à l’origine de l’État romain. Cependant, l’avis prévaut d’un rite de troisième fonction – ce qui semble confirmé en de nombreux points. Cicéron (Cael. 26), par exemple, définit les Luperques comme « la sodalité sauvage, toute pastorale et agreste, dont le rassemblement sylvestre a été institué avant la civilisation humaine et les lois ». « C’est sans doute, en conclut Georges Dumézil, traduire en termes d’histoire une structure conceptuelle : au jour des Lupercalia, l’humanitas et les leges de la Ville s’effaçaient devant le siluestre et l’agreste » (La religion romaine archaïque. Payot, 1966). Le rite renverrait, par conséquent, à la « nature » prise comme ce qui était avant l’homme (avant le spécifiquement humain : les institutions, etc.). 

Certains aspects du rite romain restent inexpliqués. Mais ce qui est intéressant, c’est que ce rite comporte de nombreux aspects de purification. Dumézil écrit à ce propos : « Les rites étaient les uns purificatoires, les autres fécondants, sans qu’il soit toujours possible de distinguer les deux intentions » (op. cit.). 

Fait plus remarquable encore : le nom même du mois de février renvoie à l’idée d’une purification. On la trouve incluse dans les termes latin februarius et februum, qui sont à l’origine de ce nom de mois. Varron donne le mot purgamentum comme équivalent de februum. Le verbe februare signifie, lui aussi, « purifier ». D’après Servius, les Anciens appelaient spécialement februum la peau de bouc. Varron, enfin, explique l’expression februarius a die februato par le fait « que c’est alors que le peuple februatur, c’est-à-dire que l’antique mont Palatin, au milieu d’une grande affluence est purifié, lustratur, par les Luperques nus ». L’allusion au bouc (ou à la chèvre) est également un précieux indice, puisque, comme chacun sait, cet animal est un symbole classique de fécondité. Il y a donc bien, ici, association des notions de pureté et de fécondité. Et dans ces conditions, on comprend mieux que l’Église place au mois de février la fête de la Purification de la Vierge Marie. C’est même là un élément de continuité (ou, plus exactement, de substitution) qu’il nous paraît très important de souligner. 

C’est également au mois de février que les Romains célébraient les Amburbales, fête qui comprenait, notamment, une circumambulation sur le pourtour des terres cultivables de la Ville, les arva. Cette cérémonie avait pour but d’établir autour des arva une barrière de protection invisible contre les puissances malignes. Là encore, par conséquent, on retrouve les éléments de la troisième fonction. Durant les Amburbales, on promenait aussi en public des flambeaux allumés. Et Tibulle, s’adressant aux dieux, s’écrie a cette occasion : « Dieux de mon pays, pendant que, fidèles aux rites antiques transmis par nos pères, nous purifions nos champs et nos puits, vous, daignez écarter de notre asile les maux qui nous désolent ; ne souffrez pas que, au lieu du blé promis à notre espérance, des herbes arides trompent la faux du moissonneur… » 

La fête chrétienne de la Chandeleur aurait été instituée par le pape Gélase (mort en 496). Dès ce moment, l’habitude se prend de consacrer des chandelles et de les porter en procession. Dans les villages, les enfants organisent des quêtes à cette occasion. Ainsi, dans les campagnes de l’Anjou, on chantait au siècle dernier : « Bonjour, la compagnie ! / Pour Dieu, nous vous prions /  De nous donner sans faute / En votre dévotion / Cela lui faire un cierge / Pour cette Chandeleur / Posé devant la Vierge / Cela lui faire honneur. » Après la Réforme, le clergé protestant s’efforça de déraciner cette coutume, surtout dans les pays anglo-saxons (où l’on y voyait une pratique « papiste »), mais sans jamais y parvenir. En Angleterre, l’allumage des chandelles le 2 février fut même proscrit par les puritains – et l’on possède pour 1628 le texte d’un sermon de Peter Smart, de Durham, qui admonestait violemment ses ouailles dans ce sens.

Oscar Havard (Les fêtes de nos pères. Mame, 1898) rapporte qu’« en vertu d’une coutume séculaire, le curé donne tous les ans, à la Chandeleur, un beau cierge en cire au chantre de l’église. Cela se passe dans un petit village de la Champagne, à Soulaines. De ce cierge, qui, bien entendu, est bénit, le ménage du brave homme s’en sert bien un peu pour l’usage ordinaire, une économie de chandelle ou de bougie n’étant pas à dédaigner ; mais on en conserve soigneusement une partie, vénérée comme une relique, et qu’on n’allume que dans les circonstances graves ou douloureuses ». 

Aujourd’hui encore, dans beaucoup de familles anglaises, une grande chandelle, ornée parfois d’une inscription ou d’un ruban, est soigneusement préparée pour la soirée du 2 février – et elle brûle pendant une partie de la nuit, tandis que toute la famille s’assemble autour d’elle. 

Une autre coutume de la Chandeleur, qui n’est attestée qu’en Écosse, consistait autrefois, pour les élèves des bourgs et des villages, à offrir des cadeaux à leur maître dans la journée du 2 février. Une petite fête s’ensuivait, à l’occasion de laquelle était élu un « roi de la Chandeleur » (Candlemas King) – et parfois même une « reine ». Ce « roi » avait le droit de « régner » pendant six semaines, et il était autorisé à demander pour chaque semaine un après-midi de jeu ou de récréation pour l’ensemble des élèves de l’établissement ; en outre, il avait le « privilège royal » de lever les punitions. 

Le « jeudi jeudiot »

Dans certaines communes de la Somme et de l’Aisne, il existait au siècle dernier une coutume fort originale : celle du jeudi jeudiot. Cette fête avait lieu le jeudi de la sexagésime, soit deux semaines avant le début du Carême (à peu près soixante jours avant Pâques), en général le jeudi précédant Mardi gras. Elle portait aussi le nom de « fête des ratons », à cause d’une pâtisserie de ce nom qu’on distribuait aux enfants. 

La veille du jeudi en question, les enfants des villages se cotisaient pour faire l’acquisition d’un coq. Celui-ci, lié par les pattes, était suspendu au milieu d’une corde tendue entre deux arbres. Les enfants, à tour de rôle, lui jetaient des bâtons jusqu’à ce qu’il ne donnât plus signe de vie. Celui qui l’avait tué était reconnu « roi » de la cérémonie. Ses « officiers » étaient dénommés « chasse-chiens », « porte-paniers », « porte-lard » et enfin « sergent » (qu’on appelait aussi « ferme-portes »). Le « roi » était promené en triomphe dans la ville et revêtait une casquette ornée de nombreux rubans. Le « chasse-chiens » avait pour mission d’écarter les chiens qui auraient voulu s’approcher du cortège. Le « porte-paniers » recueillait des œufs quêtés et veillait à ce qu’aucun ne se casse. Le « porte-lard » tenait à la main une longue tige de fer, sur laquelle il enfilait les morceaux de lard offerts par les habitants les plus généreux. Quant au dernier « officier », il se contentait de fermer les portes quand la joyeuse bande s’éloignait plus loin, de maison en maison. 

Chaque maison du village recevait ainsi la visite du cortège des écoliers. Ceux-ci, pour stimuler la générosité des habitants, chantaient l’antienne « Ave Regina » sur l’air de « Mundi salus ». La quête terminée, le « roi » et ses « officiers » rentraient à l’école pour y déposer le produit de leur pérégrination. C’était alors le début du festin, pendant lequel se succédaient plaisanteries et quolibets. Parfois, le maître d’école participait à ces agapes. En général, les parents ajoutaient au repas leur participation, sous la forme de grillades, de légumes, de soupes et de haricots fricassés. Le repas s’achevait alors par une omelette au lard, qui était acclamée par tous les assistants. Et le soir, la bande se dispersait pour aller dire aux familles les histoires de la journée. 

Une fête à peu près semblable était en usage à Grenoble, parmi les écoliers. Elle commençait également le jeudi de la sexagésime. Après le dîner, auquel prenait part les maîtres des écoles et leurs élèves, il était permis à deux de ces derniers, choisis parmi les plus jeunes, de faire s’affronter, dans un lieu public (et successivement), six ou neuf coqs de chaque côté. La victoire appartenait à celui dont les coqs (ou le plus grand nombre de ces volatiles) restaient vainqueurs. Il était alors proclamé « roi des escholiers ». Aussitôt, il devait, à ses frais, se pourvoir d’une poule qu’on portait dans un champ. Le recteur des écoles, placé à l’extrémité du champ, prenait la poule et la jetait en l’air, de façon à la faire voler à son gré. Les écoliers se tenaient à l’autre extrémité et, dès que la poule était lancée, s’élançaient après elle. On donnait le nom de capio (« je prends ») à celui qui, le premier, parvenait à l’attraper. Il devenait ainsi le « ministre du roi ». 

Il est difficile de se prononcer sur l’origine de cette coutume et sur son ancienneté (peut-être relative). On peut cependant la rapprocher de l’habitude écossaise de couronner un « roi de la Chandeleur », choisi, là encore, parmi les écoliers. Compte tenu de l’éloignement de la France et de l’Écosse, on pourrait se trouver en présence d’une survivance qui, autrefois, avait peut-être une plus large extension. 

Extrait du livre Les Traditions d’Europe d’Alain de Benoist

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