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Le Verrou, Fragonard

« Krisis » sous les verrous : les délires de « la culture du viol »

"Le Verrou" du "divin Frago" fait encore rugir les féministes ! En choisissant ce tableau comme couverture du dernier numéro de "Krisis" sur l’amour, son rédacteur en chef, David L’Épée choisit son camp : celui de l’intolérable "culture du viol". La parole est à la défense.

La revue Krisis n’est peut-être pas une publication qui touche le grand public (pas encore !) mais elle n’en fait pas moins réagir du côté de nos lecteurs, et également du côté de ceux qui ne nous lisent pas mais ont entendu parler de nous ou ont aperçu la couverture d’un de nos numéros dans une librairie ou sur internet. C’est ainsi le cas d’une certaine Stéphanie, qui semble être animée par les nobles idéaux du néoféminisme et qui, ayant lu dans la revue Éléments un entretien que j’avais accordé au sujet de notre dernier numéro (consacré au thème de l’amour), y a réagi vigoureusement sur son compte Facebook.

Afin de mieux contextualiser ce qui la fait ainsi réagir et s’époumonner, je me permets de citer le passage entier de l’entretien (puisqu’il manque quelques phrases dans sa capture d’écran) :

Rappelons brièvement ce que sont les Fêtes galantes, ce genre pictural dans lequel s’inscrit Fragonard et qui puise son inspiration dans les pastorales vénitiennes et flamandes des XVIe et XVIIe siècles. Des jardins à la végétation luxuriante, des statues antiques qui émergent de la verdure, des danses campagnardes, des repas de chasse, des jeux amoureux, autant de thèmes caractéristiques, annoncés déjà par des œuvres plus anciennes comme Le Concert champêtre de Titien et qui connaissent leur floraison dans la France de la Régence. La période pré-révolutionnaire est en effet l’âge d’or des genres dits mineurs, grâce notamment à l’influence des mécènes, qui se détournent alors de la peinture historique.

Le Concert champêtre, Titien

Ces tableaux – explique l’historienne de l’art Mary Tavener-Holmes dans un catalogue qu’a consacré en 2014 le Musée Jacquemart-André aux Fêtes galantes – « célèbrent essentiellement le paysage, l’exploration et la jouissance de celui-ci, la flânerie vagabonde qui permet d’éprouver différents points de vue et lieux aux perspectives intéressantes ». C’est Antoine Watteau, connu également pour ses peintures allégoriques et mythologiques, qui inaugure cette période, mêlant dans ses compositions personnages réels et comédiens (il était passionné par le théâtre) et jouant avec des arabesques qui deviendront sa marque de fabrique.

Pèlerinage à l’île de Cythère, Antoine Watteau

La dernière génération de ces peintres amplifie les caractéristiques léguées par ses aînés : paysages plus spectaculaires (anticipant le romantisme), somptuosité plus marquée, tableaux plus grands. C’est toute une production artistique exaltant le badinage et une sociabilité courtoise à la fois libérée (car échappant à la ville) mais policée qui s’offre à nous, avec son impression de temps suspendu et ses campagnes d’inspiration flamande et méridionale. Un cadre qui n’aurait pas déplu aux personnages des longs romans pastoraux de Mme de Scudéry.

La Lecture espagnole, Carle Van Loo

Jean-Baptiste Pater, qui a développé le potentiel érotique de la Fête galante en y intégrant des scènes de baigneuses (la combinaison de personnages nus et habillés est caractéristique de l’influence vénitienne), est le seul élève connu de Watteau. Néanmoins les peintres seront nombreux à rejoindre cette école : Lancret, Oudry, Boucher, Van Loo et bien d’autres, jusqu’à notre cher Fragonard. Claude-Edmonde Magny, dans un article paru en mars 1950 dans un numéro spécial du Crapouillot consacré à l’histoire de la sexualité, évoque le peintre en ces termes : « Fragonard, fripon rêvasseur, le “Chérubin de la peinture érotique” comme l’appellent les Goncourt, dont les plafonds proposent au regard les moelleuses délices d’une songerie érotique, plus coquinement voluptueuse que ne saurait l’être le réel, ou qui prête son talent aux ingénues polissonneries des Hasards heureux de l’escarpolette, gravés sur commande pour un seigneur qui voulait voir ainsi représentées les jolies jambes de sa maîtresse, sur une balançoire que branlerait un évêque, lui-même contemplant (en effigie) le spectacle charmant. Voilà préfiguré l’usage que fera Sade des dignités ecclésiastiques. »

Les Hasards heureux de l’escarpolette, Fragonard

Mais attardons-nous plus spécifiquement sur Le Verrou. Dans un texte intitulé Virilités populaires paru dans la monumentale Histoire de la virilité. dirigée par Georges Vigarello, Alain Corbin et Jean-Jacques Courtine, l’historienne Arlette Farge écrit : « Les deux tableaux de Fragonard, Le Verrou et L’Escarpolette, sont les deux images d’un siècle voluptueux qui peut “prendre” femme par force et sensualité, ou la capter par la ruse et la légèreté. » (tome 1, p.445) Il paraît donc avéré, aux yeux de certains observateurs, que Le Verrou met bel et bien en scène une femme que l’on force à s’offrir. Ce n’est pourtant pas l’avis de tous les critiques d’art, comme nous le verrons un peu plus bas.

Ce n’est pas la première fois que ce tableau fait s’étrangler d’indignation des féministes. Fin 2015, on le retrouvait sur l’affiche d’une exposition que le Musée du Luxembourg consacrait au grand peintre. Sur le site Stop au déni, consacré à la lutte contre les abus sexuels, une certaine Laura Salmona écrivait la chose suivante : « Dernièrement, mes yeux se sont posés sur une affiche qui continue de me sidérer par la violence du message qu’elle véhicule. […] L’amour c’est la violence, la sexualité c’est le viol : voilà ce que me hurle silencieusement cette affiche à chaque fois que je la croise. » La critique, quoique grossière et de mauvaise foi, a quelque chose d’insidieux car elle se pare d’une cause moralement inattaquable : la lutte contre les abus sexuels, la défense des victimes de viol. Qui pourrait prétendre défendre une position inverse à celle-ci ? Pourtant, en universalisant son traumatisme particulier (ou plus probablement sa névrose), en projetant sur un tableau qui n’y peut rien ses propres limites en termes d’appréhension d’une œuvre, et en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas pour pouvoir laisser cours à son fantasme d’épuration, notre inquisitrice fait à Fragonard un bien mauvais procès.

J’aurais bien voulu, en réponse à ce tweet qui me prend à partie et me traite à mots couverts (pas si couverts que ça d’ailleurs) d’avocat de l’omniprésente « culture du viol », composer une petite apologie de Fragonard et du Verrou. Mais je suis tombé sur un article qui, bien mieux que je n’aurais pu le faire moi-même, examine le fameux tableau sous tous les angles et en fait une analyse rigoureuse, tant sur le plan pictural que symbolique. Cet article est, je crois, la meilleure défense qu’on puisse faire de la couverture du dernier numéro de Krisis, aussi je vous invite, surtout si l’histoire de l’art vous intéresse, à cliquer ci-dessous pour lire ce texte passionnant. Lire l’article ici

Sauf imprévu la couverture du prochain numéro de Krisis, consacré au thème de la philosophie, mettra en vedette un autre classique de l’art français, Le Penseur de Rodin. Cette œuvre-là ne devrait, je l’espère, scandaliser personne. A moins bien sûr que quelqu’un s’avise de relever que ce penseur-là pourrait bien être un mâle blanc hétérosexuel et cisgenre… Il en faut bien peu aujourd’hui pour susciter des polémiques !

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