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Kierkegaard et le « Don Giovanni » de Mozart : génialité sensuelle de la musique

Kierkegaard et le « Don Giovanni » de Mozart : génialité sensuelle de la musique

Pour Sören Kierkegaard, le « désir » est au cœur du « stade esthétique » de l'existence et aucune œuvre n'a mieux incarné et illustré le désir que le « Don Giovanni » de Mozart. Jean Montalte, auditeur de l’Institut Iliade (promotion Léonidas), évoque l'admiration passionnée du philosophe danois pour cette œuvre majeure de la musique classique, chef d'oeuvre de « musicalité absolue » représentant pour lui l'expression paroxystique de « l'étape érotique » et de ses impasses.

« Immortel Mozart ! Toi, à qui je suis redevable de tout. » Kierkegaard

Sören Kierkegaard (1813-1855), philosophe danois fondateur de l’existentialisme, aborde dans son ouvrage Ou bien… Ou bien paru le 20 février 1843, ce qu’il nomme le stade esthétique et le stade éthique. Pour rappel, la philosophie de Kierkegaard tient dans l’exploration de l’existence singulière et se déploie à travers les trois stades de l’existence qui sont des métamorphoses de soi : le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux. C’est à ce titre que cet ouvrage s’ouvre sur une analyse – le mot est peut-être trop fort –, plutôt une méditation sur l’opéra de Mozart Don Giovanni. Kierkegaard déborde d’enthousiasme devant ce compositeur à qui il déclare tout devoir et devant cette œuvre en particulier, œuvre dont il a fait la découverte lors d’une représentation au théâtre royal de Copenhague, probablement en 1834. Cette œuvre produisit un bouleversement tel chez ce philosophe qu’il ne manquait jamais une représentation, d’après le témoignage du poète H.P. Holst, qui fut son ami. Le voilà qui s’exclame : « Je suis amoureux comme une jeune fille et il faut, à n’importe quel prix, que je réussisse à le placer au-dessus de tous. » Plutôt qu’à une étude musicologique de l’oeuvre, c’est à une apologie que semble se livrer le philosophe. Cependant, derrière le ton romantique qui ne se dément jamais tout au long du texte, Kierkegaard nous offre une méditation profonde sur ce qu’il nomme le stade esthétique, qui ouvre son œuvre tout entière et dont l’opéra de Mozart est l’occasion. Kierkegaard, pour limiter la portée de son propos au champ de la philosophie, prend soin de nous prévenir : « Je sais fort bien que je n’ai aucune compétence en musique ; j’avoue volontiers que je ne suis qu’un amateur ; je ne dissimule pas que je n’appartiens pas à l’élite des musicologues » (p. 54). Bien plus, il faut ajouter à cet aveu une distinction à opérer entre le terme d’esthétique entendu au sens classique de science du goût que l’on peut trouver chez un Hegel et ce même terme auquel Kierkegaard fait subir une transformation en fonction de sa propre perspective philosophique. Loin de forger une pensée spéculative sur l’art comme catégorie, le philosophe danois convertit l’esthétique à l’existentialisme en en faisant un stade de l’existence à part entière que l’opéra de Mozart a la vertu de nous révéler à l’état chimiquement pur dans le personnage de Don Juan, figure incarnant le désir comme force brute.

Le stade esthétique

Pour bien entendre ce que Kierkegaard nous dit du Don Giovanni de Mozart, il est nécessaire d’introduire à la notion de stade esthétique. Kierkegaard définit ainsi ce stade de l’existence dont il dit qu’il convient à la jeunesse tandis que la maturité coïncide avec le stade religieux : « L’esthétique est en l’homme ce par quoi il est immédiatement ce qu’il est […]. Celui qui vit dans, par et pour l’esthétique qui est en lui est un esthéticien. » L’esthéticien ne règle pas son existence selon une ligne de conduite structurée par la distinction entre le bien et le mal. C’est le propre de l’éthicien. L’esthéticien est indifférent à ces catégories morales. Il est axiologiquement neutre et fait de la jouissance l’unique but de sa vie, tel le Don Juan de Mozart et du librettiste Lorenzo da Ponte qui n’en fait pas un raisonneur et un libertin au sens anticlérical où l’entendait le XVIIe siècle, mâtiné de philosophie, à la manière de Molière. L’originalité de Kierkegaard tient à ceci qu’il décèle sous l’apparente légèreté de l’hédonisme donjuanesque la marque d’une angoisse qui ne se dissipe jamais, pas même dans l’instant de la jouissance. C’est pourquoi cette jouissance est appelée à se renouveler sans cesse pour étouffer cette inextinguible angoisse, d’instant en instant, de femmes en femmes.

Ce qui caractérise le stade esthétique, c’est une ouverture devant l’infini des possibles et l’absence de choix. C’est pourquoi le passage du stade esthétique au stade éthique trouve son symbole dans le mariage, le choix de cette femme-ci contre toutes les femmes possibles. C’est aussi le passage d’une temporalité propre à une autre. Du stade esthétique au stade éthique, il y a un saut qualitatif d’une vie vécue sous la modalité temporelle de l’instant à une vie placée sous le signe d’un temps continu. Le stade religieux parachève ces métamorphoses du temps par l’introduction de l’éternité dans le présent de l’existence humaine. Cependant, le passage d’un stade de l’existence à l’autre ne se fait pas selon une dialectique nécessaire mais à partir d’un choix et entraîne un saut qualitatif. Don Juan, justement, ne fait jamais ce saut et c’est pourquoi il est voué à la perdition qui trouvera son instrument dans le Commandeur assassiné au premier acte.

La génialité sensuelle et le médium musical

Pour Kierkegaard, l’œuvre classique et l’harmonie qui la caractérise sont le produit de la Providence. C’est ainsi qu’ont été réunis Axel et Valborg, Homère et la guerre de Troie, Raphaël et le catholicisme, Mozart et Don Juan. Kierkegaard écrit : « C’est une heureuse chance qu’ait été donné à Mozart le sujet qui est peut-être, au sens profond du mot, le seul musical. » Ainsi, Don Juan est considéré comme le sujet musical par excellence car il y va d’une conformité absolue entre l’idée et le médium, c’est-à-dire entre ce que Kierkegaard nomme la génialité sensuelle et la musique, ce qui érige cette œuvre au rang d’œuvre classique. Si, pour Wagner, Don Giovanni est « l’opéra des opéras », pour Kierkegaard c’est la musique des musiques en ce sens qu’elle traite du sujet musical par excellence : le désir. Cette perspective implique une éviction de l’idée même de musique sacrée – ce qui est certes très discutable – dans la mesure où la musique est pour lui sensualisme pur. Il est significatif, à ce titre, que la partie de l’ouvrage Ou bien… Ou bien  consacrée à l’opéra de Mozart s’intitule « Les étapes érotiques spontanées ». C’est faire l’impasse sur la musique religieuse du compositeur viennois ; Kierkegaard va jusqu’à affirmer qu’au regard de cet opéra, le reste de l’oeuvre mozartienne est accidentel. Kierkegaard décèle dans des œuvres de Mozart antérieures au Don Giovanni un dévoilement progressif du désir qui n’atteindra le statut de génialité sensuelle qu’avec le personnage de Don Juan. Il s’agit des Noces de Figaro et de La Flûte enchantée. Chérubin, le page des Noces de Figaro, représente une étape érotique qui n’a pas encore atteint la conscience de son désir, mais qui flotte pour ainsi dire dans un état d’émotion indéterminée et ineffable. Papageno, dans La Flûte enchantée, incarne le désir qui s’éveille, qui émerge à la conscience de soi. C’est avec Don Juan que le parcours est achevé à travers ses désirs insatiables de la féminité. C’est ici qu’interviennent les notions de génialité sensuelle et d’érotisme musical.

Don Juan, c’est « l’esprit de la chair », c’est-à-dire la sensualité posée comme principe spirituel qui n’a été rendue possible, selon Kierkegaard, que par le christianisme. Kierkegaard justifie cette assertion comme suit : « Il semble hardi de prétendre que le christianisme a introduit la sensualité dans le monde […]. Cela devient évident si l’on se rend bien compte qu’en posant une chose on pose en même temps ce qu’on exclut. » Ceci, en vertu du principe même de la dialectique. Et plus loin : « C’est le christianisme qui a chassé et exclu la sensualité du monde. » La sensualité a bien existé antérieurement dans le monde, précise Kierkegaard, mais sous la détermination psychique et non sous la détermination de l’esprit qui est le propre du christianisme. Pour que cette génialité sensuelle soit exprimée dans sa spontanéité, il lui faut passer par le médium musical. En effet, si elle tombe dans le domaine du langage et s’exprime donc à l’état médiat et raisonné, elle risque de se ranger sous des déterminations éthiques. C’est ce que Kierkegaard nomme la musicalité absolue de Don Juan : « La parole, la réplique, ne lui appartiennent pas, – avec elles, il deviendrait tout de suite un être réfléchi. Il n’a pas, en somme, d’existence propre, mais il se hâte dans un perpétuel évanouissement – justement comme la musique, au sujet de laquelle on peut dire qu’elle est finie dès qu’elle a cessé de vibrer et ne renaît qu’au moment où elle recommence à vibrer. »

Don Juan vit dans l’instant, sa vie est mousseuse comme le champagne et son désir ne porte pas sur telle femme déterminée mais sur la féminité tout entière, féminité qu’il échoue à épuiser à travers toutes ses conquêtes dont la liste est dressée par son serviteur Leporello dans l’air du catalogue, scène qui illustre bien le caractère purement quantitatif et vain d’une telle quête. À la lettre, son désir est abstrait, c’est pourquoi la musique est le médium qui convient le mieux à Don Juan. La musique étant un art du temps, elle rompt avec la représentation, ce qui fait d’elle le médium le plus abstrait. C’est cette unité profonde qui donne à cette œuvre un caractère de perfection. Jean Victor Hocquard en parle comme de « l’immense opéra aux beautés inépuisables, dont la création suffirait à elle seule pour faire de Mozart un des grands génies de l’histoire de la musique et de la dramaturgie ».

Il est bien entendu que le Mozart de Kierkegaard s’accuse de singularités propres au philosophe, et c’est un aspect seulement du compositeur qui est mis en lumière. Une esthétique enracinée dans la tradition classique y aurait décelé des aspects différents, voire opposés. La beauté, selon la théologie médiévale, est un transcendantal et, à ce titre, délecte l’intelligence. Le sensualisme attribué à la musique et à Mozart en particulier se heurterait à tout un pan de cet art qui relève de la plus haute spiritualité. Le théologien protestant Karl Barth n’hésite pas à lui accorder une place en théologie, « parce que, écrit-il, sur le problème de la bonté de la création dans sa totalité, il a su des choses qui ont échappé aux vrais Pères de l’Église, à nos réformateurs, ou qu’ils n’ont en tout cas pas été capable d’exprimer et de mettre en valeur… » Qu’il me soit permis de clore ce texte par une citation d’un éminent mozartien, à savoir Edwin Fischer : « Mozart n’est pas prétexte à spéculation d’esthètes, Mozart est une pierre de touche pour le cœur ; il nous protège contre toute maladie du goût, de l’esprit et des sentiments ; son cœur est celui d’un homme simple, noble, sain et infiniment purifié qui parle ici la langue divine de la musique. »

Photo : Herbert von Karajan dirige Don Giovanni de Mozart en 1987 au festival de Salzbourg.

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