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Julius Evola

Julius Evola par-delà les masques

Qu’il soit louangé et statufié ou calomnié et démonisé, Julius Evola continue à fasciner. Les éditions italiennes Bietti viennent d’ailleurs de publier la biographie définitive du philosophe italien, une somme de plus de 700 pages - fruit de plusieurs années de recherches menées par Andrea Scarabelli, secrétaire adjoint de la Fondation Evola -, qui dévoile de nombreux aspects méconnus de l’existence du faux « Baron ». L’occasion pour le journaliste et écrivain Adriano Scianca, collaborateur de la revue « Éléments », d’évoquer quelques-uns de ceux-ci.

Dans l’introduction d’un beau livre publié en 1984, Il volto di Dioniso (Le visage de Dionysos), par Roberto Melchionda, l’intellectuel Giano Accame déplorait un problème herméneutique important pour une compréhension profonde de la pensée de Julius Evola : «On sait encore trop peu de choses sur la vie d’Evola. On ne sait pratiquement rien, par exemple, de sa famille […]. Au Corso Vittorio 197 [à Rome], que nous trouvons déjà en 1930 comme adresse de la revue La Torre, il semble, pour autant que nous le sachions, avoir été parachuté comme un Martien». Cela semble incroyable, étant donné le grand nombre d’essais consacrés à Evola chaque année dans les principales langues européennes, mais jusqu’à présent, personne ne s’était donné la peine de reconstruire la vie du philosophe. La seule boussole disponible jusqu’à présent était La voie du cinabre, dans laquelle Evola avait encadré toutes ses œuvres dans un contexte biographique dépouillé. Il s’agit toutefois d’une auto-interprétation, avec tout ce qu’il y a toujours de stratégique dans ce genre d’ouvrage.

Aujourd’hui, 40 ans après l’appel d’Accame aux spécialistes d’Evola, le vide est comblé par Andrea Scarabelli, secrétaire adjoint de la Fondation Evola, qui vient de publier sa Vita avventurosa di Julius Evola (La vie aventureuse de Julius Evola) aux éditions Bietti. Grâce au travail titanesque de Scarabelli – le volume compte 737 pages et est le fruit d’années de recherche dans les archives de toute l’Italie et au-delà – nous pouvons enfin raconter la vie d’Evola non pas pour ce qu’il a voulu transmettre, mais pour ce qu’elle a été réellement, sans cacher les aspects controversés, mais en découvrant aussi des épisodes, des connaissances et des éclairages dont nous ne soupçonnions pas l’existence.

La tâche de Scarabelli n’était pas facile, car l’auteur de Chevaucher le tigre se moquait bien desdétails biographiques (c’est pourquoi, dans la préface, l’auteur peut écrire qu’il s’agit d’un «livre qu’Evola n’aurait peut-être pas apprécié»). Non seulement il a très peu parlé de sa vie, mais il a mené une existence entièrement consacrée à sa propre mission spirituelle, sans rien concéder aux relations humaines, trop humaines. À un activisme métapolitique débridé et toujours lucide correspondait une conduite personnelle et privée pour le moins glaciale, une détermination à ne se concentrer que sur sa propre finalité qui n’a que peu d’équivalent. Dans sa biographie, on trouve des interlocuteurs intellectuels, des maîtres, des disciples, des mécènes, des ennemis, mais aucune relation vraiment spontanée, aucune forme de chaleur humaine. Il n’y a pas de petites amies stables et seules de rares connaissances ont le privilège de devenir ce que Nietzsche appelait des «amitiés stellaires», ailées et distantes. Les parents de sang sont comme des fantômes : si sa mère Concetta et son frère Giuseppe Ettore apparaissent de temps en temps en arrière-plan, son père Vincenzo n’apparaît littéralement jamais, comme s’il n’avait jamais existé.

Nudisme et dadaïsme

En revanche, les épisodes amusants ou mystérieux que Scarabelli est allé déterrer ne manquent pas. Entre autres, on ne peut manquer de mentionner une visite peu excitante à la colonie nudiste d’Héliopolis, fondée en 1931 sur l’île du Levant. Evola s’y rend à l’invitation d’un «ami français» inconnu, mais s’ennuie vite, «n’ayant pas l’intention de suivre la mode adamique, ni la disposition du voyeur». Aucune trace de péché ou de transgression : «Il y a tout au plus quelque pédéraste, pas même visible». Tout aussi fascinant est le message codé qui, au milieu de la guerre, est apparu dans le Times News, un journal local de l’Idaho, imprimé dans la petite ville de Twin Falls, dans lequel une allusion clairement allégorique était faite aux mésaventures du «barman Julius Evola» qui vendait de la «fausse bière», des informations cryptées écrites par on ne sait qui et adressées à on ne sait qui. Et le titre inventé de baron ? Une blague dadaïste, dans un premier temps. Puis, comme ce titre lui ouvre les portes de certains cercles allemands, il se laisse aller à la rumeur. «Si mon fils est baron, je serai baronne», ironise Mme Concetta.

Ce n’est là qu’une des contradictions de l’homme Evola qui ressortent du livre : le philosophe annonce publiquement son suicide imminent, mais déclare ensuite qu’il s’agit d’une mort «métaphysique» ; il se proclame autarque, mais vit chez sa mère jusqu’à la mort de celle-ci ; il professe l’intransigeance éthique, mais dans les tribunaux, il demande le confinement de ses adversaires intellectuels ; il chante la mystique guerrière, mais sort amoché de quelques règlements de comptes dans la rue.

L’écrivain plus grand que l’homme

Si l’homme Evola était moins inflexible que ne le pensent ses apologistes, l’écrivain, en revanche, émerge du livre comme une figure bien plus importante que ne le soupçonnent ses détracteurs. Au contraire, en sortant du mythe, on découvre un penseur bien plus complexe et intéressant que l’imagerie oléographique des dévots. Dans le cercle traditionaliste, après tout, Evola était le seul à venir de l’avant-garde artistique et de la philosophie. Les autres, animés presque toujours d’un vague esprit sectaire, admiraient ses intuitions, mais restaient circonspects face à ses exubérances, tant personnelles que spéculatives. En fait, celui qui a le mieux compris Evola est son compagnon Massimo Scaligero, selon lequel le philosophe romain «semble proposer un retour à la Tradition, mais en réalité il veut quelque chose qui n’est pas la Tradition, ou plutôt qui est positivement contre elle. Et c’est ce qui est important chez Evola». Ce dernier «connaît et entre dans un texte, le texte traditionnel, mais ne s’exprime pleinement que lorsqu’il en sort et improvise». L’importance culturelle d’Evola ne réside pas dans le fait d’avoir été un énième représentant d’un courant culturel marginal et quelque peu prétentieux comme le traditionalisme, mais dans le fait de l’avoir traversé, d’y avoir apporté des éléments hétérogènes et d’en avoir tiré des réflexions qui vont au-delà de toute scolastique.

C’est pourquoi Evola aura tant d’influence (bien que souvent clandestine) sur la culture du 20ème siècle. Dans le livre de Scarabelli, on trouve en effet un Evola en contact avec Benedetto Croce, lu avec intérêt par Mircea Eliade, Carl Schmitt, Ernst Jünger et Martin Heidegger. Il fascine également des personnes éloignées de son monde, comme Federico Fellini. Le réalisateur Dario Argento raconte : «Un jour, Julius Evola lui a montré sa jambe paralysée et lui a dit, en partie sur le ton de la plaisanterie, en partie non : blâmez toutes les sciences occultes que j’ai étudiées. Fellini a eu une peur bleue». Un autre lecteur insoupçonné est l’écrivain Italo Calvino. Le 21 décembre 1942, il écrit à son ami Eugenio Scalfari, futur fondateur du quotidien La Repubblica : «Dis-moi ce que tu sais et ce que tu penses d’Evola et de ses balivernes sur la pensée aryenne. Ce sont des choses qui sortent des sentiers battus mais qu’il ne faut pas ignorer et qui exercent une certaine fascination, à tel point qu’en lisant certains de ses articles, j’ai puisé plus d’une inspiration dramatique».

Un voyageur cosmopolite

Mais Evola est aussi un viveur et un intellectuel cosmopolite, toujours en voyage dans les grandes capitales européennes. Parmi ses nombreux voyages à l’étranger, la France n’est pas en reste. En 1938, Evola se trouve à Paris, au 7 rue Servandoni. Il arrive le 19 avril 1938 et reste une dizaine de jours. Il se rend dans un cabaret sous le Palais Royal, où se tient une sorte de rétrospective Dada, un «retour aux classique» : à cette occasion, après plus de quinze ans, il retrouve Tristan Tzara. Il revoit également le vicomte Léon de Poncis, coauteur avec Emmanuel Malynski de La guerre occulte, qu’Evola traduira l’année suivante. Il rencontre ensuite d’autres personnages, dont Monseigneur Mayol de Lupé, futur «aumônier» de la Légion des Volontaires Français et plus tard de la SS Charlemagne. Dans le domaine littéraire, en revanche, le rédacteur en chef de «L’Homme Nouveau», Georges Roditi, dit l’avoir vu avec Alberto Moravia. A cette occasion, Evola lui aurait dit : «Les S.A. sont comme les ordures du Bois de Boulogne». Ce n’est pas la première preuve de contact entre Evola et l’auteur des Indifférents. En 1966, c’est le penseur traditionaliste lui-même qui raconte : «Moravia, j’ai eu l’occasion, dans la période précédente, de le suivre dans sa vie ordinaire. Il souffrait, et il souffre certainement encore plus aujourd’hui, d’une sorte de névrose sexuelle, à tel point que lorsqu’il voyait qu’une fille était prête à passer aux choses sérieuses avec lui, il en était presque angoissé». À Paris, Evola n’a pas seulement des relations politiques et culturelles. Préparant son voyage, il avait écrit à son ami Filippo de Pisis pour lui demander de rechercher un «milieu bohème, pour autant qu’il existe, […] «vital», «intensif» et non conventionnel». Ses instructions sont précises : «Il faut calculer la possibilité de passer l’après-midi et la nuit de manière non ennuyeuse, car je n’ai rien à faire et les divertissements «intellectuels» de type salon, je les réserve pour quand il n’y a rien de mieux». En outre, il serait bon d’avoir «un terrain suffisamment varié pour exercer une sorte de «pêche» sans les prémisses «professionnelles» précises qui, selon certains, caractérisent la femme française». Dans un article du Corriere Padano, il passe en revue les nombreuses boîtes de nuit qui offrent aux touristes les transgressions les plus variées, «jusqu’aux limites où la fantaisie la plus audacieuse peut atteindre». Il les visite toutes. Au Sphynx, il boit du champagne au milieu de jeunes filles costumées. Il en fréquente une autre où, sous des lumières stroboscopiques, des danseurs masqués et nus exécutent une «danse épileptique : un ensemble presque diabolique dans cette absurde association de contrastes, un monde désanimé, algébrique, géométrique, composé de formes de chair saccadées». Si, à l’Alcazar, un cheval mécanique blanc se dandine au centre de la pièce, entouré de jeunes filles, au Monocle, ce sont des femmes déguisées en hommes, avec smoking et cigare, qui accueillent les clients. La tradition, semble-t-il, suit parfois des voies bien mystérieuses.

Andrea Scarabelli, Vita avventurosa di Julius Evola, éditions Bietti, 737 p., 39 euros.

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