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Jean-Yves Camus : « Jordan Bardella et Marine Le Pen ne sont pas antisémites »

Jean-Yves Camus : « Jordan Bardella et Marine Le Pen ne sont pas antisémites »

Spécialiste des radicalités, le politiste Jean-Yves Camus officie régulièrement dans les colonnes de Charlie hebdo. En son nom propre, il nous accorde un entretien exclusif pour analyser l’influence du conflit israélo-palestinien sur le vote français. Dans une société de plus en plus archipélisée, les attentats du 7 octobre 2023, puis la guerre de Gaza révèlent nos failles.

ÉLÉMENTS. Les massacres du 7 octobre 2023 (1 200 morts) ont entraîné une riposte militaire israélienne dans la bande de Gaza très coûteuse en vies palestiniennes (36 000 victimes). Quelle est votre lecture des événements ?

JEAN-YVES CAMUS : Soyons précis dans les termes. Les massacres du 7 octobre sont l’équivalent moderne d’un pogrom, perpétré par une organisation, le Hamas, à la fois terroriste et islamiste radicale. C’est une opération menée dans la profondeur du territoire israélien internationalement reconnu, ce qui ajoute au choc psychologique subi par le peuple israélien, pour qui l’existence même d’un État juif constituait jusqu’ici une garantie de sécurité. Aujourd’hui, ce sentiment qu’Israël est un refuge contre l’antisémitisme, thème souvent développé en diaspora comme en Israël, a volé en éclats. Pourquoi ? Aucun Israélien n’est bien sûr dupe et sait bien qu’il a, à ses frontières et même en Cisjordanie, des ennemis existentiels qui veulent éradiquer et l’État israélien et ses habitants juifs. Mais pour la première fois de l’histoire moderne le peuple juif a une armée qui paraissait un rempart et qui, pourtant, n’a pas pu prévenir le 7 octobre. Il existe désormais un sentiment de vulnérabilité très fort tant en Israël qu’en diaspora, doublé par un sentiment également fort d’être seuls contre tous, tant la réaction internationale à l’opération militaire à Gaza a utilisé des termes, comme « génocide », qui semblent retourner contre les victimes de l’antisémitisme et de la Shoah l’accusation d’être des bourreaux.

ÉLÉMENTS : Quel est l’impact de cette tragédie sur la gauche française ?

JEAN-YVES CAMUS : La double conséquence de cette séquence sur notre vie politique est que la gauche ressort durablement fracturée en raison des outrances langagières de nombreux responsables de LFI, dignes héritiers des gauchistes qui encensaient, dans les années 60-70, tout « mouvement de libération » qui prétendait lutter « contre l’impérialisme ». Le sentiment de culpabilité maladive qu’une partie de la gauche porte en raison du passé colonial français, doublé par une volonté de s’attacher un électorat arabo-musulman sensible à la cause palestinienne, a produit un glissement. Du soutien à la création d’un État palestinien dans le cadre global d’une solution à deux états, certains légitiment la lutte armée d’une organisation, le Hamas, qui est objectivement porteur d’un projet théocratique contraire à nos valeurs civilisationnelles et dangereux pour notre sécurité. En conséquence de ce qu’elle perçoit comme l’avènement d’une gauche antisémite, une partie significative des Juifs français est prête à considérer qu’elle n’a plus d’ennemi à droite. Ce qu’il faut signaler, c’est qu’une des victimes collatérales de cette radicalisation est le peuple palestinien, pris en tenaille entre ses soutiens qui veulent un État « de la mer au fleuve » et ceux qui, mettant en avant le projet politique du Hamas, refusent la seule solution viable, qui est celle des deux États.

ÉLÉMENTS : Partisan de cette option, Jacques Chirac avait admonesté les officiers de sécurité israéliens dans la vieille ville arabe de Jérusalem en 1996. Quelques années plus tard (2000), le Premier ministre socialiste Lionel Jospin se fera caillasser à l’université Bir Zeit pour avoir qualifié le Hezbollah de mouvement terroriste. Depuis, la solidarité avec les Palestiniens a-t-elle migré à gauche et le soutien à Israël à droite ?

JEAN-YVES CAMUS : En vérité, la solidarité avec la Palestine était une cause de la gauche tiers-mondiste dès les années 60. Mais il existait aussi un mouvement de solidarité chez certains nationalistes français, partisans d’une grande politique arabe de notre pays, qui puisait parfois son inspiration chez Benoist-Méchin et à laquelle s’étaient ralliés certains gaullistes autour de la revue La Pensée nationale et du tandem Bitterlin-Terrenoire, de l’Association de solidarité franco-arabe. Ce filon idéologique, fasciné par le nationalisme laïque des partis Baath, a été marginalisé par la montée de l’islam politique, paradoxalement, mais ne rebute pas une partie de la droite radicale dont l’antisionisme, et c’est un euphémisme, converge avec une vision de l’islam comme une religion qui s’inscrit dans le cadre de la Tradition (dans la veine de Guénon), tout ceci dans le cadre d’une nouvelle géopolitique où l’alliance avec les « suds » déferait l’emprise américaine. À l’extrême gauche, le soutien à la Palestine a muté de la reconfiguration politique qui voit l’OLP et l’Autorité palestinienne démonétisées par une gestion calamiteuse et une incapacité à délivrer la naissance d’un état palestinien viable. Une partie de la gauche radicale en France comme en Grande-Bretagne, en est venu à soutenir, dans la ligne du Socialist Workers Party et de Tony Cliff, l’« axe de la résistance » anti-occidentale, y compris sa composante islamiste. La position de la gauche social-démocrate et celle du PC est celle de la solution à deux États, un fort courant de sympathie y existe pour la cause palestinienne mais, comme toutes les solutions de compromis raisonnable elle ne satisfait ni les maximalistes, qu’ils soient partisans d’un seul état binational ou adversaires de la création d’un État palestinien. En même temps, le lien entre la Parti socialiste et les Juifs se délite, et cela est antérieur à l’accord du Nouveau Front populaire. 

Le dépérissement structurel et durable de la gauche sioniste israélienne n’arrange rien, puisqu’elle ne constitue plus qu’une force faible et ralliée à une sorte de centrisme mou, encensant le modèle de réussite de la « start-up nation », autrement dit une américanisation totale du modèle de société. En même temps, les Juifs de France ont changé, le modèle de l’Israélite français acquis à la devise consistoriale, « Religion et Patrie », a laissé la place à un renouveau identitaire et religieux qui entre en porte-à-faux avec le modèle laïc et universaliste de la gauche, avec les réformes sociétales de la gauche (mariage pour tous, fin de vie). D’où un mouvement dextrogyre du vote juif qui va s’amplifier si LFI reste la force de gauche qui donne le ton au sein du NFP. Pour une partie des électeurs juifs, face au danger LFI, Reconquête et même le RN deviennent des options, en dépit du fait que l’interdiction de la double nationalité, de l’abattage rituel et du port des signes religieux dans l’espace public, qui figurent dans le programme RN, limitent les droits de nos concitoyens juifs. J’entends désormais dire : « C’est le prix à payer pour notre sécurité. » Face à l’islamisme bien sûr. Or, on ne combat pas l’islam radical en interdisant les abattages rituels et les signes religieux, mais en expulsant les fauteurs de trouble et en ne les laissant pas rentrer.

ÉLÉMENTS : Sur l’autre bord, La France insoumise a-t-elle réussi à phagocyter le vote musulman à son profit ?

JEAN-YVES CAMUS. Il n’existe pas plus de vote musulman que de vote juif. Si la récente étude d’opinion réalisée par Ifop pour le compte du journal La Croix a révélé que 62 % des musulmans interrogés le jour du scrutin avaient voté pour la liste de La France insoumise lors des dernières élections européennes le 9 juin 2024, 59 % se sont abstenus ! Et ce type de sondage se fait sur une base déclarative de l’affiliation religieuse, puisque la loi française interdit les statistiques confessionnelles et ethniques. Et puis, pourquoi les « musulmans » votent-ils LFI ou les « Juifs » davantage à droite ? Il faudrait croiser la variable « religion » avec l’appartenance sociale et la géographie du vote ! L’électeur musulman de Seine-Saint-Denis qui vote LFI, comme l’électeur juif de l’ouest parisien qui vote LR, voire Reconquête, sont, les uns dans une trappe de pauvreté et les autres, dans une trajectoire de mobilité sociale ascendante qui déterminent aussi leur choix. Ceci étant, l’engagement de LFI dans la cause palestinienne, mais aussi sa proposition d’abolir la loi séparatisme et sa non-opposition aux signe religieux visibles, lui ont acquis des voix. Comme à droite, le soutien sans faille à Israël et le discours sur une « civilisation judéo-chrétienne » dont les contours demeurent flous, mais qui sentent « la croisade après la croisade », comme l’écrivaient Alphandéry et Dupront (La chrétienté et l’idée de croisade, 1954).

ÉLÉMENTS : De Salvini à Geert Wilders, les droites radicales européennes ont en effet les yeux de Chimène pour l’État d’Israël. Au nom de la solidarité occidentale, ce compagnonnage s’appuie-t-il sur la définition d’un ennemi commun arabo-musulman ?

JEAN-YVES CAMUS. Oui, dans une large mesure. Ce que je ne comprends pas très bien, c’est le concept de « solidarité occidentale », qui d’ailleurs semble être à géométrie variable puisque l’Arménie n’en bénéficie guère. Israël n’est pas un pays occidental, c’est l’évidence de la géographie. Sa population juive d’origine européenne (et non occidentale) est aujourd’hui minoritaire par rapport à celle venant des pays arabo-musulmans. Toute solution au conflit ne peut être que globale dans le sens où la normalisation des relations avec Israël sera la décision des pays arabes qui ne le reconnaissent pas, sans parler de l’Iran. Cela étant, reconnaissons que l’expansion de l’islam radical et la menace terroriste qu’il représente, sa propension à créer des enclaves de non-droit au cœur de nos villes, son refus affirmé de se plier à nos valeurs civilisationnelles (je dis bien « civilisationnelles » et non « républicaines »), renforcent cette désignation de l’arabo-musulman comme ennemi. Sans parler du fait que certains pays d’Europe centrale, de l’Autriche et de la Hongrie à la Serbie, ont la longue mémoire de l’occupation ottomane et d’être le point d’avancée ultime de l’offensive conquérante stoppée à Vienne. On ne comprend pas Orban si on oublie cela.

ÉLÉMENTS : Pour la première fois, une écrasante majorité des électeurs français d’Israël a glissé dans l’urne un bulletin de la famille Le Pen (certes, estampillé Marion Maréchal). En parallèle, Meyer Habib multiplie les signes d’ouverture au RN. Est-ce une rupture historique ?

JEAN-YVES CAMUS. L’échantillon n’est pas représentatif puisque la participation a été de moins de 8 % (1 635 sur 20 553 inscrits). C’est d’ailleurs Reconquête qui arrive en tête avec 42 % des voix et non le RN. LR arrive en tête à Jérusalem avec 44,9 % des voix contre 30,32 % pour Reconquête. La liste RN ne fait que 549 voix à Tel-Aviv et 160 à Jérusalem, soit un score supérieur dans une circonscription consulaire plus laïque dans une autre, plus religieuse. Et Marion Maréchal n’est pas pour grand-chose dans ce succès tronqué de Reconquête : c’est un vote Éric Zemmour. L’attitude de Meyer Habib est dictée par un grand pragmatisme électoral et par deux idées-forces : il juge le risque LFI supérieur à celui du RN, et il évalue le risque du RN en fonction de ce que ce parti est devenu par rapport à l’époque de son militantisme activiste, c’était alors le parti de Jean-Marie Le Pen (et de la double appartenance possible avec l’Œuvre française !).

ÉLÉMENTS : Habib dénonce fréquemment les prises de position anti-israéliennes de Jean-Luc Mélenchon et de ses proches valent à La France insoumise une image de parti antisémite. Pensez-vous que cette image ruine ses ambitions, comme l’affaire du « détail » empoisonna la carrière de Jean-Marie Le Pen ?

JEAN-YVES CAMUS. J’espère que cela ruinera son crédit car il est parfaitement indigne de mettre les Juifs et Israël au centre d’une campagne électorale, en les désignant à la vindicte de tous ceux qui confondent juif et « sioniste ». Il est parfaitement indigne d’affirmer que l’antisémitisme est devenu résiduel. Il se trouve simplement, et cela est une évidence qui se met en travers du voile idéologique de LFI, que l’antisémitisme qui tue n’est plus d’extrême droite, la preuve par Toulouse, Hypercacher, la mort de Ilan Halimi, Sarah Halimi, Mireille Knoll. Est-ce que cela ruinera ses ambitions ? Peut-être pas : qui se soucie des Juifs ? Le plus intéressant dans cette attitude de Monsieur Mélenchon, c’est qu’elle sent fort le vieil antijudaïsme chrétien, amplifié chez les colons chrétiens d’Afrique du nord par la concurrence des minorités.

ÉLÉMENTS : Dans ce contexte, le RN se paie le luxe de taxer le Nouveau Front populaire (PS, LFI, PCF, NPA) d’alliance aux relents antisémites. Pronostiquez-vous la mort définitive du « front républicain » lors des législatives ?

JEAN-YVES CAMUS. Je ne sais pas s’il est mort, mais il est temps de lui administrer le sacrement des malades. Jordan Bardella n’est certes pas antisémite, pas davantage que Marine Le Pen. Ce n’est pas une raison pour dire que Jean-Marie Le Pen ne l’était pas. Ni pour vouloir imposer aux Juifs des reculs sur leur liberté religieuse. Je suis ici chez moi, depuis des siècles, et je veux pouvoir manger des produits cachers élaborés ici, par des entreprises françaises, qui sont souvent de petites exploitations pour lesquelles le cacher constitue une niche qui maintient ou augmente leur rentabilité. Si certains labels halal financent l’islamisme (cela reste à prouv er), si le port du voile est un signe politique, les Juifs ne sont pas responsables de la cécité collective de notre classe politique face au séparatisme islamiste. Nous n’avons pas à payer l’addition.

Photo : capture vidéo factuel.media

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