Jean-Pierre Marielle est mort le 24 avril à l’âge de 87 ans, des suites d’une longue maladie.
Il se qualifiait de « misanthrope mondain », de « solitaire bavard », il disait aussi qu’il avait la nostalgie sereine, parce qu’elle « charriait plus de diamants que de barbelés rouillés » (Le grand n’importe quoi, Calmann-Lévy, 2010). Comme il l’avait brillamment démontré dans ces mémoires aiguisées et rêveuses, Jean-Pierre Marielle avait une vie intérieure suffisamment développée pour que celles qu’il simulait à l’écran aient à la fois du ventre et de la hauteur.
Et le miracle avait lieu
L’acteur de Joël Séria et de Bertrand Blier, mais aussi de Georges Lautner et de Bertrand Tavernier, possédait des goûts et dégouts suffisamment assumés pour qu’il n’ait jamais à disparaître entièrement derrière un personnage. Comme Alain Delon, comme Gérard Depardieu, il restait d’abord lui-même, de manière intransigeante et presque hautaine, et puis d’un mot plus longtemps tenu, d’un clin d’œil impromptu ou d’un geste affiné, il donnait soudain leur poids de sincérité, de souffrances et de souvenirs à ceux qu’il incarnait. Et le miracle avait lieu dans le navet phénoménal comme dans le mélo poignant, dans le polar intense comme la comédie hénaurme.
Marielle jouait les phallocrates ardents comme les amoureux perdus, les scélérats comme les anges gardiens, avec une même caractéristique devenue parfaitement inactuelle : l’absence de demi-teinte doucereuse, de second degré ironique, toute cette camelote devenue l’apanage des acteurs pressés d’affirmer leur singularité, et ce faisant, ratant à chaque coup leur rôle à force de diluer leur jeu. Il savait mettre de la distance certes, mais avec une conviction désarmante ; il jouait de ses astuces, de son emphase, de son timbre, mais avec un tel enthousiasme qu’on s’y laissait à chaque fois prendre.
Il nous laisse des sourires et des tirades
Marielle, c’était le cinéma français dans toute sa verdeur, sa faconde, son panache déclamatoire. C’était une diction parfaitement maîtrisée, éloquente et charmeuse, pour dire des horreurs avec assurance, professer des énormités, susurrer des mots doux à faire se dresser sur leur tête, les cheveux verts et bleus des féministes les plus aguerries. C’était le mot d’auteur dégagé de sa gangue poussiéreuse, sorti de son emploi de cache-misère, d’alibi aux débandades du style comme aux ratés de la mise en scène : le mot d’auteur dans toute sa sublime trivialité, qui vivifiait le plan le plus terne, chamboulait jusqu’à l’extase le montage le moins inspiré. Marielle, c’était l’oncle grivois, le paysan roué, le parisien hâbleur, le menteur de compétition et le snob hors-concours. C’était le français glorieux jusque dans sa petitesse, bouleversant dans ses outrances, constant dans ses débordements. C’était le VRP plein de morgue mélancolique et l’escroc qui éclate en sanglots, le commissaire à qui on ne la fait plus et l e psychiatre émoustillé comme jamais, l’échangiste menaçant et le père de famille désorienté. Aussi convaincant en vendeur de parapluie illuminé par le démon de midi (Les Galettes de Pont-Aven, Joël Séria, 1975) qu’en violiste janséniste, dévoré d’exigence (Tous les matins du monde, Alain Corneau, 1991), Jean-Pierre Marielle était le chantre d’un cinéma qui savait être à la fois gouailleur et réfléchi, salace et profond, quand il se révèle désormais, et chaque jour davantage, confit de bêtise respectueuse. Il nous laisse des sourires et des tirades comme on n’ose plus en donner, des chefs d’œuvre métaphysiques et des nanars grandioses comme on ne sait plus en faire, à présent que la plupart des films, formatés par des publicitaires, des avocats et des comptables, ne sont plus que des relais inoffensifs du Marché. C’est peu dire qu’il va nous manquer, comme nous manquent depuis tant d’années ses accès de colère noire et ses émerveillements indécents, incongruités précieuses au temps du cinéma pacifié.