Pupille de la Nation à l’âge de 14 ans, vétéran des guerres d’Indochine et d’Algérie, député sous la IVe République en 1956, à la fois marin pêcheur, mineur de fond, éditeur de disques, fondateur du parti politique français le plus honni de l’histoire, fort en gueule et indocile devant l’Éternel, le pirate Jean-Marie Le Pen aura eu le mérite de mener sa vie comme il l’entendait. Conspué et vomi par les uns, érigé en menhir indéboulonnable par les autres, il demeure une caractéristique, bretonne sans doute, ayant fait de ce matador de la politique ce pourquoi il aura marqué les esprits : son indéniable côté punk.
Ils étaient nombreux les vautours de la morale à attendre impatiemment que le vieux casse sa pipe. Le 7 janvier 2024, leur vœu est exaucé. À 96 printemps, il s’en va rejoindre sa Jeanne d’Arc tant aimée et d’autres Bretons intrépides : Robert Surcouf, Éric Tabarly ou encore Jack Kerouac (qui avait des origines bretonnes). Une vie bien longue pour un homme que des légions entières d’électeurs et d’activistes de l’amour brûlaient d’envie de voir griller sur le bûcher. Ils pourront morbidement se réjouir autour d’un crémant tiède ou d’une 8.6 frelatée. Cela n’enlève rien à l’imperturbable bras d’honneur, pendant et après ce monde, que Jean-Marie Le Pen aura adressé au partisan du politiquement correct.
Une affaire de style
Inutile de refaire le parcours, en bien ou en mal, d’un homme de cette trempe. D’autres le feront à grand renfort d’épithètes ou de glaviots. Une chose assez remarquable demeure chez Le Pen : c’est le sens de la provocation. Tel le saumon affrontant le courant, le vieux briscard aura su donner une leçon d’acteur à tous les jeunes loups souhaitant se lancer dans l’arène politicarde. Des leçons sur ce qu’il ne faut pas faire, bien entendu ! Car Jean-Marie Le Pen n’est pas un homme politique avant tout. C’est bien un acteur. Et comme tous les Cyrano, c’est par le verbe et l’outrance lyrique qu’il va briller. Après avoir été le plus jeune député de France dans les années 1950, sa carrière aurait pu s’arrêter là. Mais lors de la création du Front national dans les années 1970, certains viennent le chercher pour assurer la vitrine. C’est donc bien un rôle qu’il doit jouer, celui du Cicéron braillard, qui devra briller sous les sunlights. Militaire et physiquement galbé pour la châtaigne, il ne suffisait que d’un don naturel pour occuper totalement l’estrade. Coup de chance ! Il l’a ! Équipé de son bandeau de pirate après la perte de son œil gauche, le style corsaire est déjà en place. Après tout, la piraterie coule dans le sang des Bretons. Le capitaine peut prendre la barre. Car être punk, c’est d’abord se démarquer du reste, c’est la geste à la fois désinvolte et nerveuse. Avant même les premiers accords de Blitzkrieg Bop des Ramones sorti en 1976, le Jean-Marie pose son style « hors-la-loi » comme marque de fabrique : « Hey ! Ho ! Let’s Go ! »
La provoc comme étendard
Le Pen choisit le patronage de sainte Jeanne d’Arc pour lui porter secours en cas de besoin. Là encore, quel style ! Une paysanne issue d’une terre des marches ravagée par la guerre, se déguisant en homme pour s’imposer auprès d’un roi de France dont le royaume est au bord du gouffre, qui finira porte-étendard de son armée, en la menant à la victoire… Nom de Dieu, c’est punk !
Après quelques atermoiements et la castagne militante caractéristique des années 1970, Le Pen passe le grand oral médiatique au début des années 1980. En 1984, c’est dans l’émission L’Heure de vérité que Le Pen, déjà qualifié de « marginal du jeu politique », se fait remarquer. « Des questions sans complaisance, et des réponses sans discours », lance en préambule de l’émission politique du moment, le présentateur François-Henri de Virieu. Il ne sera pas déçu ! En plein direct, d’un seul homme, Le Pen se lève en réclamant quelques instants de silence en mémoire des morts du communisme. Nous sommes dans les années 1980, et le PC français est encore tout puissant. Dans une France sous la chape de plomb idéologique des vainqueurs de 1945, c’est un doigt d’honneur à l’historiquement correct. Sur ordre du Médicis Mitterrand, cette ouverture médiatique permettra de faire monter le personnage Le Pen. Un sparring-partner inespéré pour le président socialiste d’alors, en passe de remplacer les ouvriers par les immigrés. Avec un adversaire politique qui a fait de la lutte contre l’immigration son cheval de bataille, Mitterrand transforme Le Pen en épouvantail. Et admettons-le, c’est un rôle qui lui sied comme un gant. Est-ce que Jean-Marie Le Pen souhaitait le pouvoir ? Sûrement. Car il serait ridicule de prendre autant de risques pour le simple plaisir d’emmerder le monde. Mais mon Dieu, que ce passe-temps d’emmerdeur en chef lui aura plu. Durant les décennies qui vont suivre, les « phrases-chocs » vont s’embouteiller. Il en deviendra le spécialiste. En musique, comme en politique, le slogan a son importance. Il faut des refrains qui dépotent, des phrases désinvoltes, incisives. En un mot : il faut que ça balance ! Quand Johnny Rotten et Steve Jones, respectivement chanteur et guitariste des Sex Pistols, insultent le présentateur du Today Show sur Thames TV en 1976, c’est une censure médiatique catégorique pour le groupe. Un vrai scandale ! Évidemment, c’était voulu !
Est-ce que Jean-Marie Le Pen cherchait à se faire censurer lui aussi ? Sans doute. « En bien ou en mal, l’important, c’est qu’on parle de vous. » Cette maxime, c’est celle de Le Pen. Le punk, c’est aussi le bretteur qui aime rire ; et le plus drôle, c’est ce qui est interdit. Personne ne sera étonné si les provocateurs de tout poil se sont approchés de lui, et inversement. Le punk, désormais « diable » Le Pen jubile, au risque de bananer les ambitions politiques de son parti. L’élan de Cyrano n’est-il pas d’autant plus beau quand il est inutile ?
« Et ta sœur ? Elle y va, elle ? »
« Voyez-vous des aspects positifs à l’immigration ? Bien sûr, si c’est Léonard de Vinci, c’est sûr ! » ; « J’ai acheté une maison de campagne, pour permettre à mes enfants de voir des vaches, au lieu de voir des Arabes ! Vous savez, j’ai pas peur de la poursuite » ; « Monsieur Durafour crématoire, merci de cet aveu ! », « J’ai été mis en cause par le pédophile Cohn-Bendit ! » ; « Les homosexuels c’est comme le sel dans la soupe : s’il n’y en a pas, c’est un peu fade, si il y en a trop, c’est imbuvable ».
Bref… Ses « punchlines », vous les connaissez ! Sans oublier le mythique « Je vais te faire courir le rouquin là-bas ! », véritable refrain involontaire, pouvant s’intégrer à un morceau énervé ne dépassant pas les deux minutes. C’est sûr, ça ne fleure pas vraiment l’esprit de tolérance des « valeurs républicaines » ; et pour cause. Tel des mini-uppercuts balancés à la tronche du politiquement correct, Le Pen vient ponctuer ses mots d’un irrésistible rictus, face à ses interlocuteurs estomaqués. « C’est interdit, donc je vais le faire ! » encore et toujours… À l’heure des réseaux sociaux et des elliptiques vidéos, Le Pen, tel un spadassin d’outre-tombe, devient une véritable coqueluche avec ses répliques et autres parades assassines auprès d’un jeune public. Nul doute que son ultime réplique face à la faucheuse devait être belle, dans un ultime sourire. Décidément, cet indécrottable punk aura fait chier pas mal de monde.
Avec sa reprise de My Way (Comme d’habitude de Claude François), l’ex-bassiste des Sex Pistols, Sid Vicious, enregistre en 1978 une version crépusculaire et définitive. Débraillé et fébrile, ce jeune punk est sur le point de devenir une légende. Il mourra peu de temps après, à l’âge de 21 ans. Le vieux punk Le Pen aurait pu y ajouter sa version. Comme le disait Vicious :
I faced the wall and the world
And did it my way
(J’ai affronté le mur et le monde
Et je l’ai fait à ma façon)
Le Pen aura vécu à sa façon, tel un corsaire, d’un style irrévérencieux et irresponsable. Autrement dit, comme un punk. Punk forever !
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