Le magazine des idées
Marotta

« Je suis fermement convaincu de la futilité de la dichotomie droite-gauche, et plus encore des réflexes hémiplégiques qui y sont associés »

L’aventure de la « Nouvelle Droite » ne se limite pas aux frontières françaises et ses travaux influencent de nombreux esprits à travers toute l’Europe et plus particulièrement en Italie. Avec Francesco Marotta, président du GRECE Italie, Michel Thibault revient sur les relations intellectuelles qui se sont établies entre les deux pays et fait le point sur la situation italienne de ce courant de pensée.

ÉLÉMENTS : Comment s’est faite votre rencontre avec les idées de la Nouvelle droite, et quel est votre parcours ?

FRANCESCO MAROTTA. Mon approche des idées de la « Nouvelle Droite » s’est faite très tôt grâce aux bonnes lectures de la revue Diorama Letterario et du magazine Trasgressioni, édité par Marco Tarchi. En même temps, j’ai lu très attentivement les écrits d’Alain de Benoist, Louis Pauwels, Jean Cau, Jean-Yves Le Gallou, Jean-Claude Valla, Michel Marmin et beaucoup d’autres en français, malgré ma connaissance superficielle de la langue. On peut dire que mon cheminement et mon approche des « nouvelles synthèses » ont commencé à l’âge de 16-17 ans, entrecoupés d’autres expériences qui n’avaient pas une vision binaire des choses du monde. Venant de ce que nous pouvons appeler le « petit vieux monde » que Marco Tarchi connaissait si bien, bien qu’avec d’autres spécificités dues aux années qui nous séparent, je suis maintenant fermement convaincu de la futilité de la dichotomie droite-gauche, et plus encore des  réflexes hémiplégiques qui y sont associés. En fait, il en est de même du terme «Nouvelle Droite », qui ne signifie pas grande chose et ne rend pas compte de ce qu’est réellement ce mouvement de pensée.

ÉLÉMENTS : Pour quelle raison créer une branche italienne du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE) ?

FRANCESCO MAROTTA. C’est parce que moi, mais aussi d’autres amis membres du GRECE Italie, nous nous sommes presque toujours reconnus dans les points exprimés dans le fameux Manifeste du GRECE et avons décidé ensemble de donner vie à ce qui a réussi à devenir une école de pensée en Italie. Il est plus juste de dire qu’elle fait partie intégrante du GRECE, en y ajoutant toutes les spécificités italiennes, culturelles mais pas seulement, pour enrichir un long parcours qui dure depuis les années 60 et qui a toujours mis l’accent sur la force et l’importance des différences européennes et non sur leur négation.  En Italie, aujourd’hui, à de rares exceptions près (voir l’œuvre de Marco Tarchi), la plupart des mouvements se rapproche ou s’apparente à l’action ou au soutien indirect ou direct de la politique politicienne ou du mouvementisme politique. Le GRECE Italie, en revanche, a réussi à se distinguer en tant que  « courant » indépendante. Aujourd’hui, nous sommes mûrs pour poursuivre le long travail de ceux qui nous ont précédés en France et en Italie, conscients des deux réalités très différentes et des temps qui changent. Par rapport aux années 1960 et 1970, de nombreux défis sont les mêmes, mais beaucoup d’autres sont très différents.

ÉLÉMENTS : L’Italie est le pays où Alain de Benoist a le plus donné de conférences et où une grande partie de ses ouvrages ont été traduits. Comment l’expliquez-vous ?

FRANCESCO MAROTTA. Disons que les thèses avancées par Alain de Benoist n’ont pas seulement trouvé un intérêt certain parmi les adhérents du GRECE Italie. Il faut y ajouter le long travail de beaucoup d’autres amis et de notre département italien, qui ont travaillé presque à l’unisson pour faire connaître ses idées et sa pensée. Le GRECE Italie a immédiatement pris des mesures pour faire traduire et publier certaines de ses œuvres, comme Mémoire vive, l’autobiographie intellectuelle de notre ami, jamais publiée en Italie jusqu’alors! Beaucoup de livres et d’écrits publiés ont bénéficié et bénéficien toujours notre soutien et notre aide. Nous sommes heureux qu’il soit aujourd’hui l’un des intellectuels français les plus connus en Italie, même par la « gauche progressiste » qui l’a invité à s’exprimer à de nombreuses reprises, le critiquant mais, parfois, appréciant même ses idées (la gauche italienne reflète plus ou moins les mêmes mantras que la gauche française).

ÉLÉMENTS : Dans la préface du livre Il silenzio del cosmo, vous rendez hommage à un groupe d’intellectuels italiens qui formaient un réseau de « passeurs d’idées », vous citez : Maurizio Cabona, Giuseppe Del Ninno, Gennaro Malgieri et Stenio Solinas. Sans oublier le professeur Marco Tarchi et ses deux publications : Diorama Letterario et la revue Trasgressioni. Le terrain était donc préparé ?

FRANCESCO MAROTTA. Nous sommes reconnaissants à ceux qui nous ont précédés, en particulier ceux que nous avons mentionnés dans Le silence du cosmos. Écologie et écologismes. Conscients, cependant, que le chemin à parcourir est tout à fait nouveau, et, à certains égards, totalement différent. Les grandes questions et les grands thèmes qui émergent aujourd’hui n’étaient, dans un passé récent, que des embryons. Les amis qui ont labouré un long sillon le savent mieux que nous, ils nous guident et nous donnent les conseils dont nous avons besoin pour éviter de répéter les erreurs qu’ils ont commises dans des années si différentes. C’est une chose que nous apprécions beaucoup et qui nous réconforte. Diorama Letterario et Trasgressioni sont à ce jour les deux seules revues qui, depuis les années 70, ont toujours continué à faire connaître à un public varié les idées et les longues réflexions de la Nouvelle Droite, ce dont une bonne partie du GRECE lui est reconnaissante.

ÉLÉMENTS : Comment avez-vous constitué l’équipe qui vous entoure ?

FRANCESCO MAROTTA. J’ai réuni des amis et des personnes qui partageaient le même sentiment commun et nous avons décidé, lors d’une réunion tenue à Milan, de créer la section italienne du GRECE. Un projet dont nous avions déjà discutée avec certains d’entre eux il y a quelques années. Je m’en suis ouvert à vous, cher Michel Thibault, pour savoir ce que vous en pensiez et m’avez fait part de votre enthousiasme. Ainsi procède l’amitié, toujours disponible, attachée au sens du don et à la gratuité, auxquels je tiens beaucoup.

ÉLÉMENTS : Quels sont vos moyens d’action ? Éditions, colloques, site internet (grece-it.com) ? Vous avez aussi un théâtre ?

FRANCESCO MAROTTA. Ce sont ceux que vous avez cités, mais je voudrais ajouter un exemple : Stefano Angelucci Marino, inscrit au GRECE Italie, est un acteur de théâtre, réalisateur, organisateur et auteur de spectacles et fondateur et directeur artistique de la compagnie « Teatro del Sangro » dont il est le président et le responsable de l’organisation. En outre, depuis 2008, il est directeur avec Rossella Gesini du Teatro Studio de Lanciano, où il réalise de nombreuses activités pour la diffusion de la culture théâtrale dans le territoire. Le GRECE L’Italie n’a pas de théâtre propre, mais un ami qui fait partie intégrante de l’histoire du théâtre en Italie centrale et nous en sommes fiers. Comme on le sait, en pensant à Michel Marmin, il m’est venu immédiatement à l’esprit de l’associer aux travaux de l’École de la Pensée. Stefano Angelucci Marino est le chef de la section du cinéma et du théâtre du GRECE Italie.

ÉLÉMENTS : Vous avez publié deux ouvrages : Il silenzio del cosmo et Ordine multipolare. Avez-vous d’autres projets ?

FRANCESCO MAROTTA. Oui, nous avons d’autres projets en cours. Le prochain essai traitera de l’importante question de l’idéologie woke. Sans oublier les différentes présentations d’Ordre multipolaire. Géopolitique et culture de la crise, publié par Diana Éditions. Les contributions du GRECE Italie seront également présentes dans l’ouvrage collectif qui fait suite aux deux sessions-conférences de Milan et de Rome, intitulées Un autre vingtième siècle et Les défis du nouveau millénaire, organisées par Edizioni Sindacali et le GRECE Italie. Le débat a permis de confronter les protagonistes de l’« ancienne » Nouvelle Droite italienne aux protagonistes de la « nouvelle ». Alain de Benoist a également pu participer à distance, avec une contribution importante sur la politique, la métapolitique et l’antipolitique.

ÉLÉMENTS : La liberté d’expression est-elle plus importante en Italie ?

FRANCESCO MAROTTA. Un extrait de l’article 21 de la Constitution de la République italienne se lit comme suit : « Toute personne a le droit d’exprimer librement sa pensée par la parole, par l’écrit et par tout autre moyen de diffusion ». Il précise en outre que « la presse ne peut être soumise à aucune autorisation ou censure ». Cependant, cette liberté affirmée est loin d’être toujours respectée. Et lors d’un conflit possible entre l’exercice de cette liberté et la protection constitutionnelle d’autres biens individuels et collectifs, souvent seuls les biens individuels sont pris en considération et peu les biens collectifs. Le discours est très large, disons que de l’étranger, il n’est pas difficile de croire qu’un Français puisse penser qu’il y a une plus grande liberté d’expression en Italie que dans son propre pays. Or, ce n’est pas tout à fait le cas. Au moins, dans les journaux, à la télévision, dans les différents médias d’information, souvent même dans les médias de déformation, les visages familiers habituels apparaissent presque toujours. Le débat est presque entièrement autoréférentiel. Connaissant bien la France, je pense que le débat y est plus ouvert, y compris la possibilité de dire ce que l’on pense sans trop se soucier de déplaire à un cercle politique, social, syndical ou autre. En Italie, les groupes de pression restent très acifs.

ÉLÉMENTS : Vu de France on a l’impression que la culture italienne (et les cultures régionales) résiste mieux à l’américanisation. Est-ce une réalité ?

FRANCESCO MAROTTA. On en a sans doute l’impression, mais ce que le public ignore, c’est la persistance, comme je l’ai écrit dans le dernier essai publié en janvier de cette année par le GRECE Italie, de la « capacité de reproduction agamique d’un auto-occidentalisme et d’un américanisme adultère, sans même ressentir le besoin d’être interpellé directement par la source primaire d’émanation ». C’est un argument qui ne s’applique heureusement pas aux contextes régionaux dans leur ensemble et aux provinces, car le discours est différent. Plus on s’éloigne du centre et des grandes agglomérations urbaines, plus ce phénomène s’estompe. Les dialectes, les héritages des peuples, la réciprocité, les traditions, les us et coutumes demeurent. Bien entendu, ils ne sont malheureusement pas à l’abri de la mentalité de partie prenante permanente de l’américanisation ambiante. La situation s’est considérablement aggravée.

ÉLÉMENTS : Vous avez participé en 2018 à Paris, à la soirée d’anniversaire pour les cinquante ans du GRECE, à laquelle participait Daria Douguine, quel souvenir en gardez-vous ?

FRANCESCO MAROTTA. Je me souviens d’une soirée merveilleuse en compagnie d’amis français, une soirée au cours de laquelle j’ai dialogué avec eux. Mon souvenir indélébile de Daria est celui d’une jeune fille très intelligente et perspicace. Elle était ravie de me rencontrer en personne et j’ai été frappé par sa capacité à interpréter la situation du moment, sa simplicité, son sourire, ainsi que par sa vitalité et son énergie marquées. J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec elle et de discuter de sujets d’intérêt commun. Lorsque j’ai appris son décès, j’étais à l’étranger ce jour-là, mes pensées se sont tournées vers son père. C’est une grande perte pour tout le monde. Ce qui reste, ce sont ses écrits, également publiés en Italie, ses pensées et ses idées. Celles-ci ne peuvent être tuées.

Propos recueillis par Michel Thibault

Lire aussi : Alain de Benoist, penseur et ami rebelle de Francesco Marotta

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