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Israël-Palestine : la nouvelle question juive en débat

Israël-Palestine : la nouvelle question juive en débat

« Éléments » est une revue de débat, où l’on ne craint pas la confrontation d’idées. En témoigne la tribune de Gilles Carasso, qui réagit à notre dernier numéro et à la manière dont nous avons abordé la « question juive » et le « problème arabe » – pour reprendre les termes du dernier ouvrage d’Henry Laurens, que nous avons interviewé. Il ne nous semble pas, toutefois, avoir tenu les propos que Gilles Carasso nous attribue, du moins dans le sens qu’il leur donne, d’autant que notre démarche vise à prendre du recul, en maintenant une distance critique vis-à-vis des partis pris émotionnels. Qu’à cela ne tienne ! Fidèle à sa vocation, « Éléments » ouvre ses colonnes à des perspectives différentes, voire divergentes. Sûrement cette tribune suscitera-t-elle des réponses et prolongera les réflexions ouvertes dans notre dernier numéro. Affaire à suivre.

J’ai trois bonnes raisons d’apprécier Éléments. La première est bien sûr sa qualité éditoriale : le goût de l’exploration intellectuelle et l’absence de jargonnage pseudo-scientifique, la tenue de la langue, la hauteur de vue des éditos d’Alain de Benoist. La seconde raison est qu’Éléments a le bon de publier mes modestes réflexions. La troisième est que j’ai passé ma vie, comme la plus grande partie de la petite bourgeoisie intellectuelle d’après-guerre, de l’autre côté du rideau de fer idéologique et que cette revue me permet de découvrir des territoires de la pensée inconnus et passionnants. Je suis donc un lecteur assidu d’Éléments. Je pourrais même en être un supporter enthousiaste si je ne constatais que son esprit critique s’arrête au conflit arabo-israélien.

Je comprends qu’on soit séduit par les brillantes « punchlines » d’Yves Lepesqueur. Ainsi, le christianisme serait un cadavre en décomposition, et l’islam en momification. C’est concis, frappant. Le premier hémistiche évoque les idées chrétiennes devenues folles de Chesterton, mais le second est trompeur. On comprend l’intention : opposer à la chrétienté qui rejette sa religion un islam qui se recroqueville sur une religion dévitalisée. Mais les momies ne bougent pas, elles méditent dans le silence éternel. Elles n’arment pas le bras des terroristes, elles ne soulèvent pas des vagues immenses de ressentiment.

Du même auteur, je relève une phrase prononcée en passant dans l’interview qu’il a donnée au site d’Éléments sur la Syrie : « Il faudra reprendre le combat, totalement abandonné par Assad, pour le Golan, et pour la Palestine. Il faudra définir une politique envers le Liban ». Un interlocuteur plus critique aurait pu 1°/ s’étonner qu’il faille seulement « définir une politique avec le Liban », État constitué sous le mandat français par ablation d’une province syrienne, mais par contre « reprendre le combat pour la Palestine », territoire qui n’a pas de lien direct avec la Syrie ; 2°/ demander en quoi consiste cette nécessité de « reprendre le combat pour la Palestine », c’est-à-dire faire la guerre à un adversaire aussi redoutable qu’Israël alors qu’à un petit territoire près, le Golan, il n’y a pas de contentieux territorial ou économique entre les deux pays.

Une bienveillance critique envers le récit islamique ?

J’ai observé dans le dernier numéro d’Éléments la même bienveillance pour le récit islamique. Ainsi Henry Laurens a pu y présenter le conflit israélo-arabe dans les termes qui mobilisent l’opinion internationale « pro-palestinienne », ceux d’une lutte de libération nationale du peuple palestinien. Or, cette description, fût-elle suggérée par un professeur au Collège de France à l’aide d’une foule de détails historiques, est très contestable. Il est dommage qu’aucun autre historien n’ait été invité à lui donner la réplique. Dans le même numéro, Lucie Marin reprend la thèse de Roger Garaudy1, très populaire dans le monde arabo-musulman selon laquelle « Israël tire surtout sa légitimité de la mémoire sacralisée de la Shoah » qui lui permettrait « de s’affranchir des règles du droit international ». C’est tout à fait faux, Israël tire sa légitimité de la vigueur de son projet national enraciné dans la mémoire juive et de l’esprit de sacrifice de ses soldats. Mais cette accusation permet d’inscrire la réprobation d’Israël dans une critique de l’impérialisme occidental. « La religion (occidentale) de la Shoah » assurerait à Israël une impunité pour se livrer aux plus horribles forfaits : apartheid imposé aux Palestiniens, nettoyage ethnique, génocide. La preuve : les incriminations prononcées par la « justice internationale ». Cette thèse reprise et amplifiée partout dans le « Sud global » fait naturellement le miel des « anti-impérialistes » de Téhéran à Pretoria et à New York. Des esprits plus prudents que courageux, comme le professeur auquel Mme Marin donne la parole, suggèrent qu’il serait bon de l’adopter pour éviter de se fâcher avec autant de monde. En France elle assure même un solide socle électoral dans quelques circonscriptions.

Pourtant, le 7 octobre 2023, chacun a pu prendre connaissance de la Charte du Hamas qui ne prévoit nullement la création d’un État pour le peuple palestinien, mais le retour à l’Islam de la terre de Palestine, c’est-à-dire l’élimination des Juifs présents sur cette terre. Les progressistes occidentaux qui, dans les semaines et les mois qui ont suivi, ont scandé le slogan « From the river to the sea » ne demandent, consciemment ou non, pas autre chose. Les réactions qu’ont suscité le massacre du 7 octobre et la guerre atroce qui s’en est suivie, ont fait passer au second plan les habituelles descriptions du conflit comme le « combat pour la Palestine », la lutte contre « l’occupation » ou la « colonisation ». Elles ont révélé sa nature profonde : c’est la question-même de la légitimité d’un État juif en Palestine qui est en jeu. Après deux millénaires d’interruption mais, sans n’y avoir jamais renoncé, le peuple juif2 a entrepris de reconstruire son foyer national sur le territoire que sa religion, c’est-à-dire sa mémoire, lui désigne comme sien. Et l’islam qui s’y est installé depuis le VIIe siècle et a construit, pour que les choses soient bien claires, deux mosquées sur les ruines du grand temple juif de Jérusalem, s’y oppose formellement : une fois islamisé un territoire ne saurait échapper à la souveraineté musulmane.

Une guerre de territoires ou une guerre de religion ?

Ainsi, ce qui était présenté par les « anti-impérialistes » ou les esprits conciliants comme une guerre de territoires pouvant se résoudre par un accord territorial, se révèle être une guerre de religion. Non pas au sens où elle serait commandée par des Églises ou par des dogmes, mais au sens où elle mobilise des éléments de conscience collective qui ne répondent à aucune autre logique que celle d’héritages civilisationnels.

Sans cette clef de compréhension, on ne peut expliquer ni la passion des masses musulmanes pour la cause palestinienne et elle seule (les musulmans Rohingyas ou les musulmans Ouïghours ne bénéficient pas de la même sollicitude), ni l’avortement de tous les efforts diplomatiques déployés depuis un siècle pour assurer une cohabitation pacifique des Juifs et des Arabes en Palestine, ni l’engagement au premier rang du combat d’un pays comme l’Iran qui n’a aucun contentieux ni aucune frontière avec Israël, ni les guerres et les attaques terroristes lancés sans désemparer contre Israël depuis sa création, avant-même qu’il soit question d’un peuple palestinien3. On ne peut non plus comprendre l’engagement passionné en faveur de la cause palestinienne de la gauche progressiste occidentale, sans commune mesure avec l’intérêt limité qu’elle manifeste pour les autres conflits qui ravagent le monde, ni enfin le soutien inconditionnel du protestantisme américain à Israël.

La « laïcisation » de cette guerre de religion en conflit territorial, si elle ne permet pas, comme on l’a vu depuis l’enlisement des accords d’Oslo, de mettre fin à la guerre, offre au camp musulman la possibilité de déployer la thématique de la lutte de libération nationale à laquelle sont sensibles, et les pays du « sud global », et le progressisme occidental. Mais un second avantage du déni du caractère religieux du conflit c’est qu’il évite de regarder en face la vraie raison de sa puissance mobilisatrice, aussi bien dans le monde musulman que dans l’Occident chrétien ou post-chrétien : la question de l’État d’Israël qui rassemble aujourd’hui plus de la majorité de la population juive du monde, est la version contemporaine de « la question juive ».

Depuis deux millénaires ou presque, la « question juive » est d’abord une affaire d’héritage. Les juifs sont les authentiques détenteurs du copyright du message biblique, lequel constitue, quelles que soient les améliorations que ses héritiers chrétiens et musulmans pensent lui avoir apporté, le substrat de leur livre sacré et de leur civilisation dite « du livre ». Cette antériorité est insupportable pour des religions qui prétendent, chacune à sa manière, exprimer des vérités éternelles4. Respectivement vingt siècles et quatorze siècles d’histoire ont montré que ce caillou dans la chaussure des grands monothéismes n’était soluble ni dans l’assimilation ni dans la persécution. L’islam a cru régler le problème par une sorte de compromis humiliant, la dhimmitude. La chrétienté, plus radicale, a cherché, sans succès, au XIXe et au XXe siècle une « solution finale », assimilation ou extermination. Quelle importance ces vieilles histoires ont-elles aujourd’hui pour un Occident largement déchristianisé ? Immense si l’on admet que ce que l’on appelle timidement l’histoire des mentalités, et qu’il faudrait plutôt nommer avec Sloterdijk histoire des colères5, est en réalité le moteur-même de l’histoire.

Antisionisme ou antisémitisme ?

La haine d’Israël, qui s’est étendue au XXe siècle au-delà-du monde arabe, à des pays qui comme l’Iran ou le Pakistan, n’ont rien à voir avec la Palestine, est le dernier avatar de la question juive. Et la reprise, sous des formes plus ou moins conscientes, plus ou moins confuses, des slogans exterminateurs du Hamas dans les opinions occidentales en est le symétrique dans le monde chrétien. Une fois encore les Juifs massacrent les enfants et doivent donc être annihilés.

C’est donc bien la « question juive, » aussi bien dans sa variante chrétienne que dans sa variante musulmane qui se trouve posée en des termes nouveaux par le rejet musulman de l’existence d’Israël. Cette même question dont l’Occident voulait croire qu’il s’était débarrassé avec la seconde guerre mondiale6.

L’antijudaïsme fait partie de l’héritage de la chrétienté. Quand on parcourt les œuvres des grands noms de la littérature française, il est difficile de ne pas tomber, au détour d’une page, sur une phrase indiquant que les Juifs appartiennent à une humanité de seconde classe. Et la gauche partage avec la droite la responsabilité de l’installation de l’antisémitisme dans le champ politique à la fin du XIXe siècle. Mais il est de fait que la droite maurrassienne en a fait un de ses marqueurs idéologiques et l’a illustré, de l’affaire Dreyfus aux camelots du roi et à la Collaboration, de nombreuses et fâcheuses déclarations. Le génocide des Juifs d’Europe par les nazis, puis la défaite de l’Allemagne en 1945 ont exclu l’antisémitisme du champ de la légitimité politique. Et la nécessité, en 1945, d’un compromis avec le PCF, a étendu cette marque d’infamie à tout ce qui fut avant-guerre la droite nationaliste.

Éléments est l’organe de la Nouvelle Droite qui, comme son nom l’indique, entend renouveler l’ancienne. Se nommant ainsi, elle désigne ses ancêtres, les partisans de la monarchie qui se regroupèrent à la droite du président de l’Assemblée nationale en 1789. C’est une grande tradition politique qu’elle s’efforce de perpétuer et de renouveler : celle de l’enracinement, de l’identité et de la transmission opposés au constructivisme progressiste et émancipateur, de la famille et des communautés opposés à l’individualisme, de la société conçue comme un organisme vivant et hiérarchisé, etc. Minoritaire pendant deux siècles, elle reprend des couleurs depuis que Soljenytsine a fait tomber le voile qui dissimulait l’imposture soviétique et depuis que les crises écologiques ont pulvérisé le rêve d’une humanité en marche sur la voie du progrès infini. Mais la malédiction de 1945 continue à peser sur elle. Serge Moati, téléaste de gauche, a réalisé dans les années 1980 un portrait de Jean-Marie Le Pen. Au fur et à mesure des entretiens que celui-ci lui a accordé, il est difficile de ne pas éprouver une certaine sympathie pour le personnage et de ne pas voir que Moati lui-même se laisse gagner par ce sentiment. Alors, pour exorciser cette tentation coupable, il a placé à la fin de son film, sans autre commentaire qu’un énigmatique : « Ce sera images contre images », des photos horribles de la libération des camps.

Exorciser les vieux démons

On comprend que, pour ne pas s’épuiser dans des querelles stériles et perdues d’avance, Éléments ait pris le parti de faire comme tout le monde : ne rien dire, éviter, comme dans les milieux bien-pensants, de prononcer le mot en J. Après tout, la question juive avait disparu, pourquoi y revenir ? Seulement, il ne suffit pas de fermer les placards à double tour pour que les cadavres cessent d’y pourrir. Voilà que la vieille Némésis de la chrétienté et de l’islam s’en échappe.

Ceux qui se croient, par onction bourdivine, insoupçonnables d’antisémitisme s’en donnent à cœur joie. Piétinant les principes les plus élémentaires de la morale, ils renversent les rôles de l’agresseur et de l’agressé, exonèrent le Hamas de l’infâmie d’avoir exposé la population civile pour la protection de ses combattants, traitent de génocidaires ceux qui se défendent contre un projet de génocide. Tout est permis contre Israël et tout ce que fait Israël pour se défendre est criminel puisque cet État est, par essence, colonisateur et génocidaire. « Il faut reprendre le combat pour la Palestine », c’est-à-dire en finir avec Israël. Comment ne pas voir dans la violence candide de ce parti-pris la résurgence du vieil inconscient antisémite ?

D’autres, plus modérés, exigent un cessez-le-feu à Gaza avant-même la libération des otages et réclament la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël sans prêter l’oreille à l’objection évidente qu’un tel État ferait exactement ce qu’a fait le Hamas après l’évacuation de Gaza en 2005, préparer la guerre. Cette position qui paraît, qu’ils jugent eux-mêmes, raisonnable et humaniste, n’a qu’un effet pratique : affaiblir un État assiégé de toutes parts qui se bat pour sa survie.

C’est ainsi que l’Occident qui croyait en avoir fini avec la question juive la régurgite en 2025. Mais dans des termes absolument nouveaux qui offrent la possibilité de l’affronter sans retomber sous le coup de la malédiction de 1945. La droite française, nouvelle ou pas, a toutes les raisons de soutenir Israël : un État ancré dans une tradition millénaire, une nation en armes qui refuse de se soumettre aux injonctions iréniques du droit international et, selon la formule de Golda Meir, « préfère vos condamnations à vos condoléances », une religion qui assume un principe archaïque de transmission par la famille (homme/femme, parents/enfants) en opposition frontale avec l’hybris wokiste et le transhumanisme. Le malheur palestinien n’est que trop réel. Mais travestir ses causes, diaboliser Israël, ne contribue en rien à y remédier. C’est simplement affirmer une fois encore l’éternelle culpabilité juive.

En soutenant le combat d’Israël pour sa survie, ou du moins en donnant la parole à ses partisans, Éléments se situerait à la hauteur de son exigence intellectuelle et montrerait que les vieux démons peuvent être exorcisés.

© Photo : Gaza en mars 2024, ville détruite après les bombardements de l’armée israélienne.

Pour en savoir plus
La réponse de Lucie Marin et professeur M : L’exceptionnalité de la Shoah face aux décoloniaux
La réponse de Daoud Boughezala : Anti-islamiste, tu perds ton sang-froid !

1. Roger Garaudy Les mythes fondateurs de la politique israélienne, La vieille Taupe, 1995. Cet ouvrage nie en outre la réalité du génocide juif.

2. Ou le consensus juif selon Spengler, ce qui veut dire la même chose en écartant les stupides débats génétiques.

3. Quoi qu’en dise Henry Laurens, il n’y a aucune trace d’un nationalisme palestinien antérieure à l’arrivée des Juifs de Russie dans la province ottomane de Palestine à partir de 1881. L’Organisation de libération de la Palestine a été créée en 1965 par Nasser avec l’appui de son sponsor soviétique.

4. Daniel Sibony a énoncé le complexe de « second premier » dans Les non-dits d’un conflit. Le Proche-Orient après le 7 octobre, Éditions intervalles 2024

5. Cf. Peter Sloterdijk, Colère et temps, Maren Sell 2007.

6. Cf. Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier 2003.

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