Il n’y a pas si longtemps, on parlait d’« Asie Pacifique ». Depuis la fin des années 2000, le terme d’« Indo-Pacifique » est omniprésent dans la géopolitique mondiale. Que cache-t-il ? Tout le mérite de l’ouvrage d’Isabelle Saint-Mézard est de nous le dévoiler, avec beaucoup de clarté et de réalisme. Et, comme toujours en matière de géopolitique, les termes ne sont pas neutres : ils forgent des représentations, ils soulignent des lignes de fracture dans l’ordre mondial, et sont donc gros de conflits à venir.
Au sujet de cette « révolution » indo-pacifique des représentations, soulignons deux éléments principaux.
Une ceinture maritime autour de la Chine
Premièrement, la vision d’un espace unique, unissant les océans Indien et Pacifique par le commerce, est d’origine principalement américaine, promue dans un contexte de rivalité croissante avec la Chine. Le terme d’« Indo-Pacifique » est porté avec le plus de force par les États-Unis et par leurs deux principaux alliés régionaux, le Japon (où l’ancien Premier ministre est l’auteur d’un discours fondamental sur le sujet en 2007, « Confluence of the Two Seas ») et l’Australie.
Pour ces deux derniers pays, Isabelle Saint-Mézard montre bien le rôle joué par l’« anxiété géopolitique » suscitée par la montée en puissance de la Chine. Tant le Japon que l’Australie sont des puissances insulaires fortement dépendantes de l’accès aux mers – et, dans le cas de la seconde, tétanisée depuis longtemps par une « tyrannie de la distance » (Blainey) qui la rend très soucieuse de préserver l’alliance américaine. Quant aux États-Unis, ce qui se joue dans la constitution d’une ceinture indo-pacifique autour de la Chine, c’est la préservation de leur suprématie en Asie. C’est ainsi qu’il faut interpréter l’intérêt croissant porté par les États-Unis à cette région depuis plusieurs années, concrétisé par des investissements massifs dans la région et des alliances militaires, à l’image de l’Aukus (entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni).
Dans ce nouvel espace géopolitique, un pays a une position médiane : l’Inde. Non-seulement celui-ci est resté hors du système d’alliances américains, visant une grande autonomie stratégique et portant une vision davantage multipolaire du monde. En outre, l’Inde – qui n’est pas une puissance essentiellement maritime, mais aussi terrestre – est plus éloignée des deux gros foyers de tension régionaux que sont Taïwan et la mer de Chine du Sud. En Asie du Sud-Est, d’autres pays, à l’image de l’Inde, cherchent à maintenir une position médiane entre les États-Unis et la Chine.
Terre ou mer
Deuxièmement, outre ces questions d’alliances, l’ouvrage montre parfaitement les différentes visions de l’ordre mondial qui se jouent derrière ces redéfinitions. Aux yeux de ceux qui le promeuvent, l’Indo-Pacifique repose sur une vision essentiellement « maritime » de l’ordre mondial – face à une Chine aux conceptions davantage « terrestres ». Il s’agit de penser l’espace indo-pacifique comme une vaste zone ouverte, de commerce « libre » et fondé sur des « règles » libérales. C’est à ce titre que des navires américains conduisent périodiquement ce que l’on nomme des FONOPS (Freedom of Navigation Operations) en mer de Chine. Ces opérations, par lesquelles des navires peuvent traverser de manière « rapide et continue » les eaux territoriales d’un pays, permettent aux États-Unis de tester le respect par la Chine des règles posées en droit international (souvent à l’initiative des États-Unis eux-mêmes). Face à cela, la Chine entend affirmer une conception plus territorialisée du monde, y compris sur les mers qui l’entourent. C’est pourquoi ce qui se joue en mer de Chine engage deux visions de l’ordre mondial à venir – le conflit, toujours vivace, entre « terre » et « mer ».
Isabelle Saint-Mézard, Géopolitique de l’Indo-Pacifique, PUF, 2022
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