Longer la corniche Kennedy, recevoir la réverbération d’une lumière qui palpite en scintillements irisés sous le soleil d’été. Se savoir pris dans le tissu du monde quand les vagues innocentes préparent à chaque ressac un assaut léger au bord du rivage, contre les rochers dorés par l’astre en suspens dans un ciel gonflé de chaleur, alors que le fort Saint-Jean observe, immobile et altier. Et, enfin, se laisser cueillir par le génie d’André Suarès en lisant son Marsiho. Lire ces lignes diaphanes, souples, ondoyantes comme la houle des vagues et limpides comme l’onde flamboyante d’une pure lumière : « La mer, à Marseille, ne connaît pas le flux ni le reflux, ou si peu que rien. Mais la libration des masses humaines n’a pas de moindres effets sur l’espèce que les balancements du satellite sur les fluides de la planète. L’anarchie de Marseille est sa marée : le flot des races monte et, vague sur vague, il semble submerger la vieille Phocée. En vain : l’antique et toujours jeune Marseille, repaire femelle de joie et d’énergie, rétablit son ordre, reprend son équilibre : l’instinct de vivre est un jusant plus puissant que l’anarchie. Le fond grec et provençal de ce peuple repousse les houles du chaos ; une gaîté puissante est le second mistral qui souffle du Rhône sur ces collines sœurs de l’Ionie, et qui refoule la marée dangereuse de la mer, matrice universelle, où elle se purifie. Nul peuple ne croit plus fortement à la vie. »
Tout à coup, je me mis à penser à Jean-Paul Bourre (1946-2023), le dernier barde gaulois, le guerrier du rêve. Un écorché vif, le dernier des romantiques. J’ai encore cette brûlante impression d’avoir côtoyé – très brièvement – un météore. Je crois que tout Jean-Paul Bourre tient dans ce texte qu’on peut entendre, lu par l’auteur, dans la vidéo La fin des grands hommes : « Fini le temps des décisions souveraines lorsqu’un Bonaparte dépliait ses cartes dans son pc de campagne pendant qu’au loin tonnaient les canons russes ou lorsque Vercingétorix, le grand gaillard arverne préparait la défense de Gergovie à la lueur d’un bivouac, autour de la neige, le froid, la rumeur profonde des forêts, la plainte du vent dans les arbres, comme si la nature tout entière participait aux décisions stratégiques, en réconciliant dans une même ferveur l’homme et l’âme mystérieuse du monde. Une même vision qui renforce, qui dépasse et qui transcende le geste politique. Ceux qui nous dirigent, c’est plus les mêmes. Ce sont des nains, privés d’âme, déculturés, qui n’ont plus le courage des grandes décisions, à la botte. Leur pouvoir, il est aussi inconsistant que de la dilution de fumée, sans importance réelle, malgré les apparences qu’ils donnent. Ils obéissent servilement à la toute-puissante économie, aux cartels et aux mafias de la finance. On les voit venir parader dans les shows télévisés, habillés comme des mannequins dans les magazines de mode, sans aucune maîtrise d’eux-mêmes en plus, rongés par la petitesse et la cupidité. Ça se voit à leurs expressions, à leur comportement. C’est petit, c’est mesquin, c’est roublard. C’est à vomir tous ces mecs là. »
Attachement à la terre et à l’identité
Vous me direz qu’il n’y a aucun rapport entre l’identité provençale, les effluves de la mer méditerranée et ce colosse du terroir auvergnat, dont la Terre, à la manière d’Atlas, lui servait de réservoir où il allait puiser cette énergie vitale débordante qui émanait de lui, comme d’une aura. Le celte archétypal est à des années-lumières du méridional, sans doute… Voilà ce qui peut les unir : l’idée selon laquelle la défense de l’identité ne peut être découplée de l’attachement à une terre, à des traditions, enfin aux ancêtres dont les murmures bercent la langueur des hommes, dans le bruissement des arbres, dans le roucoulement liquide d’une rivière. La Source, c’était chez cet homme, le topos ultime, condensant en elle la recherche métaphysique et terrestre qui l’animait de part en part. Les divinités de la source, la sainte Vierge qui veille sur la source et qui fait couler en y plongeant sa couronne d’étoiles l’eau lustrale aux vertus régénératrices et protectrices. Un culte pagano-chrétien qui se situe au confluent des eaux, à la rencontre des diverses sources, dont le réseau s’étend sur toute l’Europe, comme les veines qui parcourent le monde, l’irriguant de son Sang mystique.
Ce n’est pas sans émotion que j’évoque Jean-Paul Bourre. J’ai dû le voir une dizaine de fois, tout au plus. Il n’empêche que je fus profondément affecté à l’annonce de sa mort le 25 octobre 2023 . Je conserve précieusement, comme une relique, l’exemplaire dédicacé de son ouvrage Le crépuscule des dieux. Il y a inscrit les mots suivants : « Et comme ce livre a voyagé, pour Jean, cette quête de nos origines. Avec mon amitié. Jean-Paul Bourre. Octobre 2016. » C’est une histoire étonnante que celle de cette rencontre. Je devais avoir 17 ou 18 ans quand je le découvris, à travers une de ces émissions radiophoniques qu’il donnait sur la radio ici et maintenant. Celle qui fut la porte d’entrée dans son univers s’intitulait : « La fin d’un monde. » Comme j’avais la tête aussi apocalyptique qu’épique, j’accrochai tout de suite. Ce n’était pas seulement ce qu’il disait qui me séduisait, mais sa façon de se mouvoir, cette gueule de gaulois réfractaire, cette présence charnelle, massive, qu’aucun lâche ne pourra jamais feindre. Je me promis de le rencontrer un jour. Dix ans après, l’opportunité s’offrait. Jean-Paul Bourre animait un atelier d’écriture non loin de la gare de Lyon, dans un atelier qui appartenait à un peintre. Depuis, la première émission, j’avais eu l’occasion d’écumer ses productions, tant écrites que radiophoniques.
Un être multidimensionnel
Pour les livres, me marquèrent particulièrement L’épopée des Arvernes, Les chouans, Guerrier du rêve. Concernant les émissions et vidéos : sur l’esprit américain – je ne peux plus écouter when johnny comes marching home sans penser à lui – sur les derniers jours de Tolstoï. Il y eut aussi celle qu’il consacra au pessimisme. Je lui dois la connaissance de cette citation issue d’un roman de Thomas Bernhard : « Le froid augmente avec la lucidité. » Elle se fixa à jamais dans ma mémoire telle qu’elle fut prononcée avec la voix caverneuse de l’arverne.
« On s’est fait baiser par la Renaissance », disait-il sans détour. C’est un peu ce que j’ai voulu exprimer dans un texte intitulé « repenser la fin de la Renaissance. » C’était sans doute un médiéval, dont les racines plongeaient dans la Gaule antique. Il y avait en lui du Étienne de Vignoles, dit La Hire, du Vercingétorix, du Gilles de Rais également, pour son rattachement à une certaine littérature prise dans les flammes de l’Enfer, de Huysmans à Lovecraft, en passant par Villiers de l’Isle-Adam auquel il consacra un ouvrage. Romantisme noir, Rock n’ Roll, Beatnik, celtisme magique, christianisme enraciné, culte marial, célébration païenne du Père Noël et de son sapin cueilli dans la forêt historiale de l’Europe septentrionale, incantations rituelles pour éliminer Dominique Strauss-Kahn de la course à la présidentielle, Jean-Paul Bourre a dû oublier d’être unidimensionnel… Je suis certain qu’il regarde de là-haut les gaulois couver la grande Révolte à venir, qui mettra à bas ce système vermoulu et répugnant, ennemi des peuples autochtones d’Europe.
© Photo : Louis Monier