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Himmelskibet : une certaine idée du paradis scandinave

Les Chroniques cinéma de David L’Épée.

L’eldorado, ailleurs lointain, exotique et fantasmé sur lequel l’imaginaire projette ses utopies, est un thème littéraire et cinématographique aussi vieux que le sont ces arts. Les récits de voyages sont friands de ces îles reculées, de ces hauts-plateaux inaccessibles peuplés de « bons sauvages », de ces sociétés protégées par la géographie de l’influence du monde extérieur. Les récits de science-fiction ont poursuivi cette rêverie en situant ces cités idéales encore plus loin, sur d’autres planètes.

C’est le cas de Himmelskibet qui nous raconte la découverte de Mars par une équipe internationale d’astronautes sous commandement danois. Les martiens qu’ils découvrent sont bien différents des terriens, plongés au moment où sort le film en pleine Première guerre mondiale : eux sont absolument pacifiques, au point même qu’ils ont renoncé à la viande et ne connaissent pas les armes. Leur planète ressemble à un grand jardin proche des représentations du paradis ou de l’Élysée grecque, ils y déambulent avec des gestes lents et gracieux, vêtus de toges et de longues tuniques blanches, assis sur des bancs de marbre, appuyés contre des colonnades ou dansant dans des sous-bois fleuris. Ainsi peut-on décrire l’utopie de Holger-Madsen : une esthétique inspirée de l’Antiquité et du paganisme, une morale théiste d’inspiration chrétienne, une écologie mystique. Le vitalisme païen, exaltant la beauté physique et la fusion avec la nature, se trouve tempéré par un certain hygiénisme (végétarisme austère, refus de l’alcool, évacuation de la sexualité, apologie discrète de l’euthanasie) qui nous rappelle bien d’où, culturellement, nous parle le cinéaste. Son idéal tente de réconcilier tout à la fois une aspiration sincère à la paix, un vieux fonds de protestantisme scandinave (avec ce que ça implique de puritanisme) et les lointains prémisses des aspirations du mouvement hippie. En cela, et en dépit de quelques paradoxes apparents, il est bien un homme de l’Europe du nord.

Avanti Planetaros (un nom qu’il fallait inventer !) est un jeune capitaine de marine passionné d’aviation. Sur les conseils de son père, un brillant astronome, il décide de partir à la conquête de Mars avec son ami le docteur Krafft, ayant découvert une nouvelle source d’énergie capable de les emmener très loin dans l’espace. Les deux jeunes hommes lancent un appel et rassemblent des astronautes de plusieurs pays, notamment un Russe et un Américain. Si le Russe devient vite l’homme de confiance d’Avanti (il sera à ses côtés lorsqu’éclatera une révolte dans l’astronef qui les emmène sur Mars), l’Américain, nommé David Dane, est présenté comme une caricature de yankee : gros, mal élevé (il arrive en retard à la conférence, ne porte pas de veston, n’ôte pas son chapeau, fume dans la salle alors que c’est interdit), alcoolique (il finit discrètement les coupes de champagne à la fin d’un cocktail et sombre dans la boisson après quelques mois de voyage), peureux, querelleur. Il sera à l’origine de la mutinerie dans l’astronef, sera le dernier à se réconcilier avec ses camarades et aussi le dernier à déposer les armes lorsque les martiens le demanderont. « Tu ne devrais pas interférer avec les choses que nous, Européens, faisons » le réprimandent ses coéquipiers, laissant libre cours à une saillie délicieusement anti-américaine. Le séjour martien verra pourtant sa rédemption puisqu’ému et enthousiasmé par tout ce qu’il a vu sur cette planète, il proclamera devant ses camarades que cette expérience l’aura changé à tout jamais.

Mais d’ici là les aventuriers sont en butte aux moqueries du professeur Dubius, un vieux scientifique qui ne croit pas à la réussite de leur entreprise et qui ne supporte pas l’idée que la nouvelle génération parvienne à atteindre le but qu’il s’est fixé vainement toute sa vie. Après deux ans de travail sur l’astronef, baptisé l’Excelsior, l’équipe entame enfin son expédition spatiale. Après six mois de voyage sans apercevoir le but fixé, les tensions montent et une guerre intestine entre les coéquipiers est évitée de justesse au moment même où des astronautes martiens, apercevant le vaisseau, parviennent à l’attirer plus rapidement jusqu’à leur planète. Accueillis par les patriarches de la planète entourés d’une foule de jeunes gens en robes blanches, les terriens découvrent qu’ils peuvent respirer sans masque à oxygène, et qu’ils peuvent même communiquer avec leurs hôtes au moyen de « la langue mutuelle, intelligible pour toutes les âmes ».

C’est alors qu’ils commettent une grosse erreur : apprenant que les martiens ne se nourrissent que de fruits, ils veulent partager avec eux du vin (on reconnaît des bouteilles de chianti !) et des conserves de viande qu’ils ont emportées avec eux. Mais comment obtenez-vous cette « viande morte », leur demande-t-on. L’un des terriens répond en abattant un oiseau en plein vol, créant un mouvement de panique chez les martiens, qui n’ont plus entendu un coup de feu ni tué un animal depuis des générations : « Guerre et péché ! Meurtre et sang ! » s’écrient-ils. Effrayé par cette réaction et craignant que l’équipage ne soit lynché par la foule, Krafft jette une grenade qui, en explosant, tue accidentellement un jeune homme. Faits prisonniers, ils sont tous emmenés dans une grotte où ils devront être jugés. Marya, la fille d’un des patriarches, revêt alors le « vêtement de miséricorde » (une tunique noire) et explique aux accusés que les anciens martiens étaient comme eux, guerriers et sanguinaires, et que c’est la découverte de la foi qui les a pacifiés. La société martienne n’est pas fondamentalement différente de la société terrienne, elle correspond simplement à un stade plus avancé de la civilisation, elle préfigure peut-être son avenir. Cette vision messianique est courante dans la science-fiction, on la retrouve par exemple, sous une forme beaucoup plus légère, dans le film français Croisières sidérales (André Zwoboda, 1942) qui nous montre les habitants de Vénus sous la forme d’une société idyllique, observant la Terre de loin et apprenant de ses erreurs pour ne pas commettre les mêmes. Du côté d’Avanti et de ses coéquipiers, la ferveur chrétienne est toutefois très forte. On ne compte plus les scènes de prière, de serments, de mains qui se serrent fiévreusement, d’appels à la divine Providence ou d’injonctions à tenir bon : « Courage et foi ! » enjoint le capitaine au moment où ses camarades désespèrent.

A la suite du discours de Marya les terriens sont édifiés. Il n’y a d’ailleurs pas de châtiment ni de répression dans la justice martienne, seulement de la pédagogie et de la miséricorde. A ce moment-là le garçon touché par la grenade qu’on croyait mort revient à lui et se relève. Les hommes revêtent alors les « tuniques d’innocence » blanches qui feront d’eux des visiteurs tout à fait intégrés. Ils vont se promener dans la campagne riante, s’extasient devant la perfection de cette planète. « Ici tout est beau et propre ! » s’écrient-ils, soucieux d’un hygiénisme somme toute très nordique. Les femmes et les enfants entament un grand ballet, la « danse de la chasteté ». Tandis que pendant ce temps, sur Terre, l’humanité continue de se vautrer dans la débauche et la décadence, plusieurs scénettes explicites nous le montrent : des quidams persécutent un clochard dans la rue, d’autres se livrent au jeu et à la boisson, des bourgeois dansent et flirtent dans une pièce progressivement plongée dans le noir (pour évoquer la noirceur de leur âme sans doute…). Mais il y aussi de bons terriens, comme le vieux savant Planetaros et sa fille Corona, qui vivent dans l’angoisse, ignorant si les pionniers de l’espace sont toujours vivants. Il faut dire que Corona, la sœur d’Avanti, est également la fiancée de Krafft, lequel sera la premier à être touché par le mal du pays, la nature paradisiaque de la vie martienne n’arrivant pas à lui faire oublier son amour. On ne peut pas en dire autant d’Avanti, qui, lui, s’est épris de la belle Marya. Durant quelques scènes empreintes d’une poésie touchante et d’une atmosphère véritablement païenne, les deux amants s’adorent sous un arbre dans la délicatesse du contre-jour, au bord d’un étang sur la surface duquel se reflète un soleil éblouissant. Avant de lui accorder sa main, Marya demande à Avanti de s’endormir pour savoir s’il sera visité en rêve par elle – ce qu’elle appelle le « rêve du désir ardent » – ensuite de quoi ils échangent leurs serments dans la « forêt de l’amour » piquée de grande fleurs blanches et lumineuses… Ces moments-là sont parmi les plus beaux du film.

Sensible aux raisons de Krafft et désireux lui aussi de revoir sa famille, Avanti accepte de rejoindre son équipage et de retourner sur Terre, à condition de pouvoir emmener Marya avec lui. Celle-ci demande l’autorisation à son père qui y consent, persuadé qu’elle a une mission là-bas, celle d’évangéliser les terriens pour les rendre aussi pacifiques et heureux que les martiens. « L’amour est la force que vous appelez Dieu » explique-t-il dans une belle envolée théiste. Le vieil homme sent toutefois avec cet ultime épisode (la rencontre avec les terriens, le départ de sa fille) qu’il a assez vécu et que son heure est venue. Une cérémonie d’adieu à la vie est organisée en son honneur à l’issue de laquelle il monte sur un bateau qui s’enfonce dans les brumes, partant à la rencontre des fantômes de sa défunte épouse et des anciens martiens. Sur Mars la mort n’est pas subie, elle n’est pas à proprement parler un processus biologique, elle est un choix volontaire : de là à chanter les vertus de l’euthanasie il n’y a qu’un pas…

L’Excelsior quitte Mars. L’intérieur austère du vaisseau a été décoré par Marya d’une myriade de guirlandes de fleurs. Sur Terre, le pauvre Planetaros est sur le point de se suicider, tourmenté par les moqueries cruelles du professeur Dubius et de plus en plus persuadé d’avoir poussé son fils et son gendre vers une mort certaine. On notera que la mort volontaire des deux pères n’est pas envisagée de la même manière : chez le patriarche martien elle est vue comme un aboutissement sain donné à l’existence, une ultime marque de sagesse, quand elle est considérée chez le savant terrien comme un drame et une injustice. Heureusement, au moment où il va s’empoisonner on annonce le retour de l’Excelsior ! Jaloux et furieux, Dubius se rend sur une montagne pour maudire les astronautes et hurler sa rage mais un orage éclate et le triste sire est foudroyé. Les voyageurs arrivent à bon port et sont acclamés par la foule. Rassemblés dans la maison de Planetaros remplie pour l’occasion de bouquets de fleurs, les deux couples sont bénis par le vieux savant, ravi d’avoir une belle-fille martienne et plaçant beaucoup d’espoir dans ce nouveau lien entre les deux planètes – je n’ose pas dire dans ce métissage car la question de la reproduction et de la sexualité n’apparaissent à aucun moment dans le film.

Cette superproduction, connue à l’international sous le titre A Trip to Mars et en France sous d’autres titres tels que A 400 millions de lieues de la Terre ou Le Vaisseau dans le ciel, n’a toutefois pas rencontré le succès escompté. Le film est arrivé au mauvais moment : alors que d’autres œuvres danoises réalisées les années précédentes avaient pu bénéficier d’une distribution avantageuse en Europe, celle-ci sort sur les écrans alors que vient de naître l’UFA, le mythique studio allemand, qui va rapidement affaiblir tous ses concurrents sur le continent. Redécouvrir Himmelskibet un siècle après sa sortie, c’est donc lui rendre justice et se donner l’occasion de savourer un fleuron méconnu de la science-fiction nordique.

Réalisateur : Holger-Madsen
Pays : Danemark
Année : 1918

Himmelskibet 01

« On ne compte plus les scènes de prière, de serments, de mains qui se serrent fiévreusement, d’appels à la divine Providence ou d’injonctions à tenir bon. »

Himmelskibet 02

« Accueillis par les patriarches de la planète entourés d’une foule de jeunes gens en robes blanches… »

Himmelskibet 04

« Faits prisonniers, ils sont tous emmenés dans une grotte où ils devront être jugés. »

Himmelskibet 05

« Marya, la fille d’un des patriarches, revêt alors le “vêtement de miséricorde”. »

Himmelskibet 06

« Il n’y a d’ailleurs pas de châtiment ni de répression dans la justice martienne, seulement de la pédagogie et de la miséricorde. »

Himmelskibet 07

« Les femmes et les enfants entament un grand ballet, la “danse de la chasteté”. »

Himmelskibet 10

« Quelques scènes empreintes d’une poésie touchante et d’une atmosphère véritablement païenne »

Himmelskibet 11

« Les deux amants s’adorent sous un arbre dans la délicatesse du contre-jour, au bord d’un étang sur la surface duquel se reflète un soleil éblouissant. »

Himmelskibet 12

« Ils échangent leurs serments dans la “forêt de l’amour” piquée de grande fleurs blanches et lumineuses. »

Himmelskibet 13

« Marya demande l’autorisation à son père qui y consent, persuadé qu’elle a une mission là-bas. »

Himmelskibet 15

« Il monte sur un bateau qui s’enfonce dans les brumes, partant à la rencontre des fantômes de sa défunte épouse et des anciens martiens. »

Himmelskibet 16

« Rassemblés dans la maison de Planetaros remplie pour l’occasion de bouquets de fleurs, les deux couples sont bénis par le vieux savant. »

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