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« Hermès est le grand messager du sens »

Hermès, ce n’est pas que des carrés en soie ou des sacs de luxe, c’est d’abord un dieu : le plus ambigu, le plus humain, le plus complexe du panthéon grec. Il ne fallait rien moins que les talents multiples de Rémi Soulié pour lui donner tout son relief. Ses Métamorphoses d’Hermès, Hermétisme et herméneutique, qui viennent de paraître dans la collection « Longue mémoire » de l’Institut Iliade, se lisent d’une traite. Rien d’hermétique ici. C’est même le miracle de ce livre : la clarté, on n’ose dire apollinienne, qui s’en dégage. Pas de place pour la demi-mesure lorsqu’on évoque des dieux grecs. Ou bien l’honnête médiocrité du manuel de vulgarisation ou bien l’excellence. Inutile de dire que Rémi Soulié a choisi l’excellence.

ÉLÉMENTS : Qu’est-ce qui vous a séduit chez ce dieu aujourd’hui préempté par les bougistes, les touristes, les « Anywhere », vous l’auteur de Racination dont on sait combien vous êtes de quelque part ? Avez-vous voulu montrer qu’il n’est pas le monopole de Michel Serres qui lui a consacré pas moins de cinq volumes ?

RÉMI SOULIÉ. Précisément, les processus de captation ou de récupération étant inhérents à la redoutable machinerie du spectacle, il m’importait d’opérer ce que Gustave Thibon appelle un « retour au réel », en l’occurrence, du divin : Hermès sert Zeus, et pas d’alibi faussement symbolique à un temps dépourvu de tout symbolisme spéculatif et opératif, qui en ignore même la définition. Il s’inscrit dans l’ardente défense d’un ordre que menacent peu ou prou les résurgences titaniques du chaos. Les serviteurs du néant, comme d’habitude, mentent. Il fallait donc entreprendre un voyage à sa suite, dans les profondeurs de la terre et du ciel pour, ainsi, contribuer, fût-ce à une insignifiante mesure, à « rétablir l’ordre » ; et l’ordre, au terme du voyage, apparaît sous le voile de Mâyâ ou d’Isis-Artémis que soulèvent les demi-frères Hermès et Apollon, en tant qu’identité des contraires. Le départ ne s’effectue pas entre le mobile et l’immobile, qui sont une même chose, mais entre les imposteurs et les véridiques, les « hommes creux » (T. S. Eliot) et les métaphysiciens. Hermès participe d’une vision du monde un et ses calomniateurs intéressés d’un aveuglement immonde. J’ai essayé d’ouvrir et de faire ouvrir les yeux. Cet opuscule voudrait contribuer immodestement à l’éveil et au réveil.

ÉLÉMENTS : Hermès ne se contente pas d’être le dieu des voyageurs, il voyage… d’où à où ?

RÉMI SOULIÉ. Je dirais surtout qu’il circule, comme le sang et le sens, qu’il est mobile dans le Tout organique : il ne faut pas voir en lui un apologiste de la « société ouverte » ou un nomade ! Il circule de l’Olympe à l’Hadès, depuis les racines jusqu’au faîte d’Yggdrasil, si l’on veut circuler à notre tour dans les différents mondes européens qui n’en font qu’un. La circulation, c’est la circularité du cercle et du cycle qui permet de ne jamais tourner en rond. Hermès aurait pu être derviche tourneur ; il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il l’ait été ou qu’il le soit. Pour revenir en Europe, je dirais qu’il est le dieu de Rondeurs des jours : « Les jours sont ronds », écrit Giono, pas longs : « Les jours commencent et finissent dans une heure trouble de la nuit. Ils n’ont pas la forme longue, cette forme des choses qui vont vers des buts : la flèche, la route, la course de l’homme. Ils ont la forme ronde, cette forme des choses éternelles et statiques : le soleil, le monde, Dieu. » Quels meilleurs symboles de l’enracinement que ceux de l’arbre, de la montagne ou de l’herma qui, sur les chemins, indique la direction (le sens, toujours), délimite et donc limite ? Hermès, par sa parole, véhicule la connaissance à travers ses fonctions ou ses missions de messager, d’intercesseur, de médiateur. On peut dire de lui qu’il voyage, en effet, mais à condition de préciser qu’il fait du sur-place, comme le noble voyageur de Maître Eckhart et le pèlerin chérubinique d’Angelus Silésius. Hermès est un grand contemplatif.

ÉLÉMENTS : Est-il le plus humain des dieux, même si d’aucuns vous diraient que le propre des dieux grecs est d’être humain ?

RÉMI SOULIÉ. Il est en tout cas, avec Hestia, le plus proche des mortels. Il est d’une proximité que l’on pourrait dire angélique – celle de l’ange gardien, dans d’autres traditions. Cette proximité se retrouve évidemment dans le christianisme avec l’Incarnation, quoique selon des perspectives et des modalités différentes, mais dans les deux cas, elle est limitée, notamment et respectivement, par l’immortalité (les dieux sont les athanatoï, ceux qui ne meurent pas) et l’absence de péché. Quelle que soit la manière dont on l’envisage, le divin vient nous rappeler, comme dit Pascal, que l’« homme passe infiniment l’homme », cela même que les héros, les demi-dieux, rappelaient aux Grecs et que Nietzsche nous a rappelé avec le « surhomme », l’homme étant, dit-il, « quelque chose qui doit être dépassé » (Nietzsche, à certains égards, est très pascalien). Le dernier homme des démocraties libérales, cet immonde avorton, cet homoncule borné, oublieux de ce qu’il est et de ce qu’il peut, n’en veut évidemment rien savoir, tout l’objet de la gigantesque machinerie asociale visant à le rapetisser jusqu’au parachèvement de sa métamorphose en cancrelat kafkaïen, en blatte d’Amérique. Naturellement, il cultive l’anthropocentrisme (en fait, un zoocentrisme), sous les deux espèces de l’humanisme et du progressisme. C’est ainsi, comme dit Céline, que « le moindre obstrué trou du cul se voit Jupiter dans la glace » (Quelle actualité !) « Voilà le grand miracle moderne, poursuit-il. Une fatuité gigantesque, cosmique ».

ÉLÉMENTS : Ce dieu étrange ne nous est-il pas devenu étranger ? Quel message, lui le messager des dieux, peut-il délivrer à l’homme de notre temps ? Plus largement, quels enseignements tirer de la cosmogonie grecque ?

RÉMI SOULIÉ. Le divin nous est devenu étranger depuis que nous sommes devenus étrangers à nous-mêmes. L’Étranger, d’ailleurs, est significativement la grande icône au noir de notre temps : il n’y a plus que des étrangers, c’est-à-dire, des citoyens. J’ai essayé de montrer qu’Hermès est le grand messager du sens (Message est le titre d’un grand poème de Pessoa, immense hermésien s’il en fut), à rebours de ce que nous serinent les philosophes de l’absurde, les contrebandiers du sens de l’histoire ou les bouilleurs de cru de la déconstruction, par quoi nos contemporains passent leur temps, comme ils disent, à « se reconstruire ». Hermès est l’adversaire de celui que saint Augustin appelait l’Adversaire : le nihilisme rageur, vengeur, dévastateur, celui-là même qu’adorent les pourfendeurs de « la haine » qui, comme aurait pu dire Nietzsche des faux chrétiens qu’ils sont, sont de loin « les meilleurs haïsseurs ». Nous vivons dans l’ère des faussaires. Si je ne redoutais le platonisme vulgaire, je dirais que la cosmogonie grecque est la monstration ou l’ostension du monde « vrai » à l’instar, d’ailleurs, de toutes les traditions régulières : un monde ténébreux et splendide, hiérarchique, divin, provisoirement et apparemment recouvert par les immondices du dépotoir moderne.

Propos recueillis par François Bousquet

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