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Hedayat, l'envoûteur halluciné

Hedayat, l’envoûteur halluciné

Il est rare qu’un éditeur français réédite un chef d’œuvre de la littérature iranienne. En publiant une nouvelle traduction de La Chouette aveugle, Les Belles lettres ressuscitent l’auteur maudit Sadeq Hedayat (1903-1951). Embarquement immédiat vers le songe.

Qui connaît la littérature iranienne moderne ? Dans le monde francophone, une poignée de curieux comme André Breton ont cultivé la mémoire d’un auteur qui s’est suicidé au gaz à 48 ans rue Championnet (Paris, 18e) un jour d’avril 1951. Aux côtés du recueil de nouvelles Trois gouttes de sang, son unique roman La Chouette aveugle (1936) trône dans le panthéon des lettres persanes. 

Dans une magnifique édition bilingue, Les Belles lettres en proposent aujourd’hui une traduction entièrement revisitée par le jeune prodige persanophone Sébastien Jallaud. Les 160 pages du roman proprement dit ne composent qu’une petite partie de l’épais volume, enrichi de sa version originale en farsi, d’une enquête littéraire – le roman du roman – ainsi que de deux nouvelles qu’Hedayat écrivit directement en français.

Imprimé par l’auteur en cinquante exemplaires ronéotypés, La Chouette aveugle a acquis le statut de roman culte par sa singularité. Car Hedayat, traducteur de Kafka et Rilke ainsi que du farsi médiéval, y offre une symbiose unique entre le roman européen, la poésie traditionnelle persane et des influences indiennes. Dès les premières pages, l’œuvre fondée sur les réminiscences du narrateur, fumeur d’opium fruit des amours d’un Iranien avec une danseuse indienne, révèle son onirisme syncopé : « Dans la vie il est des blessures qui semblables à la lèpre lentement dévorent et entament l’esprit dans sa retraite – ces douleurs incroyables il n’est possible de les exposer à personne, car l’habitude veut qu’en général elles soient mises au rang des événements formidables et rares, et par suite si une personne se met à parler ou écrire à leur propos, les gens, suivant l’opinion courante et leurs propres croyances, font en sorte de les accueillir avec un sourire dubitatif et railleur – car l’humanité ne leur a encore trouvé ni recours ni remède, la seule médecine à cet égard est l’oubli par l’entremise du vin et le sommeil artificiel obtenu grâce à l’opium et aux stupéfiants… »

Une traduction miraculeuse

Marathonien essoufflé dès les premiers mètres, Hedayat abuse volontairement du tiret cadratin et adopte une ponctuation minimale pour exprimer le ressassement de son narrateur. Dans ses phrases proustiennes sous opiacés, à une époque proche du Moyen Âge iranien, celui-ci se rappelle avoir aimé une femme éthérée, rencontré un boucher, croisé un vieux croquemort, subi les pires avanies de son épouse adultère et succombé au crime. Sans que l’on sache distinguer le songe de la réalité ni tout à fait saisir l’intrigue, il nous balade de figures en motifs à travers des personnages indistincts – à commencer par lui-même. L’opium aidant, ses héros aux traits flous jaillissent comme des apparitions.

Contrairement à ses personnages, l’auteur fut avare de paradis artificiels. Une revue littéraire iranienne contemporaine qualifia sa passion pour l’Iran médiéval de « nationalisme désespéré » sans autre espoir ni projet que le recours au mythe. Ami de nombreux militants communistes, censuré sous Reza Shah, un temps proche du courant aryaniste du nationalisme iranien de l’entre-deux-guerres, Hedayat aurait pu s’approprier les soupirs du Bardamu célinien (« On n’est plus qu’un vieux réverbère à souvenirs au coin d’une rue où il ne passe déjà plus personne »). Sa dernière tentative de suicide sera la bonne, quelques jours après le refus de sa demande de séjour en France. L’humiliation de trop pour ce rejeton d’une grande famille patricienne condamné à l’échec perpétuel.

Suivant l’exemple du serpent indien de son roman, Hedayat mord et recrache un palimpseste réputé intraduisible. Qu’ils soient clercs ou pauvres pécheurs, les personnages La Chouette aveugle finissent absorbés par le narrateur. Au bout de deux ans de travail acharné, le traducteur Sébastien Jallaud a pu reconstituer les fils cachés du récit. Avec une minutie de fourmi, il restitue les répétitions de la langue persane que la (trop) belle traduction des années 50 avait gommées. Tant qu’il reste des passeurs d’une telle maestria, ne désespérons pas des nouvelles générations.

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