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La présidente de Géorgie Salomé Zourabishvili

Géorgie : entre aspirations européennes et tentation russe

La Géorgie se trouve à un carrefour. Après des élections législatives controversées, le 26 octobre, le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, doit répondre à des accusations d’inféodation à Moscou, tandis qu’il maintient sa volonté d’adhérer à l’UE. Dans un contexte de fortes pressions occidentales, l’opposition, soutenue par la présidente Salomé Zourabishvili, dénonce les dérives d’un gouvernement perçu comme ultra-conservateur et russo-centré. Mais c’est faire peu de cas de la Géorgie d’en bas, fort peu progressiste et souvent nostalgique ; ni non plus d’une économie géorgienne largement dépendante de sa relation à la Russie. Gilles Carasso, qui a dirigé l’Institut français de Géorgie, dresse un état des lieux des tensions qui traversent le pays.

Le 27 octobre, la présidente entourée des leaders des partis d’opposition a, depuis le palais présidentiel, refusé de reconnaître le résultat des élections législatives qui s’étaient déroulées la veille, et appelé la population à un rassemblement de protestation. Cette scène ne s’est pas déroulée dans une République latino-américaine, mais en Géorgie, pays officiellement candidat à l’adhésion à l’UE.

Comment en est-on arrivé là ?

La campagne électorale a été d’une rare véhémence. Tous les partis proclamaient que ces élections devaient décider de l’avenir du pays. Pour l’opposition, les agents de la Russie (comprendre le Rêve Géorgien au pouvoir depuis 12 ans) voulaient éloigner la Géorgie de la « voie européenne » et la faire retomber dans le giron de l’impérialisme russe. À en croire le Rêve géorgien, le « parti global de la guerre » (comprendre la coalition des oppositions) voulait entraîner la Géorgie dans le conflit russo-ukrainien et liquider l’identité du pays en substituant l’idéologie LGBT à ses valeurs traditionnelles, c’est-à-dire orthodoxes.

Ces accusations, à l’encontre du Rêve géorgien, ont été fortement soutenues par la Commission européenne, le Parlement de l’UE et plusieurs gouvernements européens, sans oublier le gouvernement américain. La Commission a gelé le processus des négociations pour l’adhésion de la Géorgie à l’UE et les aides qui y sont attachées ; les Américains ont suspendu leurs programmes d’aide et imposé des sanctions à plusieurs hauts responsables du Rêve géorgien. Or celui-ci n’a jamais cessé de proclamer son attachement à l’objectif d’une adhésion à l’UE. Simple habileté pour ménager une opinion publique qui se déclare, selon tous les sondages, favorable à plus de 70 % à cette adhésion ? Les principales pièces à conviction sont la récente loi contre la propagande LGBT et surtout la loi obligeant les personnes morales recevant plus de 20 % de leur financement de l’étranger à s’enregistrer comme agents étrangers.

Surnommée la « loi russe » pour ses ressemblances évidentes avec la loi comparable adoptée à Moscou, qui elle-même avait reprise en la durcissant une loi américaine de 1937, elle fait l’objet de deux lectures différentes.

Pour ses opposants, elle ouvre la voie à la restriction des libertés d’expression et d’association, à la répression des opposants, et signe l’inféodation du Rêve géorgien à la Russie. Pour ses défenseurs, il s’agit de mettre en évidence les moyens considérables mis en œuvre par l’Occident pour influencer la politique géorgienne. Et de fait, la jeunesse intellectuelle de Tbilissi qui a conduit les mobilisations contre cette loi tire largement ses moyens d’existence ou d’amélioration de son existence (bourses, invitations à l’étranger, contrats divers) d’ONG, think tanks et autres fondations occidentales.

Sécession ou adhésion ?

La présidente de la République Salomé Zourabishvili s’était engagée aux côtés des manifestants, appuyés également par les ambassades occidentales. Face au risque d’une escalade de la violence, le gouvernement avait alors retiré son projet de loi. Mais il est revenu à la charge un an plus tard. Il est parvenu à empêcher le dérapage des manifestations, mais a laissé ses partisans se livrer à quelques exactions sur des opposants et enfin, surmontant le veto présidentiel, a promulgué la loi à quelques semaines du scrutin législatif.

C’est cette épreuve de force qui a échauffé les esprits. Pour l’opposition, elle a démontré la volonté du pouvoir de s’engager dans la voie de l’autoritarisme et de la soumission à Moscou. Et, de fait, on peut s’interroger sur son obstination à promulguer une loi qui lui met à dos ses partenaires occidentaux alors qu’elle ne change pas grand-chose par elle-même puisque les déclarations fiscales permettent déjà de connaître l’origine des financements. Est-elle, comme l’affirment les opposants, la preuve de la duplicité d’un gouvernement qui ne cesse de proclamer son double objectif de conduire la Géorgie à l’adhésion à l’UE et de rétablir en même temps des relations de bon voisinage avec la Russie afin d’obtenir pacifiquement la réintégration des provinces sécessionnistes ?

L’Abkhazie et l’Ossétie du sud ont remporté, au début des années 90, les guerres de sécession qui les ont opposées à la nouvelle Géorgie indépendante, elle-même en proie, simultanément, à la guerre civile. Était-ce le résultat de manigances russes comme le veut l’opinion dominante en Géorgie ou une véritable volonté d’indépendance des Abkhazes et des Ossètes ? Toujours est-il que les Russes, trop contents de disposer d’un moyen de bloquer une éventuelle adhésion de la Géorgie à l’OTAN (qui ne peut accueillir un pays en guerre), assurent depuis lors la protection des provinces sécessionnistes et ont même reconnu leur indépendance en 2008 après la tentative avortée de la Géorgie de récupérer l’Ossétie du sud par la force.

Qui est Bidzina Ivanishvili ?

Quatre ans plus tard, Mikhail Saakashvili, qui avait déclenché cette malheureuse opération, perdait le pouvoir au profit du parti nouvellement créé par Bidzina Ivanishvili, le Rêve Géorgien. La personnalité et le parcours d’Ivanishvili suffisent, aux yeux de l’opposition, à démontrer son inféodation à la Russie. Né dans une famille pauvre, « Bidzina » est l’homme le plus riche de Géorgie. Sa fortune personnelle représente plus du quart du PIB du pays. Il l’a acquise en Russie dans les années 90 par une série d’opérations commerciales et financières. La Russie lui doit l’introduction du téléphone à touches. Il prétend avoir retiré tous ses actifs de Russie quand il est entré en politique mais il y a conservé au moins quelques biens immobiliers. Brièvement Premier ministre après sa victoire électorale, il n’a cessé depuis lors d’alterner retraits et retours à la vie publique. Trois des Premiers ministres qui lui ont succédé étaient auparavant ses employés et nul ne doute qu’il est le véritable patron du gouvernement.

Cela suffit-il à faire de lui une marionnette de Moscou ? Rien ne permet d’étayer cette accusation, sinon un certain parallélisme du discours idéologique : contre la propagande LGBT, pour les valeurs traditionnelles. Ce qui lui vaut un appui aussi discret que décisif de l’Église géorgienne. La récente loi pour les valeurs familiales (contre la propagande LGBT) a déclenché les foudres de l’Union européenne, et en particulier du Parlement européen, dont certains membres semblent s’être investis d’une mission particulière envers la Géorgie. Pour ceux-ci, cette « loi homophobe » trahit l’absence de volonté réelle de ce gouvernement de partager les valeurs de l’UE. À cela, s’ajoutent des accusations, plausibles mais difficiles à étayer, de contournement des sanctions européennes à l’égard de la Russie.

C’est pourtant ce même gouvernement qui a obtenu, d’abord un profitable accord de partenariat avec l’UE, puis la levée des visas pour la zone Schengen et enfin le statut de candidat à l’adhésion pour la Géorgie. On peut donc tout aussi bien créditer Ivanishvili d’une véritable volonté de réussir ce que Chevardnadze avait en vain tenté dans les années 90, un rapprochement avec l’Ouest sans perdre le bénéfice des authentiques liens économiques et culturels de son pays avec la Russie. L’équilibre qu’il a réussi à maintenir jusqu’à présent a en tout cas permis à la Géorgie d’obtenir d’importants financements occidentaux tout en apaisant les relations avec le voisin russe, débouché naturel de la production agricole géorgienne (l’embargo sur le vin géorgien qui a suivi la crise de 2006 a été levé en 2013), première source de devises touristiques, et première source d’envoi de fonds. Ceux-ci représentent 14 % du PIB géorgien et à peu près la moitié vient de Russie. Cet argent envoyé par les centaines de milliers de Géorgiens résidant en Russie fait vivre une multitude de familles dans un pays dont le PIB est de 5 300 dollars par tête (France : 43 000 dollars).

La main de Moscou ?

Cette politique d’équilibre et d’apaisement est sans doute l’explication première, après la période de tensions avec la Russie qui a marqué la présidence Saakashvili, des succès électoraux ininterrompus du Rêve géorgien depuis 2012. Les Géorgiens, qui ont subi une décennie de troubles après l’indépendance, qui ont été humiliés par la perte de deux provinces, puis par la défaite dans la guerre éclair de 2008, aspirent à la stabilité. En outre, le Rêve géorgien, arrivé aux affaires après une période de brutales réformes ultra-libérales a mis en place une ébauche d’État-providence. L’usure du pouvoir n’en est pas moins sensible : la petite corruption, qui avait été éradiquée sous Saakashvili, fait sa réapparition, de même que la délinquance de rue. La croissance, accélérée par un afflux massif d’immigrés et d’argent russes après le déclenchement de la guerre d’Ukraine, ne profite gère aux plus défavorisées, il n‘existe toujours pas de dynamique économique suffisante pour stopper l’émigration de la jeunesse géorgienne.

En l’absence d’une opposition unie autour d’un programme crédible, une nouvelle victoire du Rêve géorgien, dont la propagande bénéficie des moyens financiers considérables de son fondateur, était une hypothèse vraisemblable. Ce qui l’est moins, c’est la progression de 6 points (54 % contre 48 %) enregistrée par le Rêve géorgien depuis les élections de 2020.

300 cas environ de pressions, obstructions, fraudes avérées ou suspectées ont été relevés. La mission des observateurs de l’OSCE a établi ces infractions sans pour autant conclure à la non-validité du scrutin. Celle-ci est difficile à établir dans la mesure où les irrégularités relèvent moins de la falsification des votes que des pressions exercées sur les électeurs. L’introduction massive des machines à voter a sécurisé les suffrages exprimés, elle n’a pas garanti le secret du vote.

Deux questions se posent alors. La première : pourquoi le Rêve géorgien ne s’est-il apparemment pas contenté des quelques pourcents de bonus que la prudence concède habituellement au pouvoir en place dans les démocraties émergentes ? La réponse se trouve sans doute dans les déclarations des leaders du Rêve géorgien qui ont demandé aux électeurs de leur donner la majorité constitutionnelle des deux tiers. Pour pouvoir interdire les partis « criminels », c’est-à-dire héritiers de Saakashvili coupable d’avoir multiplié les arrestations arbitraires (la Géorgie avait alors le 2e taux d’incarcération au monde derrière les Etats-Unis) et d’avoir entraîné son pays dans la guerre en 2008. Mais l’objectif était également de mener des réformes constitutionnelles dont l’objet n’était pas précisé. Une fédéralisation de la Constitution pour préparer le retour de provinces sécessionnistes ? C’est ce que suggère le souhait surprenant formulé par Ivanishvili pendant la campagne électorale que « le peuple géorgien puisse un jour demander pardon à ses frères ossètes ».

La seconde : la présidente Zourabishvili et les partis d’opposition ont-ils raison de parler de « vol russe » des élections ? La main de Moscou est l’explication permanente et obligatoire de tout ce qui va mal en Géorgie. Celle-ci entretient avec son grand voisin et ancien colonisateur russe une relation de haine/fascination/dépendance économique qui n’est pas sans évoquer celle de l’Algérie à la France. Et bien sûr cette obsession russe repose sur une donnée tangible : la garantie de sécurité donnée par Moscou aux provinces sécessionnistes.

Élections truquées ou pas ?

Ivanishvili aurait-il reçu l’ordre de Moscou d’empêcher à tout prix l’opposition d’arriver au pouvoir en Géorgie ? Un tel changement aurait sans doute réjoui les soutiens de l’opposition géorgienne à Bruxelles, mais on imagine mal, sauf à prendre au sérieux les excès de langage électoraux, ce nouveau gouvernement déclarer la guerre à la Russie ou même simplement influer sur la politique de l’OTAN. Si tel n’est pas le cas, alors pourquoi Ivanishvili a-t-il pris le risque de distendre ses liens avec l’Ouest et de retarder, voire compromettre, le processus d’adhésion de son pays à l’UE ? Peut-être parce que ce n’est plus sa première priorité.

En élargissant la focale, on voit que, dans la période récente, les relations économiques de la Géorgie ne se sont pas renforcées vers l’ouest ou vers le nord, mais vers l’est. Le resserrement récent des liens avec l’Azerbaïdjan, devenu une vraie puissance régionale, dont le commerce avec la Géorgie s’est accru de 15 % en 2023 et qui lui fournit l’essentiel de son gaz, en est une illustration. Mais plus encore les efforts en direction de la Chine, pays avec lequel la Géorgie a signé un partenariat stratégique en 2019. Le projet de port en eau profonde d’Anaklia sur la mer Noire, à proximité de l’Abkhazie, conçu à l’époque de Saakashvili, avait été confié à un opérateur américain. Ce montage a été annulé par le gouvernement Rêve géorgien qui a retenu un consortium chinois pour sa réalisation. Et la présence chinoise, facilitée par l’ouverture de vols directs, est de plus en plus visible sur les grands chantiers comme dans les hôtels géorgiens.

Les réactions des capitales au scrutin du 26 octobre et à l’appel révolutionnaire – ou gaullien selon l’idée que l’on s’en fait – de Salomé Zourabishvili fournissent une autre indication.

Les russophobes traditionnels, Pologne, Baltes, Suède, ont immédiatement dénoncé des élections truquées et apporté leur soutien à la présidente, mais les autres Occidentaux, UE, Etats-Unis et France compris, semblent hésitants. Ils ne se prononcent pas sur la validité du scrutin, mais demandent une enquête approfondie. Comme il ne fait guère de doute que le pouvoir géorgien saura ficeler une enquête à son avantage, il s’agit de peser le pour et le contre d’une crise ouverte avec la Géorgie et en Géorgie. Le résultat de l’élection américaine du 6 novembre devrait contribuer au mûrissement de cette réflexion.

La Géorgie périphérique

Un troisième groupe de pays a salué avec enthousiasme la victoire du Rêve géorgien : la Russie bien sûr et son protégé vénézuélien, mais aussi la Hongrie – avec Victor Orban qui a été le premier à féliciter le Rêve géorgien et s’est précipité à Tbilissi dès le lendemain – l’Azerbaïdjan, la Turquie. Ni la Turquie, ni la Hongrie, et pas même l’Azerbaïdjan ne sont des suppôts de Moscou. Mais ils ont en commun avec elle d’appartenir à la nébuleuse « illibérale ».

Les lois récentes sur « les valeurs familiales » et contre les ingérences étrangères ne sont guère des instruments efficaces de soft power russe, elles sont avant tout l’expression d’un courant idéologique qui défend les « valeurs traditionnelles » et place la défense des intérêts nationaux avant les valeurs libérales, démocratiques et individualistes de l’Occident. La Géorgie d’en bas, celle des campagnes déshéritées, celle des vieux qui avouent leur nostalgie pour une époque où les mœurs étaient policées, l’ordre assuré et l’emploi garanti, celle qui ne fréquente pas la bars branchés de Tbilissi mais construit sa maison grâce à l’argent envoyé par l’oncle de Moscou ou par la belle-sœur garde-malade en Italie, se reconnaît dans cette idéologie. C’est le noyau dur de l’électorat Rêve géorgien.

Il y a du Donald Trump chez Ivanishvili. Hier oligarque russe, aujourd’hui chantre des valeurs traditionnelles et politicien populiste, il se complaît dans la provocation. Vouloir interdire les partis « criminels », « punir » un des anciens Premiers ministres qui l’« a trahi », imposer une loi sur les agents étrangers qui hystérise le débat public sont autant de provocations qui sont censées galvaniser ses supporters au risque de dérapages dans la violence. Il est en train de se faire sa place dans le « club des illibéraux » et il sait que Moscou n’en est qu’un des leaders. La branche européenne du club, en la personne de Victor Orban, l’a d’ailleurs assuré de son soutien pour aider la Géorgie à rejoindre une Union européenne rééquilibrée.

Est-ce le début d’une dérive autoritaire comme le craignent certains de ses opposants qui parlent de s’exiler ? Les passages à tabac d’opposants pendant la discussion de la loi sur les agents étrangers, les résultats « améliorés » des élections du 26 octobre peuvent nourrir les craintes à cet égard. Mais gardons-nous de juger la politique géorgienne avec nos catégories occidentales. Le Caucase a ses propres lois non écrites qui s’accommodent mal de la marche au pas de l’oie.

Ce qui menace la Géorgie dans l’immédiat serait la non-reconnaissance de la validité des élections par les puissances occidentales. Celle-ci ruinerait la confiance des investisseurs étrangers, entraînerait sans doute des sanctions et une dévaluation du lari géorgien. Elle galvaniserait l’opposition et la paix civile pourrait être menacée. Pour éviter cette extrémité, certains suggèrent un compromis qui consisterait à annuler et recommencer le scrutin dans quelques dizaines de circonscriptions. L’opposition se concentrerait alors sur ces nouvelles élections et améliorerait ses positions dans la nouvelle assemblée sans remettre en cause la majorité du Rêve géorgien. Chacun sauverait ainsi la face.

Les parties prenantes auront-elles la sagesse de se rallier à une telle solution ? Parmi elles figure non pas le Rêve géorgien, mais son patron Bidzina Ivanishvili. Il aime décider seul, est imprévisible et n’hésite pas à prendre ses partisans à contre-pied. En 2018, il avait imposé à son parti qui n’en voulait pas, puis fait élire à la Présidence de la république, une politicienne qui n’avait jusqu’alors jamais rassemblé sur son nom plus que quelques milliers de suffrages : Salomé Zourabishvili.

© Photo : la présidente de Géorgie Salomé Zourabishvili. Gints Ivuskans / Shutterstock

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