Le magazine des idées
George Orwell

George Orwell libertaire et rebelle (1)

On le relit, on le réédite, on le redécouvre, on le médite… Ce génial visionnaire du totalitarisme est plus que jamais actuel. Orwell, l’homme et l’œuvre, première partie…

Assis devant sa machine à écrire, une fine moustache ornant son sourire, vêtu de tweed, l’air aussi britannique que Sir Oswald Mosley, avec, en arrière-plan, un soldat casqué sans visage, à l’équipement futuriste, pointant sa mitraillette vers lui : c’est dans cet appareil, allusion directe à 1984, que l’on peut voir George Orwell au Musée de cire de Madame Tussauds, à Londres. Comme le note Jean-Claude Michéa dans son essai Orwell, anarchiste Tory (1), la lecture américaine d’Orwell, c’est-à-dire exclusivement « anti-totalitaire », a longtemps prévalu, et c’est effectivement celle qui vient le plus immédiatement à l’esprit. Curieusement, Hannah Arendt, qui aurait pu être concernée par la pensée d’Orwell, semble ne pas l’avoir connu. Pourtant, si le terrible et magnifique 1984 bien le maître-livre d’Orwell, il ne faut pas l’y réduire. Essais, articles, témoignages (Hommage à la Catalogne), romans, font aussi partie de son œuvre.


Qui était, d’où venait George Orwell ? C’était tout d’abord un homme discret et même secret, qui ne s’étendait pas, même avec ses amis, sur sa vie privée et son enfance. Il naît sous le nom d’Eric Blair en 1903, au Bengale, d’un père employé à la section opium du gouvernement de l’Inde. Son enfance et son adolescence sont celles d’un jeune Britannique appartenant à la classe moyenne supérieure. En 1917, il entre à Eton. Mais Orwell l’Etonien ne parlera pour ainsi dire jamais de son passage dans la célèbre école, ne semblera jamais en avoir été influencé, alors que, comme le note Bernard Crick (2), « le passage par Eton marque un homme à vie ». Pourtant, c’est là qu’Orwell fait connaissance avec les dialogues de Platon, et cela ne sera pas sans effet sur lui. Il ne sera pas pour rien dans l’introduction, dans l’établissement, de Wells, de Butler, de Shaw et « d’autres auteurs décapants » (Crick).


En décembre 1921 Orwell quitte Eton pour entrer dans une boîte à concours de Southwold, dans le Suffolk, afin de préparer le concours d’entrée dans la police impériale des Indes. Admis, il embarque en octobre 1922 pour Rangoon. Il a dix-neuf ans. L’arrivée à Rangoon est suivie d’un stage dans un camp d’entraînement de la police. Les témoignages de ceux qui le côtoyèrent à cette époque décrivent quelqu’un de discret, de réservé, fréquentant peu le club (équivalent du mess) et qui au début, semble adhérer au système de valeurs que suppose l’Empire. Cours de birman, d’hindi, de droit, et maintien de l’ordre, c’est-à-dire bastonnade et, dans certains cas, pendaisons, tels sont, non pas les plaisirs, mais les activités. L’Empire britannique fut une incarnation complexe et souvent habile de la domination de l’homme blanc sur l’homme de couleur, et Orwell, policier impérial, participa à ce système. Non seulement il dirigea des punitions et des châtiments corporels, mais, selon certains témoignages, il défendit devant des visiteurs (entre autres un missionnaire américain) les méthodes les plus musclées, sans que l’on sache d’ailleurs s’il y avait une part d’ironie dans ses paroles. Selon certains témoignages, il tenait des propos que n’aurait pas reniés Kipling.


Ce n’est que progressivement que les réserves intérieures du policier Orwell se développèrent. Il restait un patriote britannique qui aimait l’Angleterre, mais l’Empire, et ceux qui avaient la charge de le représenter et de le maintenir, lui déplaisaient de plus en plus. Il nota que c’était les éléments les plus brutaux du peuple anglais (les meilleurs, auraient peut-être dit Nietzsche ou Dostoïevski) qui avaient été sélectionnés pour intégrer les échelons inférieurs du système colonial. Le résultat en était qu’Orwell détestait les hommes de l’administration britannique, mais portait aussi sur les Birmans des jugements très durs, et était tout à fait conscient de la haine que ceux-ci lui portaient, en tant que représentant de l’ordre britannique.

Le jour où Erik Blair a dû abattre un éléphant…

Le policier Orwell fut une fois appelé sur le lieu d’un drame : un éléphant avait, au cours d’une crise de fureur, écrasé un Birman. Redevenu calme, l’animal ne présentait plus de danger et broutait tranquillement ; son exécution n’avait donc plus rien de nécessaire, et Orwell n’avait aucune envie d’y procéder. Mais la foule faisait pression sur lui pour qu’il agisse. « Quand j’appuyai sur la détente, je n’entendis pas le coup. […] À cet instant, en trop peu de temps aurait-on pu penser pour que la balle atteigne son but, l’éléphant s’était métamorphosé de façon terrible. Il n’avait pas bougé et n’était pas tombé, mais toutes les lignes de son corps avaient changé. Brusquement, il semblait frappé, rétréci, immensément vieux, comme si le choc effroyable de la balle l’avait paralysé sans l’abattre. […] En réalité, je n’étais que le jouet absurde de la volonté de ces faces jaunes qui se trouvaient derrière moi. Je compris à ce moment que lorsque l’homme blanc devient un tyran, c’est sa propre liberté qu’il détruit.»

Selon Bernard Crick, en Birmanie, Orwell était « seul et désespéré » et « regrettait de ne pouvoir devenir écrivain au lieu d’être ce policier besogneux ». Orwell refusait le colonialisme, britannique en l’occurrence, mais cette condamnation englobait les autres colonialismes européens, non seulement à cause des torts qu’ils causaient aux populations dominées, mais aussi parce qu’ils corrompaient ceux qui les pratiquaient. En juillet 1927, après cinq années de service, il démissionne. Dans Le quai de Wigan, il écrira : « Je comprenais que non seulement je devais fuir l’impérialisme mais aussi toute forme de domination de l’homme par l’homme. »


Sa démission fut suivie de trois années difficiles à Paris et à Londres, au cours desquelles il exerça différents métiers comme plongeur dans les restaurants et les hôtels. Cette situation était en partie voulue, même si Orwell se trouva réellement démuni à plusieurs reprises. Mais il voulait enquêter sur ce qu’était le peuple des bas-fonds, sur ce qu’était l’extrême pauvreté, et sur ses conséquences psychiques et physiques. Cette période d’errance et d’enquête mènera Orwell jusqu’en 1931. Il en sortira le récit intitulé en anglais Down and out (traduit en français sous le titre Dans la dèche à Paris et à Londres). Des éléments de cette expérience passèrent dans 1984, car, pour Orwell, le totalitarisme organise la misère pour avilir.


De chaque épisode de sa vie, Orwell tirait un livre. Ses cinq années de police en Birmanie ont inspiré Une histoire birmane, et ses deux années de « cloche », Dans la dèche à Paris et à Londres. C’est aussi à cette époque qu’il adopta le pseudonyme de George Orwell.


De 1931 à 1935, il est à Londres. Il travaille dans une librairie (1934-1935) à Hampstead, il écrit et refait le monde avec quelques amis, en général plus jeunes que lui, qui a alors 31 ans. Son expérience en Birmanie l’a de plus « vieilli ». Ses logeurs sont aussi les propriétaires de la librairie et des amis de sa famille. Ils sont tous les deux membres de l’ILP (Indépendant Labour Party), parti que Crick définit comme étant un « étrange mélange de vieil évangélisme et de marxisme non communiste ». Orwell est bel et bien perçu par ceux qui le fréquentent comme un homme de gauche, sa détestation – le mot n’est pas trop fort – de l’Empire l’y prédisposant ; un homme de gauche donc, mais sans carte de parti. Il vit de critiques littéraires, par exemple pour la revue The New English Weekly. De cette époque date le roman Et vive l’aspidistra !, qu’il reniera à la fin de ses jours.

Orwell part en Espagne avec la veste d’Henry Miller

Le quai de Wigan (1936) porte témoignage d’une descente dans une mine de charbon et des conditions de vie des mineurs. Orwell se sent concerné par les difficultés de la vie des travailleurs et se sent sur ce point socialiste. En juin 1936, il se marie avec Eileen, et c’est en juillet de cette même année que se déclenche la guerre d’Espagne. Orwell se tient au courant, mais on ne sait rien de ses premières pensées. Cyril Conolly, un de ses amis de jeunesse, de retour de Barcelone, fit un portrait chaleureux des anarchistes espagnols, et peut-être Orwell, qui était déjà bien plus proche des anarchistes que de tout autre courant politique, en eut-il connaissance. Quoi qu’il en soit, c’est durant l’hiver 1936 qu’il décide de partir pour l’Espagne. Sans grands moyens, il vend l’argenterie pour s’équiper. Il fait escale à Paris et trouve le temps de rendre visite à Henry Miller, dont il avait admiré Tropique du cancer et Printemps noir. C’est un dialogue de sourds, car nul n’est plus éloigné de toute idée d’engagement qu’Henry Miller. Au bout d’un moment, Miller, qui n’a aucune idée particulière sur le conflit et qui, en fait, s’en moque, comprend l’inutilité d’essayer de dissuader Orwell : il lui donne sa bénédiction et une veste en velours qui servira au cours des quelques froides nuits de garde dans les tranchées républicaines.


Quelques jours plus tard, arrivé à Barcelone, Orwell s’engage dans les rangs du POUM trotskiste. Intégré dans une centuria (ou bataillon), l’engagé Orwell est fait caporal. Après tout, son expérience d’officier de la police impériale britannique n’était pas inutile ! John Mac Nair, un Anglais qui s’occupait du bureau du POUM à Barcelone et de la liaison avec l’ILP britannique, trouva Orwell « forçant environ cinquante jeunes Catalans enthousiastes mais indisciplinés à apprendre les rudiments de l’exercice militaire. Il les faisait courir et sauter, leur apprenait à se mettre en rang, leur montrait comment se servir du seul fusil disponible, un vieux Mauser, en le démontant et en expliquant l’utilité de chaque pièce. Disparu, l’ancien d’Eton nonchalant. À sa place se trouvait un ardent homme d’action maîtrisant totalement la situation. Quand les deux heures d’exercice furent terminées, il entraîna les gars au bain, sauta le premier et fut suivi par tous ». Après une cuite en commun au mauvais vin rouge, Orwell s’est définitivement attiré le respect de ses jeunes recrues.

Un socialiste libertaire dans les rangs du POUM

Tout le monde se tutoie, du simple soldat à l’officier. Toutes les nationalités se côtoient, il y a là des Anglais, des Allemands (parmi eux Willy Brandt, futur chancelier de la RFA), des Belges, des Français, et Hommage à la Catalogne débute par une belle description de la rencontre fugace d’Orwell avec un jeune milicien italien : « Il portait sa casquette à visière de cuir farouchement inclinée sur l’œil. […] C’était le visage de qui est capable de commettre un meurtre et de donner sa vie pour un ami, le genre de visage qu’on s’attend à voir à un anarchiste – encore que cet homme fût peut-être bien un communiste. Il reflétait, ce visage, la bonne foi en même temps que la férocité, et ce pathétique respect aussi que les illettrés vouent à ceux qui sont censés être leurs supérieurs. » Au moment de se séparer, le milicien italien se dirigea vers Orwell et lui serra très fort la main. « C’est étrange, l’affection qu’on peut ressentir pour un inconnu ! […] J’ai plaisir à croire qu’il éprouva pour moi une sympathie aussi vraie que celle qu’il m’inspira. Mais je compris aussi que si je voulais conserver de lui ma première impression, il me fallait ne point le revoir ; et il va sans dire que je ne l’ai jamais revu. »


De fait, des horreurs furent commises des deux côtés, et si Orwell acceptait tout à fait la nécessité de tuer, et d’être éventuellement tué, il n’aurait sûrement pas acquiescé à tout. Hommage à la Catalogne se présente comme un témoignage, mais c’est aussi l’accomplissement d’une écriture. Ses vues politiques se précisent, et ce socialisme démocratique qu’il appelait de ses vœux ressemble fort au projet libertaire. Il s’était engagé au POUM, mais il était en réalité plus proche des anarchistes. Et, à vrai dire, il fut servi en matière d’anarchie, au sens commun du moins. La pagaille, les équipements disparates, sans parler des uniformes : l’état des milices républicaines, leur absence d’organisation matérielle et la jeunesse des recrues – 16 ou 17 ans pour beaucoup –, tout concourait à accentuer le désordre. Mais, d’emblée, Orwell est frappé par la dignité des Espagnols en général et des Catalans en particulier : « Je défie qui que ce soit […] de n’être pas frappé par le sens inné qu’ils ont de la dignité humaine, et surtout par leur droiture et leur générosité. La générosité d’un Espagnol, dans l’acception courante du terme, est parfois presque embarrassante : si vous lui demandez une cigarette, c’est tout le paquet qu’il vous force à prendre. Et aussi il y a en eux une générosité d’une nature plus profonde, une grandeur d’âme réelle dont j’ai rencontré maint et maint exemple sous les apparences les moins prometteuses. » 

Le témoignage d’Orwell rejoint celui de Simone Weil

La longue et maigre silhouette d’Orwell fut souvent comparée à celle du Quichotte, et cela tombait bien au pays de Cervantès. Cependant, il n’y avait là plus rien de burlesque – mais peut-être n’y avait-il eu non plus rien de burlesque dans l’intention de Cervantès, comme le notera Orwell plus tard, en citant Nietzsche. Dans ces Brigades internationales se fait l’Europe, se noue la fraternité européenne, comme elle se noue dans le camp d’en face, et le Gilles de Drieu la Rochelle, par exemple, en rendra compte, lui aussi.


Orwell passera plusieurs mois à faire la guerre dans des conditions pénibles, le pire étant le manque de matériel, le froid et les poux. Peut-être aurait-il pu croiser Simone Weil, engagée dans les rangs de la FAI. Ses observations sur bien des points rejoignent celles d’Orwell, sur la dignité des paysans espagnols en particulier et sur les crimes commis de part et d’autre. Ce sera l’objet d’une lettre de la philosophe à Bernanos, en 1938, rédigée après sa lecture des Grands cimetières sous la lune. Mais si Orwell observe les hommes de son œil « chaleureux et introverti à la fois », il est venu pour se battre, et de nombreux témoignages attestent de son courage et de la réalité de sa présence au combat. Il craint plus les rats que les balles (on retrouve ces derniers dans 1984). Cette phobie eut une fois de lourdes conséquences, comme le raconta à la BBC un autre engagé, Bob Edwards, en 1960 : « Un rat particulièrement aventureux avait ennuyé Orwell trop longtemps, si bien qu’il sortit son pistolet et lui tira dessus. Mais l’explosion résonna dans l’abri, et on dut l’entendre sur l’ensemble du front, ou presque, et les deux côtés se sont mis à tirer. L’artillerie entra en branle, on envoya des patrouilles, les nids de mitrailleuses firent feu et, à la fin, la cantine fut totalement détruite ainsi que les deux bus qui avaient apporté nos réserves. » Les combattants purent souvent voir la grande silhouette d’Orwell se promener calmement sous un déluge de feu : il ne connaissait pas la peur et, dans son cas, le flegme britannique était une réalité. S’il acceptait le « meurtre nécessaire », il ne put s’empêcher d’avoir le cœur serré en entendant les hurlements du pauvre diable qu’il avait touché en lançant une bombe dans une tranchée.

Quant à la nature du conflit, Orwell ne s’y est pas trompé : Franco n’est pas un fasciste, il vise plus à « restaurer le féodalisme » qu’à installer le fascisme. Du côté républicain, ce que va expérimenter Orwell, c’est la division des différents courants qui le constituent, et les manœuvres aberrantes des communistes, avec derrière eux les Soviétiques, qui font la chasse aux anarchistes et surtout aux trotskistes, considérés comme « fascistes ». Cette guerre à l’intérieur de la guerre se traduisit à Barcelone par des combats entre forces de l’ordre obéissant aux communistes et partisans du POUM. Orwell fut écœuré par ces événements et par la manière dont la presse communiste, ou infiltrée par les communistes, rendait compte des événements. C’est à cette époque qu’il devint véritablement anticommuniste.

Il découvre en Catalogne le vrai visage du communisme

Le 10 mai 1936, alors qu’il était revenu sur le front, Orwell reçut une balle dans la gorge. Un millimètre plus haut et la balle était mortelle. Soins pendant quelques semaines, puis démobilisation, telle fut la suite de son aventure. Non sans quelques nouveaux démêlés avec les staliniens : l’un de ses amis, Bob Smilie, correspondant de l’ILP, fut arrêté par les communistes et mourut en prison, probablement assassiné. D’autres encore, avec lesquels il avait été lié (Andres Nin), disparurent dans des conditions similaires. Manquant à plusieurs reprises d’être arrêté, Orwell finit par réussir à regagner l’Angleterre, très fatigué par les séquelles de sa blessure, les poumons probablement déjà malades.

Il fut plutôt mal en point durant l’année 1938. C’est à ce moment qu’il devint un écrivain politique. Jusqu’en septembre 1939, il resta hostile à l’idée d’entrer en guerre avec l’Allemagne. Cette période de la fin des années trente est celle de la montée des périls, et de la guerre, pendant que se mettent en place, dans l’esprit d’Orwell, les ingrédients qui constitueront 1984 huit à neuf ans plus tard. Période, comme il l’écrit, « des matraques en caoutchouc et des camps de concentration, des barbelés et des cellules secrètes où la lumière électrique brûle jour et nuit pendant qu’un garde vous surveille, des chemises de couleur uniforme et de foules hurlant leur adoration du leader (mais ne le détestent-elles pas autant qu’elles l’adorent ?), période de la haine et des slogans ». La pensée réduite à l’état de slogans, c’est-à-dire aussi le traficotage et l’appauvrissement du langage, fut une des grandes préoccupations d’Orwell. Il resta pacifiste jusqu’au pacte germano-soviétique. Mais ce qui lui semblait être une sorte de conjonction des totalitarismes mit un terme à ce pacifisme.

George Orwell s’engage totalement contre le nazisme

La guerre déclenchée, Orwell se démène pour se faire engager, mais il ne peut cacher l’état de ses poumons. Il essaiera pourtant sans relâche, rusant avec les médecins, persuadé que ce n’était pas sa santé qui était en cause, mais le fait qu’il avait servi dans les rangs du POUM. Orwell se sentait à sa place dans l’état de guerre, il y voyait une situation dans laquelle le pays se « fascisait », mais aussi une école de courage et de civisme, un état de la collectivité dans lequel la solidarité et l’esprit de sacrifice pouvaient se déployer : « Il se sentait incroyablement chez lui pendant le Blitz, au milieu des bombes, du courage, des décombres, des restrictions, des sans-abris, devant ces signes de la révolution montante. » (Cyril Connolly).


Jugé à plusieurs reprises en trop mauvaise santé pour servir dans l’armée, il trouva dans la Home Guard, sorte de milice populaire ou de garde nationale, l’institution qui lui permettrait d’assouvir ses appétits de service. Ceux qui furent sous les ordres du sergent Orwell se souviendront qu’il prenait très au sérieux sa mission, décidant par exemple, au moment où l’hypothèse d’une invasion terrestre par la Wehrmacht était plausible, d’enseigner aux hommes de sa compagnie la fabrication de bombes à essence, dans un garage vide. Il voyait certes dans la Home Guard une milice potentiellement fasciste, mais il appelait, dans ses chroniques, les citoyens de gauche à y entrer afin de faire en sorte qu’elle ne le soit pas, ou plus ! Sa section était composée de « deux grossistes de Covent Garden, un propriétaire de garage et son fils, un fabricant juif de piano et son neveu, un chauffeur de camionnette, un ouvrier d’usine, un plombier et un vieux soldat sans emploi ». D’une manière générale, Orwell estimait que socialisme et patriotisme, non seulement ne sont pas incompatibles, mais sont même indissociables, particulièrement en temps de guerre. Il croyait aussi que l’état de guerre permet des avancées sociales impossibles en temps de paix.


En 1941, il essaya encore une fois, en vain, d’entrer dans l’armée. Il accepta alors l’offre qu’on lui fit de travailler à la BBC, au mois d’août de le même année. Pendant deux ans, il dirigea des émissions en direction de l’Inde, en vue d’encourager la participation indienne à l’effort de guerre. Orwell commençait à être connu et reconnu. C’est à cette époque qu’il entreprit la rédaction, en plus de ses chroniques dans la presse écrite et de ses émissions de radio, de cette description de l’Angleterre qu’est Le lion et la licorne, les deux animaux emblématiques de la Grande-Bretagne. C’était en fait une sorte d’essai sur l’Homo britannicus, une affectueuse description, à travers classes sociales et habitudes, de la vie et de l’esprit des Anglais. « Dès que l’on revient en Angleterre, depuis un autre pays, l’on a tout de suite la sensation de respirer un air différent. La bière est plus amère, les pièces de monnaie sont plus lourdes, l’herbe est plus verte, la publicité plus criarde. Les foules des grandes villes, avec leurs visages noueux, leurs dents mal plantées et leurs manières douces, sont différentes de celles du reste de l’Europe. Oui, il y a quelque chose de distinct, de reconnaissable dans la civilisation anglaise. C’est une culture, aussi spécifique que celle de l’Espagne. Elle est liée aux petits-déjeuners substantiels et aux dimanches tristes, aux villes enfumées et aux routes tortueuses, aux champs verdoyants et aux boîtes aux lettres rondes et rouges… C’est votre civilisation, c’est vous. » Et il ajoutait : « Pendant que j’écris, des êtres humains hautement civilisés volent au-dessus de ma tête en essayant de me tuer. »


Orwell pensait que cette nation britannique qui, certes, ne pouvait rivaliser en peinture, en musique et en philosophie (mais il avait bien peu d’estime pour la philosophie) avec l’Allemagne ou la France, cette nation, donc, qui portait si haut la notion de privacy et de liberté individuelle, ne pouvait qu’être rétive à tout pouvoir totalitaire. La « douceur » selon lui, caractérisait cette « civilisation britannique », mais à cela on pourrait tout de même objecter la rudesse de Cromwell, la ténacité et la grande valeur militaire des Britanniques, l’invention, toutes proportions gardées, des camps de regroupement pour prisonniers, et bien d’autres choses encore qui ne vont pas du tout dans le sens de cette « douceur ».

Émissions non conformistes sur les ondes de la BBC

Peut-être alors faut-il surtout entendre cette douceur comme quelque chose d’essentiellement intérieur, comme la marque d’un lien social puissant qui fait que, quelle que soit la classe sociale, l’appartenance au corps de la nation britannique confère des droits, et des devoirs, parfaitement intériorisés. Orwell fait remarquer, par exemple, qu’à Londres, dans les années trente, un marchand de journaux pouvait s’absenter pour aller boire un verre et laisser sa caisse ouverte sans crainte aucune. Des dégradations sur du mobilier urbain ou dans les transports en commun étaient dans cette société impensables ; quant à tirer sur les pompiers… Bienveillance et respect des citoyens les uns vis-à-vis des autres, et de l’État vis-à-vis des citoyens, telles sont selon Orwell les caractéristiques de cette démocratie. Nous pouvons observer les vestiges de cette mentalité dans le droit anglo-saxon et dans la grande tradition de liberté d’expression qui règne en Angleterre. Et sans doute, aussi, dans certains aspects de la Constitution des États-Unis.


À la BBC, Orwell essaya de réaliser des émissions originales et politiquement risquées, relativement à la ligne officielle de la direction. C’est ainsi qu’il invita E. M. Forster ou T. S. Eliot, mais aussi l’écrivain anarchiste canadien George Woodcock. L’atmosphère de la BBC, de ses grands immeubles austères, son organisation interne, se retrouveront dans le « Miniver » de 1984.


En septembre 1943 il démissionna, sans faire état de « griefs particuliers » ou de désaccords politiques, mais en expliquant qu’il avait le sentiment de perdre son temps et d’être inefficace. Rares sont les fonctionnaires à avoir, dans quelque pays que ce soit, ce genre de scrupules et de réactions, d’autant plus qu’il démissionnait sans avoir aucun autre travail en vue. Vers la fin de l’année 1944, Orwell entreprit à nouveau des démarches afin d’être mobilisé d’une façon ou d’une autre. C’est ainsi qu’il finit par partir, en mars 1945, comme correspondant de guerre, à Paris, puis à Cologne, sous l’uniforme d’officier. Cet épisode ne dura que quelques semaines : malade, il fut obligé de rentrer. Au même moment, sans qu’il en soit informé, sa femme subissait une opération a priori peu risquée. Elle mourut pendant l’anesthésie.


Au mois d’août 1945 parut La ferme des animaux, une cruelle satire du communisme, sorte d’ancêtre métaphorique du Livre noir du communisme. Le succès fut immédiat et si grand qu’il y eut rapidement rupture de stock. En novembre, Buckingham envoya le Messager royal, c’est-à-dire l’homme particulièrement chargé de ce genre de courses, acheter un exemplaire du livre. L’homme s’entendit répondre que le livre était épuisé, et il dut, en grand équipage, à cheval, se rendre à la librairie anarchiste située dans Red Lion Square, où Woodcock lui en remit un exemplaire.

La figure de Staline sous les traits du cochon Napoléon

La victoire du cochon Napoléon, dans ce conte savoureux et cruel, conducteur de la révolution visant à mettre à bas le pouvoir des hommes, mais aussi spoliateur des autres animaux, n’arrangea pas les relations d’Orwell avec les staliniens. Le livre se terminait par le pacte, toujours au détriment des animaux laborieux, des humains et des cochons, et par l’indifférenciation des deux espèces : « Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de dire lequel était lequel. »
Le succès était là, au moment où Orwell était déjà veuf et malade.

Lorsque les deux bombes atomiques furent lancées sur le Japon, il avait déjà entrepris la rédaction de 1984. On pouvait y trouver ces phrases prémonitoires : « Il y a en conséquence deux grands problèmes que le parti a la charge de résoudre : l’un est le moyen de découvrir, contre sa volonté, ce que pense un autre être humain, l’autre est le moyen de tuer plusieurs centaines de millions de gens en quelques secondes, sans qu’ils en soient avertis.»

Ce que nous dit Orwell du totalitarisme dans 1984

Qu’est ce que le monde de 1984 ? Un monde totalitaire nouveau, un monde de tourment et de haine, de frustration permanente, d’oppresseurs et d’écrasés, mais, comme le dit l’inquisiteur policier et philosophe O’Brien, un monde de pouvoir toujours plus affiné, toujours plus aiguisé. Tous ceux qui ont connu Orwell, ou écrit et enquêté sur lui, insistent sur son excentricité discrète, son goût de la liberté individuelle, et ce, dans un sens très britannique. Peut-être faut-il voir dans ce goût, qui fut longtemps très prononcé chez les Anglais, un vestige de cette mentalité à laquelle Oswald Spengler attribuait la naissance du libéralisme, et qu’il opposait à la mentalité prussienne. Ou bien encore, comme le pensent certains, un héritage de la démocratie grecque.


Quoi qu’il en soit, les Britanniques en général, et Orwell en particulier, ont toujours eu la réputation d’être particulièrement rétifs à toute emprise totalitaire. Orwell ne pouvait, dès lors, qu’être frappé par l’époque dans laquelle il vivait, celle de la constitution des blocs, de la concentration des pouvoirs et des savoirs – le nazisme comme le communisme étant des essais, des tentatives dans ce sens. On pouvait d’ailleurs imaginer des variantes…


Les dialogues de Winston l’hérétique avec O’Brien sont éblouissants. La synthèse du nazisme et du communisme imaginée dans ce livre pouvait paraître si peu réalisable que certains n’y ont vu qu’une satire, quand d’autres l’interprétaient comme une prophétie. La lecture de 1984 présente donc un double intérêt : d’une part, en tant qu’œuvre littéraire parfaitement accomplie et, d’autre part, en tant que cette fiction nous désigne certains traits de notre modernité, certaines tendances au travail dans notre monde.

Suite de l’article : « George Orwell et l’autre totalitarisme (2)« 

  1. Climats, 2000.
  2. George Orwell, Une vie, Balland, 1982.

Article extrait du numéro 104 d’Éléments, mars 2002.

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