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George Orwell et l’autre totalitarisme (2)

Dans sa première partie, Emmanuel Lévy avait retracé les grands axes de la pensée et de la vie de George Orwell. Dans cette seconde partie, il montre en quoi sa critique du totalitarisme ne se borne pas au communisme et au nazisme. 

Suite de l’article George Orwell libertaire et rebelle (1)

La pensée politique d’Orwell ne se trouve pas seulement dans 19841, mais aussi dans ses articles et essais. En 1946, Orwell publiait dans la revue Polemic une petite étude sur « James Burnham et L’ère des organisateurs ». James Burnham était l’auteur de The Managerial Revolution, traduit en français parL’ère des organisateurs. Orwell fut manifestement frappé par l’œuvre du philosophe américain, qui avait aussi écrit Les machiavéliens et Pour la domination mondiale, des titres en eux-mêmes bien révélateurs, et qui proposait une grandiose, immorale et machiavélienne vision d’un monde dominé par une nouvelle classe transnationale : celle des « organisateurs ». Il résumait ainsi Burnham :

Le capitalisme est en voie de disparition et il ne sera pas pour autant remplacé par le socialisme. Un nouveau type de société planifiée et centralisée est en train de naître. Elle ne sera ni capitaliste, ni socialiste, ni démocratique, et en elle se manifestera l’émergence d’une nouvelle classe, celle des « organisateurs » ou « managers ». Ils seront des « dirigeants d’entreprise, des techniciens, des bureaucrates et des militaires ». Conscients de leur but – le pouvoir pur –, ces nouveaux maîtres vont non seulement concentrer la totalité du pouvoir entre leurs mains, mais aussi favoriser l’avènement de « super-États de vastes dimensions regroupés autour des centres industriels d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Ces super-États se disputeront les parties du globe qui n’auront pas été asservies, mais ils seront probablement incapables de se conquérir l’un l’autre intégralement. Sur le plan interne, chaque société sera hiérarchisée, avec une oligarchie au sommet et une masse de semi-esclaves à la base ».

Cette effrayante anticipation semble avoir fasciné Orwell. Elle était d’ailleurs en ce qui concerne Burnham, admirateur, successivement ou simultanément, du nazisme, du communisme, puis du « capitalisme managérial », un souhait ou un espoir, si l’on peut dire cela d’une telle chose. Burnham distinguait nettement les motifs à l’œuvre dans les relations interindividuelles et dans la politique, laquelle, selon lui, n’obéissait qu’à un seul but : la lutte pour le pouvoir le plus absolu possible, tous les autres motifs invoqués n’étant que mensonges et hypocrisie. Mais Burnham avancera un peu plus tard l’idée selon laquelle un régime de domination intelligente est plus efficace et plus durable s’il concède un minimum de liberté d’expression, quand bien même cela serait un faux-semblant.

Ainsi Burnham passera-t-il de l’ « Allemagne des organisateurs » en 1940 (qu’a incarnée un homme comme Albert Speer) à celle de l’URSS en 1945. Il avait aussi reconnu dans le « New Deal » de Roosevelt une forme primitive de « domination des organisateurs ».

L’empire esclavagiste rêvé par James Burnham

L’important, selon Orwell, réside dans l’identification de ce qui se passe réellement derrière les apparences et les pétitions de principe. Le socialisme, le nazisme, le capitalisme, étaient les uns et les autres, chez Burnham, des tentatives plus ou moins révélatrices. On retrouve dans 1984 la configuration des trois « super-États » avec leur propre oligarchie aux commandes. Burnham interprétait la guerre entre la Russie et l’Allemagne comme « l’un des moyens par lesquels la partie occidentale de la Russie était en voie d’être intégrée au super-état européen ». Il voyait toujours dans les événements politiques et militaires une poussée vers la constitution de telles grandes entités.

Orwell critiquait sévèrement Burnham pour ses erreurs prédictives, mais il voyait dans sa pensée tout à la fois l’illustration d’une mentalité nationale – celle de l’Amérique – et la manifestation de tendances profondes de la modernité occidentale. Orwell reprochait aux intellectuels leur manque de sensibilité, d’adéquation à la réalité humaine, leur tendance naturelle à se tromper en raisonnant à partir des abstractions et des idées, et leur manque de considération ou d’empathie pour les hommes. Le communisme soviétique était inhumain dans ses méthodes et ses objectifs de réorganisation de la société russe, le nazisme avait manifesté le même mépris du réel en attaquant l’URSS alors qu’il était manifeste que les États-Unis allaient entrer en guerre et que l’Angleterre n’était pas vaincue, sans parler des autres aspects de sa politique. Orwell tenait l’idéologue pour la forme dégradée du penseur, et il percevait dans son arrivée au pouvoir une menace. En ce sens, l’immense empire esclavagiste, invincible et éternel, dont rêvait Burnham, ne lui semblait pas viable à long terme. S’il était établi, « il ne se maintiendrait pas, car l’esclavage ne peut plus fournir une base stable à la société humaine ».


Pierre Bérard notait (Éléments, n° 101) qu’une lecture paresseuse d’Orwell, c’est-à-dire simplement anti-totalitaire et « américaine », manquait l’essentiel, à savoir qu’au sein même du dispositif contestataire de gauche, des valeurs, des postulats, des prémisses trahissent une convergence, une complémentarité ou une complicité avec le capitalisme libéral en ses métamorphoses les plus récentes, constatation dont les linéaments se trouveraient dans l’œuvre d’ Orwell. Pour le dire autrement, le capitalisme libéral s’est montré capable de réaliser plus efficacement bien des aspects du programme subversif et révolutionnaire de la gauche. Il a su se nourrir de ce qui, en apparence, le contestait ; il est même, et là est sa grande force, auto-contestataire. La déconstruction des valeurs traditionnelles – le travail, la patrie, la famille, les communautés organiques, l’enracinement – a été exécutée avec plus d’efficacité par le capitalisme libéral que par le communisme incarné.

Ce qui est advenu, contrairement à ce que beaucoup pensaient après les expériences totalitaires du XXsiècle, procède donc d’une autre forme politique – et si totalitarisme il y a, ce n’est pas, ce ne sera pas ou plus sous la forme des immenses foules casquées et bottées, des rassemblements de masse sous les oriflammes au son des marches militaires (l’expression de cette « esthétisation de la politique » dont parlait Walter Benjamin). Le totalitarisme n’aura vraisemblablement plus, au moins pour quelque temps, ce visage-là. Or, celui que dénonçait Orwell, et qu’il mit magistralement en scène dans 1984, se présentait vêtu de ce manteau.
Pour autant, et sans lui faire emprunter la machine à voyager dans le temps, il nous dit plusieurs choses essentielles sur notre monde, qui transcendent l’apparence que peut prendre tel ou tel système politique.

Tout totalitarisme manipule le langage

Orwell avait toujours pensé que le totalitarisme était révolutionnaire en ce sens que, pour s’installer, il a besoin de remplacer et de détruire les cadres politiques, sociologiques et mentaux qui lui font obstacle. La langue est un de ces cadres, le plus important peut-être, et tout régime totalitaire, quelle que soit la forme qu’il prend, se préoccupe d’emblée de travailler à réduire et à manipuler le langage. Ne pas désigner les choses par leur véritable nom, euphémiser pour désamorcer la perception de ce qui se passe réellement : on met ainsi tout le monde à distance de l’événement. Les systèmes totalitaires du XXe siècle, nazisme et communisme, y ont bien sûr eu recours. « Traitement spécial », « déplacement », « solution finale », « transfert », « mise au pas », « alignement » en sont des exemples. Et aussi cette tendance à former des locutions agglutinantes qui mutilent les mots avec lesquels ont les a composées : « Kominform » ou « Komintern » (Orwell notait combien la déperdition était importante lorsque l’on passait de « communisme international », ce qui évoquait immédiatement pour les partisans comme pour les adversaires tout un monde d’espoir et de lutte, à « Komintern », qui n’était que gris et froid), « agitprop », « Gestapo », « GPU ». L’euphonie prime sur le sens et, dans 1984, la « novlangue » répond à cette double exigence : appauvrir et rendre toute pensée non conforme impossible dès le départ. En somme, une sorte de contraception intellectuelle, de prophylaxie mentale.

Le langage des journalistes et des hommes politiques, avec son manque d’inventivité, ses phrases toutes faites et interchangeables, s’en rapproche déjà quelque peu. La « langue de bois » se fait aussi psalmodie, note Jean-Claude Michéa, dans le cas du totalitarisme religieux (ou intégrisme). « C’est une belle chose que de détruire des mots », déclare d’un ton rêveur Syme – le trop intelligent linguiste du parti, et il sera vaporisé pour cela – qui travaille à cet émondage permanent de la langue. Travailler sur les mots et les concepts, c’est travailler en amont, c’est anticiper la contestation et la tuer dans l’œuf, c’est la vraie prévention de l’opposition. C’est la raison pour laquelle tout système totalitaire s’en prend aussi à la famille, puisqu’elle est le lieu où une parole différente pourra se faire entendre.

C’est là que se trouve l’aspect « conservateur », ou « conservatif » (Michéa propose ce néologisme), d’Orwell le libertaire : la common decency, ce sens commun qui indique, selon Orwell, à l’homme simple, « non abstrait », qu’« il y a des choses qui ne se font pas », qu’il y a des valeurs qui priment sur le but à atteindre – et, parmi ces valeurs, l’honneur tient une bonne place, mais aussi « l’amitié, le courage, l’intégrité, l’attention à autrui » – et que tout n’est pas mauvais, loin de là, dans l’héritage des générations précédentes. Ces valeurs, Orwell les trouvait, entre autres, chez Dickens. Ce sens commun est aussi le sens du passé : il repose sur l’idée qu’il ne faut pas « du passé faire table rase », ce qui est le principe de base du totalitarisme, communiste particulièrement, mais aussi de la société marchande, qui « fait de la dissolution permanente des conditions existantes […] son impératif catégorique véritable » (Michéa).

Le nazisme pose un problème légèrement différent, bien qu’en lui aussi la problématique de « l’homme nouveau » ait été à l’œuvre, dans la mesure où il combinait l’appel au passé, un archaïsme certain, et des aspects hautement modernes qui l’apparentaient aux autres totalitarismes. À ce sujet, Heidegger nous dit « qu’à l’altitude philosophique, le nazisme, la démocratie capitaliste et le communisme sont la même chose ». Même oubli de l’Être et même triomphe de la technoscience. Analyse choquante, sans doute, voire contestable, mais qui permet d’évacuer cette contradiction : le « sang, le sol et la paysannerie » auraient été finalement une duperie, et l’essence véritable de ce système, la même que celle du communisme et du capitalisme.

Le règne du mensonge et de la tromperie

Quoi qu’il en soit, et en laissant de côté ce que peut avoir d’outré une telle affirmation, le pacte germano-soviétique eut sur Orwell « l’effet d’une visitation » (Michéa). Et cet effet dura au-delà de l’attaque de l’URSS par l’Allemagne. La vérité, pour qui avait des yeux, apparaissait toute nue. Toute sa vie, Orwell a eu en horreur le mensonge et la tromperie, particulièrement lorsqu’ils venaient des gouvernants. Et le mensonge – une majuscule serait nécessaire – est au fondement de la société de 1984. L’imposture et le mensonge, c’est aussi le travestissement de la réalité, du résultat auquel on est parvenu, qu’il s’agisse du thé et des cigarettes ou du genre d’homme qu’on a promu : « On avait toujours dans l’estomac et dans la peau une sorte de protestation, la sensation qu’on avait été dupé, dépossédé de quelque chose à quoi on avait droit. […] Comme il est facile, à condition d’éviter de regarder autour de soi, pensa Winston, de croire que le type physique idéal fixé par le parti existait, et même prédominait : garçons grands et musclés, filles à la poitrine abondante, blonds, pleins de vitalité, bronzés par le soleil, insouciants. En réalité, autant qu’il pouvait en juger, la plupart des gens de la première région aérienne étaient bruns, petits et disgracieux. Il était curieux de constater combien le type scarabée proliférait dans les ministères. On y voyait de petits hommes courtauds qui, très tôt, devenaient corpulents. Ils avaient de petites jambes, des mouvements rapides et précipités, des visages gras sans expression, de très petits yeux. C’était le type qui semblait le mieux prospérer sous la domination du Parti. »

La soumission comme élixir d’immortalité…

À quelle imposture, nous autres postmodernes, sommes-nous confrontés ? Toujours plus libres, toujours plus fluides, toujours plus communicants, toujours plus seuls, toujours plus atomisés, plus dépossédés de nos vraies richesses, particules désirantes condamnées à gratter sans fin un prurit de désirs jamais assouvis, jamais essentiels, le programme est de « vivre et penser comme des porcs » (Gilles Châtelet). Nous ne sommes pas surveillés par des télécrans, nous les portons en nous. L’« Angsoc » imaginé par Orwell ou les régimes du XXsiècle détruisaient ou réduisaient des manières « d’être-ensemble » traditionnelles (pour jargonner « heideggerien ») pour leur en substituer une autre, plus vaste, plus contraignante, artificielle. Le système dans lequel nous sommes les détruit toutes, mais sans les remplacer.

Bien sûr, Orwell incitait à la nuance et tançait, pendant la guerre, ceux qui se plaignaient des restrictions dans le domaine des libertés : la Grande- Bretagne n’était pas l’Allemagne ou la Russie. Et de même, il nous faut dire que nous ne sommes pas exactement dans le même univers que Winston. O’Brien déclare à Winston, au cours d’un interrogatoire : « Seul, libre, l’être humain est toujours vaincu. Il doit en être ainsi, puisque le destin de tout être humain est de mourir, ce qui est le plus grand de tous les échecs. Mais s’il peut se soumettre complètement et entièrement, s’il peut échapper à son identité, s’il peut plonger dans le Parti jusqu’à être le Parti, il est alors tout-puissant et immortel. »


En 1950, George Orwell s’éteignait à quarante-six ans. Il n’avait jamais, face à l’énigme que représente toute vie humaine, cherché de réponse dans le totalitarisme, cédé à la « tentation totalitaire », cette solution que l’on peut dire, aujourd’hui comme hier, de facilité.

1 – On pourra consulter Jean-Daniel Jurgensen, Orwell ou la route de 1984, Robert Laffont, 1983.

Article extrait du numéro 105 d’Éléments, juin 2002.

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