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Frédéric Rouvillois

Frédéric Rouvillois s’attaque à la « Familia grande » de l’art contemporain. Réjouissant

Avec « Le Doigt de Dieu », polar mené tambour battant, Frédéric Rouvillois nous livre une satire hilarante de l’art contemporain financiarisé. Ses Mickey l’Ange, ses sous-Picasso scatos, ses galeristes spéculateurs, sa critique faisandée, sa « merda d’artista » vendue au prix de l’once d’or, ses gourous vampiriques. Tout y passe, la fumisterie, l’escroquerie, le droit de cuissage. Plus c’est gros, kitsch, zoophile, pédophile, nécrophile, XXL, plus c’est valorisé sur le marché. À chaque énormité, on ajoute un zéro. Du grand Rouvillois.

ÉLEMENTS : En quoi l’art contemporain constitue-t-il un sujet pour le romancier ? Serait-ce parce qu’il fonctionne comme un miroir déformant de nos délires – artistiques, financiers, médiatiques ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. De façon générale, on pourrait dire que l’art, et plus exactement, ses produits, les œuvres d’art, figurent parmi les sujets favoris des écrivains depuis le XIXe siècle et la naissance du roman moderne : Zola, Edgar Poe, Oscar Wilde, les Goncourt ou Balzac leur consacreront certains de leurs textes les plus fameux. Or, déjà, à l’époque du Cousin Pons, l’une des grandes questions est celle du prix, donc, de l’argent, autrement dit, du pouvoir. Lorsque, dans Bel ami, Monsieur Walter paie 500 000 francs-or « Le Christ marchant sur les eaux », c’est pour en faire le symbole insolent de sa réussite et un instrument de puissance – plus d’un siècle avant Pinault.

La différence, mais elle est gigantesque, c’est qu’à l’époque, au XIXe siècle, le critère de la valeur artistique demeure, comme il en avait été depuis la naissance de la civilisation occidentale, la qualité de l’œuvre, sa beauté. C’est ainsi que « Le Christ marchant sur les eaux » que le Walter de Maupassant achète un demi-million a auparavant été salué par la critique comme « le plus magnifique chef-d’œuvre du siècle » : et c’est pour cela que le patron de presse va débourser cette somme vertigineuse et inviter le Tout-Paris à venir l’admirer chez lui. Aujourd’hui, à l’inverse, ce qui caractérise l’art contemporain, c’est précisément l’éradication de la dimension esthétique : la question jadis centrale de la beauté de l’œuvre a été non seulement éliminée, mais littéralement piétinée, honnie, conspuée et balancée aux ordures. Non seulement le beau n’entre plus en ligne de compte, mais la simple mention de celui-ci suffit à disqualifier la personne qui s’y réfère, jugée ignorante, ridicule, petite-bourgeoise et rétrograde, et au-delà, l’œuvre qui prétendrait y parvenir. « Ceux qui savent » – ceux qui se sont attribués à eux-mêmes le droit exclusif de juger du bien et du mal, de l’intérêt ou de l’absence d’intérêt, de la valeur ou de l’absence de valeur, soit une poignée de galeristes internationaux, patrons de musées, « curateurs », commissaires d’exposition, journalistes spécialisés et collectionneurs richissimes – expliqueraient « savamment » qu’une telle œuvre mérite tout au plus le qualificatif de kitsch. Mais que son créateur a au moins un siècle de retard, et que le mieux qu’il puisse faire serait de s’installer avec d’autres barbouilleurs de son espèce place du Tertre à Montmartre pour y fabriquer des croutes destinées[A1]  aux touristes à petit budget.

Du coup, si cette dimension esthétique, qui relevait plus ou moins du miracle et du mystère, n’est plus prise en compte, si elle disparaît, ne demeurent plus que des éléments très concrets, et très humains : les réseaux, les coteries, les manœuvres, les dessous-de-table, les rapports de force, les jalousies et surtout, l’argent, désormais mesure exclusive de la qualité d’une œuvre. Et preuve irrécusable : par exemple, de la supériorité écrasante de Jean-Michel Basquiat sur Fragonard, puisqu’aux dernières nouvelles, un dessin quelconque du premier vaut, à taille équivalente, le double d’une toile magistrale du second. Dans mon livre, je m’amuse à citer le célèbre cas de Piero Manzoni, un jeune homme assez malin vivant dans l’Italie de l’après-guerre et qui, alors qu’il n’a jamais touché un crayon ou un pinceau, devine que l’art est devenu un bon moyen de devenir riche et célèbre sans trop se fatiguer : au pays de Lucio Fontana, l’homme qui a compris qu’il était beaucoup plus rentable de lacérer une toile que de passer des semaines à la peindre, l’art conceptuel est devenu la poule aux œufs d’or. Après divers essais plus ou moins concluants, vient à notre jeune italien l’idée géniale de vendre ses propres déjections, celles-ci étant encore plus « l’œuvre de l’artiste » qu’une forme qu’il pourrait peindre sur un support quelconque ou sculpter dans du marbre ou de la terre glaise : il va donc mettre ses excréments en conserves, qui seront ensuite numérotées, signées puis vendues sous le (joli) nom de « Merda d’artista », avec un succès immédiat dans le monde des snobs, qui s’arrachent des boîtes vendues très exactement à leur poids en or – avec, à l’arrière-plan (que tous les fronts se plissent !) un « questionnement » sur la « nature de l’œuvre », le sens de l’art, l’ironie, la prise de distance, le progrès, le capitalisme, le sexe, le fascisme, etc., etc. Lorsque le beau a disparu, seul reste l’argent, et au-delà, un discours sur l’argent, un discours qui se veut à la fois philosophique et révolutionnaire, même s’il s’agit d’une philosophie pour classes terminales et d’une révolution en peau de lapin – ou plutôt, en manteau de vison, étant essentiellement réservée à des bourgeois qui placent par ailleurs leur fortune sur des comptes en Suisse ou dans des paradis fiscaux.

L’argent, donc, et tout ce qui l’accompagne. Or, avec l’amour et la vengeance, tel est le thème central de la quasi-totalité des polars. D’autant que les chiffres en jeu deviennent très vite vertigineux, et dessinent les contours d’un autre monde, celui des très riches et des très puissants, qui seuls peuvent avoir accès aux grands noms de l’art contemporain, et qui ne s’en privent pas, assistés par leurs hommes de mains, gorilles et autres tueurs à gages : ce qui fait évidemment l’affaire de l’auteur de romans policiers.

ÉLEMENTS : Certaines scènes du Doigt de Dieu ne sont pas sans rappeler certains épisodes de La Familia grande, le récit de Camille Kouchner. Qu’ont de commun vos personnages de fiction avec les personnages de Camille Kouchner ? Ce sont tous des enfants de 1968 qui n’imaginent aucune limite à leurs désirs…

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. Ce monde très particulier dont je viens de parler – celui où l’on collectionne des œuvres sans les regarder, puisqu’elles ont été choisies par des mercenaires et qu’elles passent directement de la salle des ventes aux coffres-forts des « ports francs », ce monde où on les échange pour échapper au fisc, ce monde où on peut les payer des prix hallucinants pour faire grimper la cote, et par-là même, la valeur de son propre patrimoine –, ce monde, donc, ne se croit pas au-dessus des lois. Il sait qu’il se trouve au-dessus. Et que les seules règles auxquelles il est prêt à obéir, ce sont les siennes, qui se confondent avec ses désirs.

Or, à cet égard, ce monde présente des ressemblances frappantes avec les grands bourgeois soixante-huitards de la « Familia grande », avec lesquels il n’hésite pas à frayer : vivant dans les mêmes quartiers, fréquentant les mêmes salons et les mêmes clubs très sélects, lisant les mêmes journaux et envoyant leurs enfants dans les mêmes écoles, ils ont en définitive les mêmes valeurs, les mêmes goûts et les mêmes haines.

Voilà pourquoi il semble n’y avoir souvent qu’un écart infime entre la réalité et la fiction, entre les grands pirates des affaires et les hauts prédateurs de la bien-pensance intellectuelle, entre le roman policier et les faits divers rapportés (ou étouffés) par la presse. Dans Le Doigt de Dieu, le véritable méchant de l’histoire se situe donc à équidistance entre ces différents mondes, convaincu de son bon droit à imposer aux autres son bon plaisir, et méprisant ceux qui pourraient lui reprocher de ne pas respecter les règles, puisque les seules règles qu’il se fixe sont celles de son désir et de sa volonté.

Dans ces conditions, le crime n’est jamais très loin, le sang ne demande qu’à couler, et les policiers, à se mettre sur l’enquête.

ÉLEMENTS : Votre premier polar mettait déjà en scène un mandarin, professeur de droit public tout-puissant, dans lequel on pouvait observer certains traits d’Olivier Duhamel. Que nous dit ce type de personnage sur notre époque ? L’endogamie des lieux de pouvoir, les connivences qui s’y nouent, le culte de l’entre soi et du secret ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. Je serais tenté de dire que tous les vrais méchants se ressemblent. Même sans remonter à l’image fondatrice de Lucifer, le plus beau des anges devenu l’incarnation du mal, on songe spontanément au don Juan de Molière, le « grand seigneur méchant homme », ou plus près de nous, au Vautrin de Balzac, à son intelligence fabuleuse, à sa force d’Hercule, à son effrayante puissance et à ses réseaux secrets. L’affaire dont vous parlez a eu le mérite de démontrer que de tels hommes ne sont pas simplement de « vrais personnages de roman », que la réalité dépasse parfois la fiction, et que l’imagination fertile des complotistes est souvent moins effrayante que les stratégies concrètes des comploteurs.

ÉLEMENTS : On sait combien un bon polar, c’est d’abord un bon enquêteur. Parlez-nous de votre couple d’enquêteurs, le commissaire David Lohmann et la capitaine Nathalie Morin ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. À vrai dire, je ne sais pas si un bon polar, c’est un bon enquêteur : je pense même qu’il y a d’excellents polars qui mettent en scène de très médiocres enquêteurs. Ceux que j’ai imaginés, en tout cas, le commissaire David Lohmann et la capitaine Nathalie Morin, le gros épicurien réactionnaire et sa jolie assistante abonnée à Psychologie magazine, ont au moins le mérite de m’amuser, et aussi, j’espère, de faire sourire les lecteurs, entre l’interrogatoire de deux suspects et la découverte de nouveaux cadavres. Je sais bien que, de nos jours, la tendance des polars à la mode serait plutôt d’imaginer des enquêteurs ayant eux-mêmes de lourds problèmes psychologiques, émotionnels, familiaux, sexuels, etc., et que le policier typique est au moins névrosé lorsqu’il n’est pas franchement psychotique, au point de se demander toutes les trois pages si ce n’est pas lui, au fond, qui a découpé la victime en morceaux ou étranglé la petite fille après l’avoir violée. J’ai préféré ne pas m’embarquer dans cette voie devenue banale, et choisi de faire de mes enquêteurs des personnes relativement ordinaires, avec des problèmes normaux de gens normaux : ce sont ceux qu’ils interrogent et qu’ils suspectent qui ne le sont pas. Un ami romancier, en lisant Un mauvais maître, m’avait déclaré en riant qu’il s’agissait d’un polar old school : pour un conservateur affiché comme moi (et qui s’est longtemps habillé chez Old England, avant que le capitalisme financier ne transforme ce lieu  merveilleux en un magasin de montres de luxe), il n’y a pas de plus beau compliment. En outre, le fait de situer les enquêtes dans le neuvième arrondissement de Paris, sur un territoire réduit que je connais comme ma poche, a pour objectif de fournir des repères et de procurer un sentiment de familiarité. Et ainsi, j’espère, de donner envie de s’installer confortablement dans un fauteuil club, si possible avec un verre de single Malt ( ou un porto vintage) à la main, pour commencer la lecture. Et pour se demander ce que Lohmann et Nathalie Morin vont découvrir cette fois-ci.

ÉLEMENTS : Pourquoi vous êtes-vous lancé dans l’écriture de polars ? Serait-ce parce que ce genre vous octroie une liberté que vos travaux académiques vous interdisent ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. Pourquoi, alors qu’on a derrière soi une bibliographie déjà abondante, se lancer dans l’écriture de fiction, et plus particulièrement de romans policiers ? Eh bien, comme vous le dites, d’abord, pour le plaisir d’écrire en liberté, sans être tenu par les infinies contraintes de l’écriture académique ou sérieuse : ici, les seules limites sont celles de la vraisemblance, mais j’essaie de les respecter strictement, ce qui constitue d’ailleurs un autre aspect du jeu. Dans ce roman, en outre, à côté des œuvres imaginaires, notamment celle de la victime, « Baby Koons », je me suis amusé à citer et à décrire (et dans certains cas, comme le constatera le lecteur, à détruire, non sans jubilation !) un grand nombre d’œuvres véritables : de celles qui figurent en couverture des luxueux catalogues d’art contemporain des galeries internationales et des grandes maisons de vente. Bref, aussi incroyable que cela puisse être, à l’exception de l’intrigue criminelle elle-même, presque tout ce que j’écris est vrai. Et telle est la seconde raison susceptible de pousser un auteur de livres dits « sérieux » à écrire ce genre de roman : la volonté de dire des choses qui lui paraissent importantes, notamment sur un plan politique, d’une autre manière, et peut-être, à destination d’un autre public. Toutes choses égales par ailleurs, on peut noter que c’est aussi ce qu’a fait Éric Zemmour, dans des romans à clés tout à fait passionnants publiés en 2004 (L’Autre) et 2008 (Petit Frère), le premier portant en exergue une citation de Barrès que j’aurais volontiers récupérée pour Le Doigt de Dieu : « Tout est vrai, rien n’est exact. »

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