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Frédéric Mistral, poète de l'âme et de la race latines

Frédéric Mistral, poète de l’âme et de la race latines

À l'occasion de la parution aux éditions de la Nouvelle Librairie de son dernier ouvrage,« Frédéric Mistral, Patrie charnelle et Provence absolue », dans la collection de l’Institut Iliade, Rémi Soulié, avec la passion et l'érudition qu'on lui connaît, fait revivre pour nous le grand félibre et sa « Provence aux dimensions impériales ».

ÉLÉMENTS : La création de la société savante du Félibrige en 1854 par sept jeunes poètes provençaux, dont Frédéric Mistral, est le premier point de repère historique de votre ouvrage. Dans quel contexte historique et culturel se situait alors la Provence ?

RÉMI SOULIÉ. Je ne crois pas que, dans ses grandes lignes, il différait considérablement de celui des autres provinces occitanes : une intégration politique acquise à la France à laquelle se superposait une appartenance organique, consciente ou inconsciente, à un peuple dont la langue était l’emblème spirituel et dont la mémoire était plus ou moins fortement meurtrie par des dépossessions successives. Si la monarchie finissante s’était notamment caractérisée par un mouvement centralisateur, le catholicisme la préservait toutefois, au moins pour une part, de l’universalisme abstrait des Jacobins, dont la victoire a signé la fin des identités populaires provinciales, assimilées à des résidus archaïques et à des superstitions, auxquels une « réserve » folklorique pouvait être à la rigueur concédée. Mistral, Roumanille, Aubanel, eux, n’abdiquent pas : ils relèvent la dignité d’une langue, de traditions, d’usages et de coutumes qui sont autant de franchises, c’est-à-dire, de libertés réelles, entées sur une vision fédérale de la France. Ils n’ont pas été les seuls dans toutes les provinces occitanes mais la parution de Mireille, en 1859, et l’enthousiasme de Lamartine (autrement dit, de Paris) ont donné au Félibrige une formidable légitimité, évidemment justifiée.

ÉLÉMENTS : Comment se délimitent les frontières nationales dans lesquelles Mistral projette sa Provence absolue et comment cette notion s’articule-t-elle avec celle de Midi ?

RÉMI SOULIÉ. Elles se recoupent tout en s’excédant mais sur des plans différents. La grandeur de Mistral est d’être un grand poète. La politique, en particulier celle du trucage démocratique, ne l’intéresse guère. La Provence est moins bornée par des frontières historiques que délimitée par un espace mental aux dimensions impériales des œuvres, qu’il appellera l’« Empire du soleil ». Celui-ci s’étend, depuis la France des Troubadours, jusqu’à la Grèce de Platon, la Rome de Virgile, la Toscane de Dante, la Catalogne et, même, l’Amérique latine, tous les territoires de « l’âme et de la race latines ». Si l’on veut comprendre Mistral, je conseille de lire Ezra Pound qui martèle, dans « The Flame » : « Provence knew », Provence le savait (la Provence de Pound commence à Poitiers et s’arrête à Perpignan). Que savait-elle, d’après Pound ? Le savoir même de Mistral : qu’elle n’est pas enclose dans des limites géographiques, historiques, temporelles étroitement circonscrites, ce pourquoi la Provence en tant que « Parangoun » – titre d’un poème de Mistral que lui-même traduit par « Archétype » mais qu’il aurait sans doute été préférable de traduire par « Idée », au sens platonicien – est, sinon éternelle, du moins, immortelle, « privée de mort ». Sur un plan formel, la geste « languedocienne » de Mistral rencontre donc l’extrême modernité poétique – ce qui n’est qu’une façon de parler, d’ailleurs assez superficielle puisque le temps n’a rien à faire dans cette histoire. A cette aune, les querelles linguistiques, typographiques, etc., entre « Provençaux » et « Occitans » me paraissent picrocholines et lilliputiennes. 

ÉLÉMENTS : Que peut-on tirer de l’héritage du Félibrige ? Le renouvellement de génération a-t-il eu lieu ?

RÉMI SOULIÉ. Le Félibrige fut et demeure un creuset, comme l’est devenu et le demeure l’Institut d’études occitanes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. De Joseph d’Arbaud à Max Rouquette et Bernard Manciet en passant par Jean Boudou, Marcelle Delpastre ou Max-Philippe Delavouët, tous les grands écrivains occitans ont « rencontré » Mistral, fût-ce, comme l’essayiste Robert Lafont, pour critiquer certain « mistralisme ». Dans le domaine français, on se condamnerait à méconnaître Charles Maurras, Maurice Barrès, Gustave Thibon, Joseph Delteil ou Henri Bosco si l’on ignorait leurs lectures du maître de Maillane. La disparition des « locuteurs natifs », comme disent les linguistes, ne favorise certes pas un renouveau littéraire mais la très précieuse trame peut toujours être (re)découverte et filée à partir des « poésies nationales ». Dante cite dans le texte le troubadour Arnaut Daniel – qu’il qualifie de « miglior fabbro del parlar materno » (meilleur ouvrier du parler maternel) et envisage d’écrire sa Comédie en langue d’Oc ; T.S. Eliot dédie son Waste Land à Ezra Pound, « il miglior fabbro », en termes dantesques ; Gabriela Mistral, poétesse chilienne, prix Nobel de littérature en 1945, comme son pseudonyme l’indique…

ÉLÉMENTS : Vous insistez dans cet ouvrage sur la dimension hellénique de l’œuvre mistralienne. Dans quelle mesure pensez-vous qu’il tienne de l’héritage gréco-latin spécifique de la Provence ?

RÉMI SOULIÉ. Une vaste et pleine mesure ! Mistral ressemble à certains égards à Thérèse de Lisieux, qui « choisit tout ». C’est une question de « race », dirait-il justement. Provençal, Mistral se sait l’héritier charnel et spirituel direct d’Athènes et de Rome. D’Athènes, il accueille et reçoit le soleil platonicien, une ample clarté, une grande lumière qui inonde et illumine jusqu’à la caverne – elle aussi platonicienne – de la sorcière Taven, dans Mireille. Ce n’est pas la lumière des Lumières, de la raison « athénienne » classique, bref, des néons, mais la lumière des éons, de l’Être, la Lichtung de la clairière que l’ombre (le « mal », en un certain sens) contribue elle-même à relever, à révéler, à dévoiler. Pour Mistral, je ne me lasse pas de le répéter autant qu’il le répéta, « le diable porte pierre ». De Rome, il accueille et reçoit le Pontifex, le bâtisseur de ponts (le Félibrige en est un), l’idée impériale et les pontifes souverains d’Avignon (ce dont le Rouergat Jean Boudou tirera d’une certaine manière les conclusions), d’où son catholicisme singulier.

ÉLÉMENTS : Quelles dispositions poétiques lui ont valu d’être comparé aux plus grandes voix du continent ?

RÉMI SOULIÉ. Essentiellement, l’amplitude de sa propre voix, qui intègre toutes les tessitures, tous les registres, un chant qui embrasse sur un mode épique, lyrique, parfois élégiaque, parfois bucolique et idyllique l’ensemble d’une terre et d’un ciel. En ce sens, Lamartine avait raison d’associer Mistral à Homère. En renouant avec l’épopée, le poème mistralien invente (découvre ou redécouvre) un peuple qu’il fonde. « Mais ce qui demeure, les poètes le fondent », assure Hölderlin à la fin du poème « Andenken » (Mémoire). C’est là la dimension proprement politique ou métapolitique de Mistral, par quoi le poète peut redevenir législateur de la cité (Shelley), éveilleur de peuple (Jean Mabire). Mistral vit dans un régime de l’esprit encore communautaire, antérieur à la diffraction individualiste. L’horizon de son lyrisme amoureux lui-même est la Dame pétrarquéenne ou scevienne (l’Idée, la Délie, la Vierge…), dont la jeune fille arlésienne, de chair et de sang, sensuelle, est le répons ou l’écho sensible. Mistral est emblématique, comme Dante, Goethe ou Milton. L’emblème n’emporte aucune solution de continuité, comme la vie, dont la mort est un moment, la « vie vivante », la « vido perdurablo », illimitée, qu’il n’a jamais cessé de magnifier. Dans cette perspective, les civilisations ne sont pas mortelles.

ÉLÉMENTS : Pensez-vous que la « religion civique provençale » (p. 41) que vous définissez comme une synthèse entre christianisme romain et paganisme puisse être transposable à l’échelle européenne pour œuvrer à l’unité de notre civilisation ?

RÉMI SOULIÉ. Le préalable indispensable serait que les Européens se retrouvent eux-mêmes en tant que participants d’un même espace civilisationnel. Cette « introspection », cette entrée en eux-mêmes supposeraient plusieurs sorties, dont un rejet de l’atomisation individualiste (une prise de conscience communautaire) et une expulsion ou une « métabolisation » de l’Occident étatsunien (le Mister Hyde américain est l’ombre du Docteur Jekyll européen). La nature de l’ordre symbolique susceptible d’informer cette « individuation » jungienne est délicate à définir, même si elle ne peut passer que par la reconnaissance extérieure et intérieure, elle aussi communautaire, du sacré. Quelles peuvent en être les formes ? Je l’ignore. Je ne doute pas, en revanche, que « seul un dieu peut encore nous sauver », pour reprendre la fameuse formule testamentaire d’Heidegger. 

En tant qu’Européens, nous avons connu les dieux des panthéons « nationaux » et le Dieu chrétien, étranger à l’Europe, certes, mais acculturé par le catholicisme. Les tensions ou les dialectiques inhérentes au christianisme tel qu’il a été compris, que subsume celle de l’« universalisme » de sa doctrine et l’Incarnation divine dans un peuple éminemment particulier, ont entraîné une multiplication des divisions ou des scissions, tant dans l’ordre historique (querelle des investitures, etc.) que dans l’ordre métaphysique (nature et grâce, etc.), au point que le catholicisme contemporain, épuisé, n’est plus que l’ombre de lui-même (à moins qu’il ne soit accompli, comme le pensent les démocrates-chrétiens, ce qui revient au même). Le « paganisme » a parfaitement pensé ce « crépuscule des dieux », particulièrement ténébreux pour la « fille aînée de l’Église », ce qui est un signe des temps.  Il est néanmoins possible, à titre individuel et, parfois, communautaire (mais dans des proportions qui ne peuvent plus être politiques au sens national ou civilisationnel), de traverser cette « nuit sacrée » (Hölderlin) que Dominique Venner qualifiait bellement de « dormition ». L’Institut Iliade, l’Academia Christiana, de ce point de vue, sont des arches parce que l’ ἀρχή (arkhế), le commencement en tant que commandement, est leur lieu métaphysique, lequel surplombe de très haut les théologies (commencement unique, (re)commencements cycliques, éternel retour, etc.). La hargne vengeresse des « tarentules » (Nietzsche, Zarathoustra) à leur endroit ne s’explique pas autrement. J’ai la certitude que « le soleil reviendra » parce qu’il n’est pas parti, parce qu’il ne s’est éclipsé que pour les « derniers hommes ». Pour s’en convaincre, il suffit d’entendre Mistral, la leçon du soleil.

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