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Franziska zu Reventlow : bohème, scandales et révolution conservatrice

Franziska zu Reventlow : bohème, scandales et révolution conservatrice

C’est un étonnant et passionnant portrait de femme que nous offre Lionel Baland en nous faisant découvrir la personnalité et le destin de l’écrivain allemand Franziska zu Reventlow. A la fois farouchement libre, anti-bourgeoise, artiste, mais opposée au féminisme idéologique des suffragettes et à la « virilisation » de l’éternel féminin, elle incarna sans doute ce que l’on pourrait appeler une « conception révolutionnaire conservatrice » de la femme.

Franziska zu Reventlow, aussi connue sous le nom de baptême de Fanny zu Reventlow, est un écrivain allemand qui a vécu dans le milieu de la bohème munichoise du quartier de Schwabing, constituant une sorte d’extraterritorialité, un contre-monde opposé à la chape de plomb de la religion, de l’État, de la domination technologique et de l’argent. Devenue célèbre en tant que « Comtesse à scandale » ou « Comtesse de Schwabing », elle représente, dans le tournant du XIXe au XXe siècle, la vie libre d’une femme brisant les conventions sociales de l’époque. Elle y côtoie des représentants de ce qu’Armin Mohler théorisera en tant que Révolution conservatrice allemande1: les Cosmiques munichois Ludwig Klages et Alfred Schuler, ainsi que le poète Stefan George, qui leur est lié et qu’elle rencontre pour la première fois en 1901.

Issue d’une famille de la haute-aristocratie du Schleswig-Holstein dans le nord de l’Allemagne, Franziska zu Reventlow naît le 18 mai 1871, dans un château que la famille habite en raison de la fonction de son père, à Husum, une cité décrite par l’écrivain Theodor Storm, qui fréquente la résidence des Reventlow, dans son poème « Die Stadt » (La ville), comme la ville grise au bord de la mer. En 1886, Franziska est envoyée, par sa mère, dans un internat protestant strict pour jeunes femmes à Altenburg, dans l’espoir d’extirper de son caractère le côté rebelle. Elle est expulsée de cet établissement après un an. Elle séjourne ensuite chez sa tante à Preetz, où elle s’intéresse à la peinture.

Une vie libre et dissolue, en rupture avec son milieu

Le père prend sa retraite et la famille déménage en 1889 à Lübeck. Franziska y fréquente le club Henrik Ibsen, au sein duquel des jeunes discutent des nouvelles pièces de cet auteur et des écrits d’Émile Zola, du socialiste Ferdinand Lasalle et du philosophe Friedrich Nietzsche. Ce dernier constitue une source d’inspiration, notamment son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra, pour elle qui s’oppose au carcan que constitue le mode de vie de la noblesse. Elle suit des cours dans une école afin de devenir enseignante dans des établissements scolaires pour filles et obtient un diplôme en 1892. À la suite de la liaison avec un membre de ce club Ibsen, ses parents l’envoient, sous curatelle, dans une maison paroissiale à la campagne à Adelby, près de Flensbourg. En avril 1893, elle s’enfuit et rompt avec sa famille. Elle se rend près de la grande ville la plus proche, à Wandsbek, à côté de Hambourg, et n’y trouve pas de travail. Mais, elle y rencontre un avocat dénommé Walter Lübke, qui met à sa disposition l’argent pour déménager et s’installer à Munich. Elle arrive, à l’âge de 22 ans, en 1893, à Schwabing, désormais rattaché à Munich, décidée à devenir une artiste. Elle y fréquente, durant six mois, un atelier, puis l’école du peintre impressionniste slovène Anton Ažbe. Belle femme aux cheveux blond foncé et aux yeux bleus, elle tombe enceinte d’une relation avec le peintre Adolf Herstein. Apprenant que son père est mourant, elle part à Lübeck où elle prend connaissance du fait que ses parents l’ont déshéritée à cause de son comportement qui salit le nom de la famille. Elle se rend alors chez Walter Lübcke. Elle se marie, en mai 1894, avec lui. Une fausse couche, qu’elle cache à son époux, de l’enfant conçu avec Adolf Herstein survient. Après un an, en mai 1895, elle quitte son mari, car elle ne s’estime pas faite pour être une femme au foyer, et retourne à Schwabing, où elle est en contact avec la bohème. Le divorce est prononcé en avril 1897. La même année, en septembre, son fils, appelé Rolf et dont elle refuse de révéler le nom du père, naît. Elle décide de l’élever en tant que mère célibataire. Ludwig Klages, dont elle fait la connaissance par l’intermédiaire de l’écrivain Friedrich Huch en août 1899, assumera officiellement la tutelle légale sur l’enfant. Franziska mène une vie faite de privations, car elle n’a pas d’argent, et dissolue qui fait scandale. Elle ne peut vivre de la vente de ses tableaux car Munich est submergée par la production de très nombreux peintres. Elle est pauvre, ne prend plus qu’un repas par jour afin de réaliser des économies, tombe malade et n’est plus en mesure de peindre. Elle traduit, de 1898 à 1911, une quarantaine de romans et d’histoires – notamment de Guy de Maupassant, d’Anatole France et de Marcel Prévost – du français à l’allemand pour les éditions munichoises Albert Langen et écrit des articles pour des publications comme Simplicissimus. Elle se prostitue, travaille comme actrice de théâtre et secrétaire. Elle reçoit une aide financière d’admirateurs. Oscar A. H. Schmitz, qui publie dans les Blätter für die Kunst de Stefan George, et Franz Hessel, futur père de Stéphane Hessel, appartiennent à son cercle intime. Elle fréquente Friedrich Huch, Erich Mühsam et Rainer Maria Rilke. Elle est surnommée la « Reine de Schwabing ». Ses idées sont un mélange de conceptions progressistes et réactionnaires. Appelée « la Vénus du Schleswig-Holstein » par Oskar Panizza, elle dénonce, dans un texte paraissant en 1899 au sein de la publication de ce dernier Zürcher Diskußionen et intitulé « Viragines oder Hetären ? »2 (viragos ou hétaïres), le féminisme et les idées développées par les suffragettes, s’oppose à la virilisation de la femme et à celles, considérées comme des viragos, qui désirent exercer un métier masculin – ce qui a, selon elle, pour conséquence de faire perdre aux femmes leur grâce féminine et de rendre le monde encore plus ennuyeux et non-érotique –, tout en estimant que la femme n’est pas faite pour le travail, ni pour les choses dures de la vie et s’épanouit dans la maternité et dans l’éducation de ses enfants en leur communiquant le sens de la beauté et l’intérêt pour la littérature nationale et des autres pays, tout et réclamant la même liberté sexuelle pour les femmes que pour les hommes. Pour elle, les femmes libérées doivent être légères, joyeuses et belles.

Le Cercle des cosmiques

Elle fréquente le Cercle des cosmiques – avec lequel elle est entrée en relation via Ludwig Klages, qui le constitue avec Alfred Schuler et Karl Wolfskehl – qui désire une renaissance du paganisme pouvant rajeunir et revivifier le monde moderne et rejette l’industrialisation, le rationalisme libéral, la démocratie parlementaire et le christianisme tout en étant adepte de mysticisme et d’occultisme et en s’inspirant des écrits du suisse Johann Jakob Bachofen sur les premierssystèmes de « Droit maternel », la gynocratie représentant la domination de la vie et du pouvoir de l’âme et de l’esprit par opposition à la phallocratie incarnant le rationalisme. Elle a une relation avec Ludwig Klages et une autre, courte, au début de l’année 1903, avec Karl Wolfskehl qui est marié. Elle est la muse de ces deux hommes. Klages voit en elle l’incarnation de l’« élément du paganisme nordique dans une pureté intacte. » Elle réalise un voyage de quelques jours en Italie en mai 1903 avec Wolfskehl. La relation avec lui se termine à ce moment. Lorsque le Cercle cosmique éclate en janvier 1904, notamment parce que Karl Wolfskehl, juif, s’oriente vers le sionisme et se voit reprocher par Klages et Schuler d’avoir trahi les secrets des Cosmiques, elle et Stefan George défendent Wolfskehl. Selon Ludwig Klages, seules quelques personnes ont pu conserver l’ardeur vitale – Lebensglut (feu vital) ou Blutleuchte (luminaire de sang) – des anciens peuples païens, que le christianisme, puis la réforme, ont éteinte. Il les appelle les « énormes » et considère que Franziska zu Reventlow, incarnation d’« une véritable madone païenne », en est une. Franziska zu Reventlow a un enfant dont elle tait le nom du père et ne s’en cache pas, ce qui correspond aux idées gynocratiques prônées par les Cosmiques. Elle considère que le Cercle des cosmiques et sa philosophie son caractérisés par « un mouvement spirituel, un niveau, une direction, une protestation, un nouveau culte ou, bien plus, la tentative à partir de cultes anciens d’extraire de nouvelles possibilités religieuses. »3

L’existence qu’elle mène, loin du rôle traditionnel de la femme et en pratiquant l’amour libre, est « scandaleuse » en fonction des critères de l’époque. Elle adhère à l’idéal nietzschéen du vitalisme créatif et de la libération morale4.

Au début du siècle nouveau, Franziska se rend en Italie et en Grèce. Elle passe une partie importante de l’année 1900 sur l’île grecque de Samos, avec le paléontologue et aventurier Albrecht Hentschel qui a pour tâche d’y effectuer des recherches géologiques et l’a invitée, elle et son fils, à l’accompagner. Ils entretiennent une relation.

Un premier roman autobiographique

Elle continue à traduire et à écrire. En 1903, elle publie, sur souscription parrainée par Maximilien Harden, Ludwig Klages, Rainer Maria Rilke et Frank Wedekind, son premier roman. Il est intitulé Ellen Olestjerne. Cet écrit, remanié par Ludwig Klages, est d’inspiration autobiographique. En septembre 1904, Fanny fait une fausse-couche de deux jumelles dont le père est le peintre sur verre Bogdan von Suchocki, alors qu’elle voyage en Italie avec ce dernier et Franz Hessel. Une décède à la naissance et l’autre le lendemain. La mère de Franziska, Emilie, née comtesse zu Rantzau, meurt en 1905. La cohabitation avec Bogdan von Suchocki et Franz Hessel se termine en octobre 1906. Franziska part ensuite en voyage à Corfou en Grèce et revient au printemps à Munich. Elle connaît, par Franz Hessel, Henri-Pierre Roché, futur auteur du roman Jules et Jim, dont François Truffaut tirera le film éponyme.

Franziska zu Reventlow quitte en octobre 1910, à cause de sa situation financière déplorable, avec son fils Rolf (Bubi), Munich pour Ascona, dans le Tessin, en Suisse, en passant par Paris, afin de se marier avec un homme riche, le baron balte Alexander von Rechenberg-Linten, qui cherche une alliance matrimoniale avec une femme de son rang afin d’hériter une partie de la fortune familiale. L’écrivain Erich Mühsam a arrangé la rencontre entre les deux futurs mariés. Franziska visite le Monte Verità et rejette l’implication idéologique avec les végétariens. Elle y croise le psychanalyste Otto Gross, qu’elle connaît, grâce à Erich Mühsam, depuis 1907. Elle écrit l’ouvrage Von Paul zu Pedro. Amouresken (1912) qui porte sur les rapports humains. Entre octobre 1912 et le début de l’été 1913, Franziska zu Reventlow vit à Majorque dans la maison de son cousin Viktor von Levetzow. Elle rédige le roman à clé Herrn Dames Aufzeichnungen oder Begebenheiten aus einem merkwürdigen Stadtteil (Les notes de Monsieur Dame ou événements de la vie d’un quartier étrange) (1913), un récit ironique portant sur la bohème munichoise du quartier de Schwabing renommé dans cet ouvrage Wahnmoching. Elle y conte la vie au sein de l’appartement de la Kaulbachstrasse où elle a habité, de 1904 à 1906, avec l’écrivain Franz Hessel5 et avec Bogdan von Suchocki. L’intrigue a pour base un conflit d’idées entre Ludwig Klages, Alfred Schuler, Karl Wolfskehl et Stefan George, auquel prennent aussi part Paul Stern, Friedrich Huch, Franz Hessel, Bogdan von Suchocki et Ricarda Huch.

Lors du décès de son beau-père en 1913, Franziska hérite de 50.000 francs suisses. Au printemps 1914, elle perd l’argent à la suite du krach bancaire du Credito Ticinese. Désirant que son fils, Rolf, devienne suisse afin d’éviter la contrainte du service militaire en Allemagne, elle demande au sociologue et économiste Max Weber d’intervenir. La Première Guerre mondiale éclate en août et Rolf est contraint de garder la nationalité allemande. Devenue Russe à la suite de son mariage, Franziska rencontre, en tant que ressortissante d’un pays ennemi de l’Allemagne, des problèmes à la frontière allemande, lorsqu’elle se rend à Munich en octobre. Schwabing est devenu méconnaissable : le patriotisme et le militarisme y règnent.

Au cours de l’automne 1915, Rolf part pour Munich afin d’y travailler en tant qu’aide d’un projectionniste de films. Au Tessin, Franziska écrit le roman épistolaire Der Geldcomplex (Le Complexe de l’Argent), qui paraît en 1916. Elle déménage la même année d’Ascona à Muralto, afin d’être proche géographiquement de l’avocat Mario Respini-Orelli avec lequel elle entretient une relation.

Son fils, qui vit désormais à Munich, est enrôlé en avril 1916 et combat sur le front en France. Il profite d’une permission, au cours de l’été 1917, pour fuir l’Allemagne et se réfugier en Suisse. Il ne peut rester, en tant que déserteur, dans le Tessin et est expulsé vers Zurich. L’écrivain, exilé en Suisse, pacifiste franco-allemand Annette Kolb rend visite, en mai 1918, à Franziska. Rolf apprend par message la mort de sa mère à l’hôpital de Muralto6 le 26 juillet 1918, à la suite d’une opération réalisée après une chute à vélo. Lors de la cérémonie funéraire, Emil Ludwig tient un discours. Franziska zu Reventlow, toujours officiellement mariée à Alexander von Rechenberg-Linten, est enterrée à Locarno. Sa vie s’est étalée sous le Deuxième Empire allemand et a été un tout petit peu plus courte que la durée de celui-ci.

1. Armin Mohler, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, Friedrich Vorwerck Verlag, Stuttgart, 1950.

2. Zürcher Diskußionen, Jahrgang 2, 1899, n° 22.

3. Franziska Gräfin zu Reventlow, Herrn Dames Aufzeichnungen oder Begebenheiten aus einem merkwürdigen Stadtteil, Albert Langen, München, 1913, p. 36.

4. Franziska Reventlow (Traduit et préfacé par Saúl Álvarez Arias), Ellen Olestjerne : Histoire d’une Vie, Diffraction éditions, Grenoble, 2023, 4ème de couverture.

5. Franziska zu Reventlow et Franz Hessel ont rédigé trois numéros d’une revue intitulée Schwabinger Beobachter.

6. Stefan George décèdera dans cet hôpital du Tessin en 1933.

Sources :

AURNHAMMER Achim, BRAUNGART Wolfgang, BREUER Stefan, OELMANN Ute, WÄGENBAUR Birgit, Stefan George und sein Kreis. Ein Handbuch, 2ème édition, Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston, 2016.

CLAY LARGE David, Hitlers München. Aufstieg und Fall der Hauptstadt der Bewegung, C.H.Beck, München, 1998.

COLLECTIF, Frauen der Boheme 1890-1920. Ausgewählte Beiträge zur Austellung „Frei leben!“, Allitera, München, 2022.

DECKER Kerstin, Franziska zu Reventlow. Eine Biografie, Berlin Verlag in der Piper Verlag, München, 2018.

EGYPTIEN Jürgen, Stefan George. Dichter und Prophet, Theiss, Darmstadt, 2018.

HEIẞERER Dirk, Wo die Geister wandern: Literarische Spaziergänge durch Schwabing, C.H.Beck, München, 2016.

HOHLBEIN Astrid, Das unmögliche wollen. Freiheit und Liebe bei Franziska zu Reventlow. Biographie, Igel, Hamburg, 2020.

NORTON Robert E, Secret Germany. Stefan George and his circle, Cornell University Press, Ithaca & London, 2002.

REVENTLOW (zu) Franziska (Traduit et postfacé par Catherine Métais-Bührendt) Le Complexe de l’argent, Éditions Allia, Paris, 2021.

REVENTLOW (zu) Franziska (Traduit et préfacé par Saúl Álvarez Arias), Ellen Olestjerne : Histoire d’une Vie, Diffraction éditions, Grenoble, 2023.

SCHWAB Andreas, Monte Verità – Sanatorium der Sehnsucht, Orell Füssli, Zürich, 2003.

SEEGERS Johanna unter Mithilfe von GEILE Anna-Kathrin, Über Franziska zu Reventlow. Rezensionen, Porträts, Aufsätze, Nachrufe aus mehr als 100 Jahren. Mit Anhang und Gesamtbibliographie von 1893 bis 2006, Igel, Oldenburg, 2007.

SPERR Franziska, Die kleinste Fessel drückt mich unerträglich. Das Leben der Franziska zu Reventlow, Goldmann, München, 1995.

VOSWINCKEL Ulrike, Freie Liebe und Anarchie: Schwabing – Monte Verità. Entwürfe gegen das etablierte Leben, Allitera Verlag, München, 2009.

WENDT Gunna, Franziska zu Reventlow. Die anmutige Rebellin. Biographie, Aufbau, Berlin, 2008.

Institutions visitées :

Le Monacensia à la Hildebrandhaus à Munich

La bibliothèque de l’université d’Aix-la-Chapelle (RWTH Aachen university)

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