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François Poncet : Carl Schmitt-Ernst Jünger : une correspondance hors-normes

1930-1983 : Ernst Jünger, le soldat héroïque, et Carl Schmitt, le juriste d’exception, ont entretenu la plus foisonnante des correspondances pendant plus de 50 ans. Son traducteur, François Poncet nous dévoile les arcanes de cet ouvrage monumental, publié par les éditions Krisis et Pierre-Guillaume de Roux.

ÉLÉMENTS. Vous avez collaboré à l’édition des Journaux de guerre d’Ernst Jünger dans la « Bibliothèque de la Pléiade » et traduit les principaux textes de Carl Schmitt sur le thème du Grand Espace. En quoi cette correspondance entre ces deux géants du XXsiècle est-elle importante ?

FRANÇOIS PONCET : Cette correspondance met aux prises deux esprits à tous égards hors normes : Jünger et Schmitt évoluent tous deux hors du cadre des valeurs humanistes, démocratiques et libérales qui régissent jusqu’aujourd’hui les sociétés occidentales. Le débat politique du XXsiècle, tel que le formule l’historiographie des deux guerres mondiales en vigueur (la “Croisade des démocraties”), leur est étranger. Tous deux nourrissent un même scepticisme à l’égard de l’ “État de droit” et du système de normes éthiques et juridiques qu’il prétend imposer à l’action politique et à la vie spirituelle. Faisant fi de cette normativité aussi obnubilante qu’impuissante, ils vont leur propre chemin à travers conflits mondiaux et pouvoirs totalitaires, au risque de s’égarer ou de se perdre, selon des repères empruntés, plutôt qu’à un éphémère consensus humanitaire et libéral, à la tradition historique et spirituelle occidentale dans toute son ampleur. D’où un universalisme qui leur est propre, catholicisme au sens large chez Schmitt, fonds mythique et archétypes de l’imaginaire pour Jünger. L’échange épistolaire leur sert à s’en signaler les multiples et très diverses ressources, pour mieux se guider l’un l’autre dans les périls du voyage.

         Cette correspondance est nourrie, vu le climat totalitaire, de non-dits et d’allusions plus ou moins cryptiques. Le poids de ces silences est compensé par le considérable appareil de notes dont Helmuth Kiesel a pourvu l’édition allemande, où il occupe un nombre de pages égal à la correspondance elle-même. L’éditeur français a voulu que cet appareil soit augmenté, complété et enrichi à l’intention du lecteur français, dans tous les cas où les notes allemandes pourraient ne pas l’éclairer suffisamment. D’où un important travail de révision, par lequel l’appareil critique a été notablement étoffé, dans le but de rendre perceptibles au public les résonances et harmoniques de ces échanges épistolaires, par-delà leur apparence souvent anodine.

ÉLÉMENTS. Quelles ont été les principales difficultés auxquelles vous avez dû faire face au cours de votre traduction ? Comment les avez-vous résolues ? Est-il plus simple de traduire Jünger ou Schmitt ?

FRANÇOIS PONCET : Il n’y a pas de difficulté particulière à traduire Jünger et Schmitt dans cette correspondance. Le style en est direct, simple et aéré ; on est très loin de la prose universitaire allemande, surchargée de déterminations et d’incidentes, et de sa densité redoutable.

         La difficulté tient, chez l’un comme chez l’autre, à certains termes particulièrement riches et lourdement connotés, dont la traduction peine à rendre l’aura plurivoque. C’est le cas du Kronjurist des Dritten Reiches, le “juriste de la Couronne du Troisième Reich”, titre décerné à Schmitt par une critique le plus souvent malveillante, mais que le même Schmitt assume très largement, renvoyant la balle et créant un phénomène de chambre d’écho dont il n’est pas aisé de rendre compte. Dans un cas de ce genre, le traducteur ne peut se limiter à une traduction unique et se doit, selon nous, de proposer différentes versions d’une expression allemande identique dans l’original.

         Même remarque, en ce qui concerne Jünger, pour un terme comme Strahlungen, les “rayonnements” qui servent de titre général à ses journaux de la Seconde Guerre mondiale. Là encore, le terme est habituellement “sous-traduit”, ce qui donne la mesure de l’indifférence de la critique à l’égard d’une notion fondamentale chez Jünger, mais en même temps d’une complexité inextricable, puisqu’il s’agit de l’entrelacs des “radiations” émises par la multitude des individus, des objets et des paysages, qui forment la chaîne et la trame, infiniment complexe, de l’existence et du devenir : c’est au fond le “subtil” érigé en titre dans les Chasses du même nom.

ÉLÉMENTS. On savait les deux hommes francophones, on les découvre francophiles. À l’origine de (presque) chaque lettre, il y a (souvent) la littérature française. Comment expliquez-vous cette passion française, qui sera le thème d’un colloque le 14 novembre prochain ?

FRANÇOIS PONCET : Le “tropisme français”, réel ou supposé, fait partie de la légende des deux hommes, de Jünger en particulier, souvent crédité d’une réception favorable en France, contrastant avec son rejet en Allemagne. Il faut en cette matière éviter de tomber d’une légende dans une autre : de la légende noire d’un Jünger traîneur de sabre, belliciste et proto-fasciste à la légende à l’eau de rose du “bon Allemand” francophile, amateur de belles lettres et d’urbanité parisienne. Ni Jünger ni Schmitt ne peuvent passer pour des parangons de libéralisme occidental. Leur France ne s’arrête pas aux salons des Lumières, elle est plus profonde et plus âpre. Pour Jünger, elle s’inscrit dans la polarité occulte de Sade et de Léon Bloy, l’un héraut d’une modernité démonique et déchaînée, l’autre d’une réaction catholique qui a « mangé du lion », se gorge d’énergies élémentaires. Quant à Schmitt, c’est lui qui envoie à Jünger, en décembre 1933, La Condition humaine de Malraux, paysage archétypal de la la guerre civile universelle, où la civilisation est en éclipse totale. Dans la même lettre, il se réfère aux “moralistes français”, terme entendu au sens strict d’analystes des mœurs, sans moralisme aucun (moralinfrei, eût dit Nietzsche) ni référence aux “valeurs humanistes”. Quant au politique, la France semble surtout, depuis Bodin, la terre d’élection de la théorie de l’État, toujours plus ou moins absolutiste. Le juriste Schmitt fera par ailleurs mention des “légistes” de Philippe le Bel, qui montèrent de toutes pièces, pour le plus grand profit du pouvoir royal, les procès iniques des Templiers. Jünger, Schmitt et la France, c’est une histoire qui relève plutôt du hard core que de la guerre en dentelles.

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