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François Fejtö, le dernier Austro-hongrois

François Fejtö, le dernier Austro-hongrois

Daoud Boughezala nous entraîne sur les pas de l’historien François Fejtö dans une improbable odyssée tragi-comique, un long deuil itinérant à la recherche de la famille de sa mère croate, prématurément disparue. Les poches vides mais la plume et le regard acérés, l’historien blessé, cosmopolite de wagon de troisième classe, nous propose une plongée subtile et profonde au cœur d’une Europe de l’est au bord de l’abîme.

Le grand historien franco-hongrois François Fejtö (1909-2008) a traversé le XXe siècle. Son Voyage sentimental (Syrtes Poche, 2024), écrit à 25 ans sur les traces de sa mère morte, nous entraîne dans une odyssée touchante de désespoir et de drôlerie.

1934. Hitler est chancelier depuis un an. L’amiral Horthy serre le joug de la Hongrie. Mussolini enregistre les dividendes du consenso fasciste. Sentant le vent du boulet, le jeune juif hongrois Ferenc Fejtö entame une grande traversée des Balkans, de sa natale Nagykanizsa (Hongrie) à l’État des Serbes, Croates et Slovène qui préfigure la Yougoslavie de Tito. Sur les traces de sa mère croate morte prématurément d’un cancer, le futur historien François Fejtö se lance dans une odyssée proustienne les poches percées.

Jeune homme pressé

Ode à la mère perdue, Voyage sentimental (Syrtes Poche, 2024) poursuit un deuil itinérant. De train en bateau, Fejtö, 25 ans, se met en quête de sa famille maternelle, celle-là même qui lui avait caché le départ de sa mère avant que la gaffe d’une bonne n’évente le secret. Ce jour-là, s’ouvrit un gouffre appelé à ne jamais se refermer. « J’ai perdu ma mère trop tôt pour bénéficier de tout son amour, ses bras m’ont manqué, qui m’auraient communiqué, pour le reste de ma vie, des réserves de chaleur et de sécurité. Première frustration. », écrit Fejtö.

Au fil de ses pérégrinations, l’auteur retrouve ses oncles, tantes et grands-tantes impotentes. De Zagreb à Cetinje (Monténégro), il parcourt la Yougoslavie armé de son parler hongrois, allemand et des quelques mots croates qu’il baragouine. Les belles femmes qu’il croise sont autant de fleurs disséminées sur son chemin. En galant homme, il les aborde au cours de ses traversées de l’Adriatique mais ne pousse jamais plus loin que le flirt. Il y a du Paul Morand chez ce jeune homme pressé qui sacrifie à l’écriture la pleine perception de l’instant vécu. « J’ai découvert en moi ce « sixième sens » qui, plutôt ironique et dépourvu de toute compassion, tente de transformer en phrases toutes mes joies et toutes mes peines, en les privant de ce fait de leur spontanéité », pressent déjà François Fejtö.

Bains adriatiques

Le temps d’une baignade, il parvient néanmoins à embrasser l’instant présent. D’un lyrisme sobre, ses lignes sur la plénitude des corps immergés dans la mer émeuvent jusqu’au plus casanier des lecteurs. « Quelle joie, quelle sensation délicieuse que de se plonger dans cette fraîcheur enveloppante, y barboter, nager, disparaître sous l’eau, se laisser bercer et, de temps à autre, submerger par les vagues (…) L’eau salée vous lave complètement, efface vos pensées, supprime les problèmes. Élément naturel, elle se passe d’explication : pourquoi chercher à l’analyser ? Elle vous rend à la fois fort, léger et joyeux ; le bain de mer a cette simplicité de la formule chimique de l’eau », s’exclame ce citoyen d’une Hongrie désespérément enclavée.

La digression s’écoule le long du golfe de Sušak, ville yougoslave qu’une frontière terrestre sépare de l’italienne Fiume. Douze ans après l’épopée d’annunzienne, Fejtö mesure l’arbitraire des barrières l’empêchant de renouer avec une partie de son passé. Le temps d’une balade en ville, il tombe nez à nez avec une vieille comtesse déguenillée, réduite à faire visiter son château en jouant les illuminées pour détrousser le touriste. Son portrait en sorcière fardée donne des pages d’une irrésistible drôlerie. Dans la même veine, ses trajets dans des wagons de troisième classe empuantis restituent l’asphyxie du narrateur que révulsent les crachats des paysannes. 

L’Occident (déjà) décadent

Quinze ans après le démantèlement de l’Autriche-Hongrie, l’auteur pressent les premières effluves du désarroi européen. En cette période de veillée d’armes, l’affrontement latent entre communisme, fascisme et libéralisme inspire à ce marxiste repenti un constat étonnamment actuel – « enfants désemparés de la bourgeoisie agnostique, orphelins de ce qu’on appelait « le bon vieux temps », nous n’avons connu qu’une société décadente, minée par le doute sur sa vocation ». Car rouge, Fejtö l’a été, au point de croupir quelque temps dans les geôles de la dictature hongroise. Ayant renoncé aux certitudes de la jeunesse, le voilà sceptique, pour ne pas dire social-démocrate. On songe au beau roman de Joseph Roth Le Prophète muet dont le héros Friedrich, pourtant fervent bolchévique, suscite la méfiance des apparatchiks.

Rencontre avec un partisan

François Fejtö reproduit d’ailleurs le duel entre les deux archétypes de l’homme de gauche – le révolutionnaire et le réformiste – tout au long de ses entrevues avec des figures du marxisme que la monarchie yougoslave tolère cahin-caha. Le plus cocasse fait avouer à un peintre communiste qu’il ne peut s’épanouir ni dans une société libérale ni dans la dictature sans classes : « Aucun des deux régimes ne me convient. Dans le premier, je finirais par être pendu ; dans le second, j’étouffe ».

Au soir de sa vie, Fejtö signera un magnifique Requiem pour un empire défunt, essai nostalgique de l’Autriche-Hongrie. Honoré à Paris comme à Budapest, il incarne le cosmopolitisme d’un somewhere (David Goodhart). Car l’arbre centenaire fourmillait de racines, entre son hongrois de père, sa croate de mère et sa France d’élection. Voyage sentimental en sonde merveilleusement les profondeurs. 

© Photo wikimedia : Buste de François Fejtő dans le Szent István park à Budapest, sculpté par András Sándor Kocsis.

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