La scène se déroule le 9 octobre 1981 pendant la célébrissime émission « Apostrophes » de Bernard Pivot. Ce soir-là, un plateau richement garni en têtes bien faites, discute, avec courtoisie et hauteur, dans le cadre d’une émission ayant pour sujet « Le bien et le mal ». À la gauche de Pivot se trouve Alain Daniélou (en photo) et George Steiner. Frère du cardinal Jean Daniélou, le premier est un indianiste et musicologue français dont l’homosexualité est connue de tous. Cette information aura son importance plus tard. Le second, critique littéraire, linguiste et philosophe élevé en France parle un français irréprochable. Sa disparition, en 2020, à 90 ans, laisse ses lecteurs inconsolables. Au passage, nous ne pouvons que vous recommander, chaudement, ses entretiens avec Pierre Boutang (toujours disponibles sur YouTube). À la droite de notre présentateur, le dernier protagoniste de ce carré télévisuel est occupé par le célèbre historien médiéviste Jacques Le Goff. Sa pipe pendue au bout des lèvres pendant tout l’extrait, et à la vue de tous les spectateurs, rappellera aux plus anciens une époque désormais révolue de liberté à la télévision. « O tempora, o mores », comme disait Cicéron.
L’endogamie est-elle un racisme ?
À la suite de cette brève présentation, intéressons-nous au nœud du débat ce soir-là, à savoir le livre de Daniélou relatif à la société indienne. Après avoir entrepris de questionner son auteur, Pivot en vient à évoquer la dimension « non tolérante » de la société indienne. L’animateur rappelle qu’il ne posait aucun problème, dans cette Inde racontée par Daniélou, qu’un homme puisse avoir été amoureux d’autres femmes, ou même qu’il ait eu des aventures homosexuelles, à condition qu’il se mariât au sein de sa communauté car le « mariage entre races diverses est un interdit absolu ». Nullement choqué, Daniélou se met alors à expliquer cette caractéristique de la société indienne. D’emblée, Daniélou utilise la comparaison zoologique en expliquant que la société indienne, pour qui le principe d’harmonie est fondamental, promeut une sorte de séparation des espèces afin que l’on évite des « hybrides de chien et de chat » ou « de lapins et d’éléphants », selon ses propres mots. À la suite de quoi, Pivot coupe l’indianiste, faisant remarquer que cela s’apparente à du racisme. Toujours stoïque et avec le plus grand des flegmes, Daniélou répond par un cinglant : « Mais bien sûr ! » Pas bousculé pour un sou, il réplique même en parlant de « racisme comme respect des races », ce qui fait tressaillir Pivot qui cherche un regard compatissant chez Le Goff.
Poursuivant dans son élan, Daniélou, de manière habile, propose alors, en guise de comparaison et de mise en perspective, d’autres formes de « violence » culturelle qui, à ses yeux, n’ont rien à envier au soi-disant racisme indien. Prenez par exemple, dit-il, le « racisme » de l’assimilation, tel que nous le connaissons selon l’idéal républicain et universaliste, qui serait selon ses dires aussi violent, voir plus « pernicieux », puisqu’il imposerait aux individus, pour qu’il se fasse citoyen, qu’ils perdent leur personnalité, leur langue et leur culture. L’indianiste conclut, en beauté, en disant qu’il est un devoir, du moins dans ces sociétés, de « continuer son espèce » selon « un ordre naturel auquel on doit se conformer ».
Tu ne procréeras pas des bâtards, mon fils
Après cette phrase, c’est au tour de Jacques Le Goff d’esquisser un léger plissage de cou qui montre sa gêne. Décontenancé, Pivot, qui s’est mis en retrait dans son fauteuil, lui demande s’il n’est pas choqué par de telles conceptions. Décidément inébranlable, Daniélou fait justement remarquer qu’il y a toute une série d’accommodements comme dans chaque culture traditionnelle. Sur ce point, l’indianiste a totalement raison. Il est toujours caricatural de s’en tenir au seul dogme, qu’il soit religieux ou autre, quand il s’agit d’appréhender une communauté. Tout bon ethnologue nous a appris cela. Bref, pour en revenir au dialogue, Daniélou enchaîne en disant qu’on demande seulement à ces individus de ne pas « procréer des bâtards ». Cette fois, une limite est franchie. Pendant que Le Goff écarquille les yeux comme si une digue venait de céder, l’on entend un « oulah » de Pivot qui confirme bien que nous assistons à un dérapage en direct.
Daniélou poursuivant ses explications, d’une façon un peu candide, est même coupé par un timide : « Mais quand même ! » de Pivot qui paraît quelque peu confus. Plus que jamais imperturbable, Daniélou « durcit » son discours, affirmant qu’en Occident, les enfants « on s’en fout », ajoutant même que chacun « baise avec n’importe qui et tant pis si les gosses sont mal foutus ». L’indianiste se fait donc, indirectement, l’avocat des institutions archaïques, des mœurs particulières des peuples enracinés et du souci de la transmission que l’on retrouve dans les sociétés traditionnelles. Assurément surpris par un discours si « réactionnaire », Pivot rétorque alors à Daniélou que celui-ci n’est certes pas confronté à ce genre de problème. L’allusion à son orientation sexuelle est manifeste, d’autant plus que Daniélou renchérit en disant que l’institution du mariage est dirigée, principalement, vers ce but ultime de la procréation. Dans ce cas présent, le décalage est fort intéressant. C’est Alain Daniélou, d’orientation notoirement homosexuelle, qui se fait le défenseur d’un modèle matrimonial où l’union entre un homme et une femme doit demeurer « sacrée » et suivre un plan préétabli. De plus, Daniélou insiste sur le fait que l’union implique une responsabilité pour les individus envers la communauté et la progéniture. Et surtout que le mariage, pour les Hindous, ne serait en aucune façon cette chose que l’Occident aurait corrompu en « permis de divertissement ».
George Steiner enfonce le clou
Quelque peu interloqué par les prises de positions de l’indianiste, Pivot se tourne vers Steiner, esprit cosmopolite dans le sens positif du terme. À coup sûr il doit penser trouver en lui un allié contre ces paroles surprenantes et quelque peu sulfureuses. Autant dire que ses illusions se sont vite envolées. D’abord légèrement recroquevillé sur lui-même, Georges Steiner, qui connaît assurément la sensibilité de la question, concède d’entrée rejoindre la position de son voisin indianiste. Se redressant comme s’il reprenait confiance, ce grand penseur insiste sur la menace que le métissage et le brassage des populations fait peser sur les différents peuples humains.
L’angle d’attaque de Steiner est particulièrement intéressant puisqu’il met en relief la possibilité, à cause des effets du multiculturalisme, de l’arasement des cultures particulières. Parlant tour à tour de « monotonie atroce » et d’un « mélange d’ennui dans ce monde », Steiner n’hésite pas à faire le rapprochement entre le métissage et l’effacement des cultures, des langues, des ethnies. Parlant avec des accents rappelant la philosophie d’Herder, Steiner ajoute que le mélange des différentes ethnies peut entraîner la disparition d’une des « possibilités de l’avenir, de l’avenir du verbe humain », avant de défendre un droit des peuples qui leur permettrait de défendre et de préserver de ce qu’ils sont. Outre le droit de disposer d’eux-mêmes selon le principe de souveraineté, les peuples pourraient aussi faire valoir leur droit de défendre le modèle culturel, ethnique et institutionnel qui les constitue. Et la critique ne s’arrête pas là. Steiner en vient même à remettre en cause, à l’encontre de la pensée libérale comme il le note lui-même, la possibilité du mariage mixte entre religions, entre races et entre traditions. Avant de conclure, froidement, que ces brassages, dans la majorité des cas, fonctionnent très mal. Il finit sa démonstration, en apothéose si nous pouvons dire, en avouant que sa crainte ne réside pas dans le racisme mais bien dans « une espèce de standardisation vers le plus bas niveau ».
Être ou ne pas être, Grand Remplacement ou créolisation
Ce moment télévisuel est particulièrement intéressant pour différentes raisons. La première, peut-être la plus superficielle, est cette liberté de fumer qui nous offre un contraste étonnant avec l’aseptisation généralisée de la télévision actuelle. La deuxième nous rappelle que des émissions pouvaient être programmées à des heures de grande écoute sans que cela n’affecte ni le contenu ni la qualité desdites émissions. Que ce soit au niveau des sujets abordés ou des intervenants, là encore un abîme paraît s’être creusé depuis cette époque. Troisième élément, la liberté de ton, tant dans les sujets que des points de vue exposés, semble à des années-lumière de ce qui se pratique aujourd’hui à la télévision.
Pour finir, ce sont peut-être les interventions de Daniélou et de Steiner qui sont ici les plus étonnantes et riches d’enseignement. La défense de l’institution mariage par l’indianiste, et même plus largement de la société traditionnelle contre la société occidentale, nous fait dire qu’il se serait probablement opposé au mariage homosexuel et rangé dans la caste, et c’est le cas de le dire pour un indianiste, non pas des « intouchables » mais des « infréquentables ». Cela nous ramène alors à un temps où les individus savaient penser au-delà de ce qui les constituait et les déterminait directement. À l’heure des assignations à devoir penser, agir ou prendre position selon ces seules déterminations individuelles (peu importe qu’elles soient raciales, sexuelles ou sociales), une telle liberté nous rappelle à nos devoirs dans la bonne conduite de la pensée contre le retour de ces assignations barbares que les wokes ou les décoloniaux veulent nous infliger. Plus largement, c’est ici la critique du métissage, de la société libérale et la défense des cultures humaines particulières qui réunit les deux hommes à partir d’une conception commune sur les mariages mixtes. Au moment du débat entre la « créolisation » de Mélenchon et le « Grand Remplacement » de Camus, Daniélou et Steiner nous offrent des munitions pour que l’on continue à combattre cette « uniformisation » du monde qui nous guette. Que recourir au syntagme du « Grand Remplacement » plutôt qu’au vocable de la « créolisation » démontre l’intention – et l’orientation – de notre action contre ce mouvement de destruction de notre culture. Si les deux termes décrivent le même phénomène, l’un le désigne de manière négative et l’autre de manière positive. Choisir un terme pour pointer du doigt une situation revient, par conséquent, à désigner une cible. À nous d’imposer la nôtre.
La vidéo de l’extrait de l’émission d’Apostrophe