ÉLÉMENTS : Comment se traduit l’omniprésence de ce féminisme 2.0, qui a créé ce que vous appelez un « écosystème de contenus » ? Quelles formes recouvrent-ils ? Leur viralité tient-elle au fait que ces contenus sont susceptibles de toucher toutes les femmes ?
Cet écosystème s’est créé petit à petit, de façon très naturelle, en fonction des envies des auteurs de contenu, et des besoins des femmes auxquels ces contenus s’adressent. Les groupes militants qui ont utilisé la Toile comme vitrine ont un rôle finalement assez mineur : ils restent dans un style et un contenu traditionnel et institutionnel. La nouveauté, elle vient d’abord de journalistes lassées des limites qui leur sont imposées dans les rédactions, tant en termes de style – il faut écouter l’amusant podcast de Victoire Tuaillon, Et là c’est le drame – que de formats ou de sujets. Elles ont créé leurs blogs, leurs sites, et surtout leurs podcasts, en marge des médias officiels. À l’inverse, des auteurs isolés cherchant à percer se sont servis de leur blog personnel pour se faire connaître. On pense ici à Clarence Edgard-Rosa qui est devenue une experte en matière de sexualité grâce à son blog.
En parallèle de cela, les réseaux sociaux ont permis à des nouveaux formats autrefois très confidentiels de percer et d’essaimer. La bande dessinée, la vidéo, l’image tout simplement, sont des formats ultra-viraux qui ont trouvé rapidement leur place dans cet écosystème. Leur succès est donc d’abord une question de forme : ils sont parfaitement adaptés aux nouveaux canaux de diffusion et d’échange que sont les réseaux sociaux. Mais bien sûr, ce succès a aussi quelque chose à voir avec leur sujet : parce qu’ils parlent du quotidien et du ressenti des femmes, ces contenus sont susceptibles de les intéresser. L’attention de l’internaute est accrochée par une photo, un dessin, une vidéo qui lui parle d’elle et de son vécu ; elle va s’arrêter et parcourir le contenu proposé. Il y a donc de fortes chances qu’elle arrive jusqu’à la conclusion, l’analyse tirée de ce ressenti, et y adhère, aussi idéologique soit-il.
Les femmes face à une difficulté ont plus spontanément que les hommes le besoin et l’habitude d’en discuter avec d’autres femmes. Faute de communautés naturelles pour obtenir cet espace de discussion, ce soutien, celles-ci ayant été dissoutes dans nos sociétés modernes, elles se recréent sous d’autres formes sur Internet – en témoigne le nombre de groupes de soutien féminin sur des sujets comme la maternité ou l’allaitement sur Internet. D’où le succès d’ailleurs des forums, plateformes de témoignages et autres espaces de discussion proposés par les mouvements féministes. On a donc pour résumer des espaces d’échange et de témoignage pour le plus grand nombre, des articles et autres contenus de fond, qui explicitent les thèses féministes en vigueur à une petite frange d’intéressées, et entre les deux, comme pour faire le pont, une nouvelle masse de contenus très sensoriels, immédiats, viraux, qui vulgarisent et démocratisent ces thèses en faisant se rejoindre le ressenti bien réel des unes, et les thèses idéologues des autres.
ÉLÉMENTS : Pour ne rien vous cacher, on est surpris du succès rencontré par ce féminisme 2.0. Le Net a d’abord offert, même si cela n’est plus du tout le cas aujourd’hui, un espace de liberté pour une parole alternative muselée dans les médias centraux. Tout le contraire de ce néo-féminisme, qui a toujours été complaisamment relayé dans l’univers journalistique mainstream… Serait-ce un dispositif à deux coups ? Une avant-garde électronique porte des combats féministes qui seront ensuite repris dans les médias centraux ?
La réponse tient au paysage que je viens de brosser en quelques phrases et que je détaille dans l’enquête. Il y a un réel enjeu autour de ces nouveaux formats que j’analyse et qui ont accordé un succès nouveau au féminisme. Oui, il y a toujours eu complaisance médiatique. C’est Simone de Beauvoir invitée sur les plateaux TV de son époque. Ce sont les reportages du JT sur les actions de Femen et les sculptures de clitoris. Mais nous étions là dans une complaisance qui ne faisait pas pour autant de la masse des femmes des féministes.
C’est là où l’angle du format est extrêmement intéressant. Nous étions auparavant sur des formats extrêmement classiques et institutionnels : le livre universitaire, le reportage du JT ou éventuellement un documentaire de fond. Un modèle qui est celui de l’information, avec un public passif et muet. Les média annonçaient la couleur, le grand public restait peu ou pas touché dans le fond de ses croyances.
Or, avec cette émergence de nouveaux formats, il y a une réelle démocratisation du féminisme via Internet. D’abord avec les blogs, à l’écriture plus personnelle, plus intimiste, puis les webzines et leurs incontournables forums. Et enfin, on l’a dit, tous ces contenus visuels hyper-viraux et le désormais incontournable podcast, qui s’écoute partout, à la demande.
C’est là où il y a erreur dans votre question. Oui le féminisme a toujours reçu la complaisance des média, mais il n’a pas toujours été relayé sous toutes ses formes et sur tous ses sujets. Les thèses théorico-philosophico-politiques, oui ; les petits problèmes de vie quotidienne des femmes, non. Par ailleurs, les femmes recherchaient sur le Net autre chose que juste de l’information. Elles cherchaient de l’échange, du pratique. Les féministes leur ont fourni tout cela clef en main. Cette dimension d’espace de liberté du Net, elle a donc en réalité tout à fait été investie comme telle par les auteurs de ces contenus. C’était un espace pour tous ces formats mineurs dont tout le monde se fichait bien avant, même dans la sphère féministe finalement. C’était un espace aussi pour tous ces sujets eux aussi dit mineurs, les sujets de vie quotidienne, d’intimité.
Ce foisonnement, il vient d’abord de l’envie spontanée des auteurs. Et puis ensuite, évidemment, les militantes flairent le filon. Et là c’est l’émergence de projets à objectif clairement politique : fils Insta pour démocratiser le féminisme et ses leçons, bandes dessinées pédagogiques, newsletter féministe dédiée aux ados. Toute cette affaire est loin d’être minutieusement organisée, mais elle compte une grande quantité de projets à visée politique, avec pour résultat cet écosystème très complet qui donne à ce féminisme un poids médiatique et politique bien plus grand qu’il n’avait avant.
Évidemment, le fait que nombre de ces contenus émanent de journalistes n’est pas anodin. Ces prises de paroles, ces initiatives parallèles à la sphère de l’information trouvent à travers elles un relais formidable. Le site d’information sur la sexualité et les jeunes de tel ou tel groupe féministe, la pétition en faveur de la « PMA pour toutes » d’un autre vont à travers elles trouver un relais médiatique et donc voir leur portée exploser. En bref, je dirai que oui, il y a sur le Net une avant-garde féministe sur la forme, qui se caractérise par sa créativité, son souci esthétique, son attractivité, qui permet de renouveler et de diffuser des thèses qui, sur le fond, restent la même doxa féministe que dans les AG militantes. Au niveau des médias, ce foisonnement de contenu a tout de même largement augmenté l’impact du féminisme. Il ne s’agit désormais plus d’une simple complaisance extérieure de copains, mais d’une réelle soumission, avec une contamination des codes de quelques militantes à tous les niveaux, jusque dans les titres les plus grand public. Le Figaro est un bon exemple qui a laissé filtrer plusieurs articles de pigistes en écriture inclusive au grand dam de certains de ses lecteurs, et qui fait désormais comme les autres la leçon sur le « féminicide ».
ÉLÉMENTS : Qu’avons-nous à leur opposer ? Vous pointez du doigt la faiblesse d’un contre-discours féminin (et masculin aussi du reste) à cette offensive féministe…
Le féminisme depuis la troisième vague née en 1980 a investi la sphère de l’intime. À partir de là, il s’est donné les moyens de parler déjà beaucoup plus largement aux femmes puisqu’elles sont personnellement concernées. La nouveauté, c’est qu’avec Internet et tous ces nouveaux formats, le féminisme offre aux femmes du concret : des réponses, des moyens d’action, des espaces de discussion sur les sujets qui les concernent. Et surtout, elles sont les seules à le faire. Les plateformes d’écoute pour les victimes de viol, les sites d’information pour leur expliquer comment porter plainte et se faire entendre, les témoignages de femmes qui ont réussi à refaire leur vie après un viol… féministes. Les sites d’entraide, les forums de discussion façon MadmoiZelle pour toutes celles qui ont des questions existentielles à poser à d’autres femmes… féministes en grande majorité. Les sites d’information sur la sexualité pour les jeunes… féministes – même si, ici, quelques initiatives autres existent enfin. La liste est infinie. Que ce soit au hasard de leurs pérégrinations sur le Net, ou lorsqu’elles cherchent des réponses précises à des questions précises, les femmes retombent immanquablement sur des contenus féministes et donc des réponses féministes. Il n’y a pas de galeries de femmes exemplaires incarnant les valeurs européennes traditionnelles, il n’y a pas de BD sur la complémentarité des sexes, de site d’aide aux femmes victimes de violence qui n’adhère pas aux théories de la « culture du viol ».
Je pense que la faiblesse de la réaction tient à plusieurs facteurs. Le premier, c’est que sur le fond, il est toujours plus facile de déconstruire et de critiquer que de maintenir et perdurer. D’autant plus que les partisans d’une complémentarité des sexes sont généralement plus occupés à la vivre pleinement qu’à chercher à convaincre autrui de ce qui leur apparaît comme une évidence. Quand on a une famille nombreuse à charge, c’est tout de même plus compliqué d’aller pondre du podcast à la douzaine que quand on est une éternelle célibatante parisienne. Le résultat concret, c’est des contenus dispersés, beaucoup plus ciblés en termes de public, et très amateur. À côté de groupes féministes subventionnés, de journalistes dont le blog est le gagne-pain ou de dessinateurs qui lancent leur carrière sur les réseaux sociaux, des mouvements comme Antigones sans financement, avec des militantes qui – heureux souci de cohérence – privilégient avant tout leur famille ne font tout simplement pas le poids pour investir Internet.
Et puis ayons l’humilité de faire notre autocritique. Nous devrions aussi nous départir d’un certain mépris qui subsiste pour les formats et les sujets « mineurs » (encore ces lubies de bonne femme…). Entendons-nous, il ne s’agit pas évidemment d’aller faire un « mois à poils » de droite ou d’aller inonder le Web de contre-mots dièses façon « tradwife », mais de se poser en toute honnêteté la question de quoi ont besoin les femmes, et d’ailleurs aussi les hommes, en termes d’informations, d’échanges communautaires, de supports identitaires qu’ils ne trouvent plus ailleurs que sur Internet et d’y apporter nos propres réponses avec notre esthétique, notre créativité, notre bagage à nous. C’est ce que faisait en son temps la page Filles d’Europe et c’était superbe. C’est ce que fait Maman Vogue en consacrant des articles instructifs et valorisants aux méthodes naturelles de régulation des naissances ou aux femmes au foyer. Il nous faut multiplier ces initiatives, et leur donner la meilleure portée et la meilleure résonnance possible au-delà des clivages de détail. Ce qu’il s’agit de défendre, c’est avant tout une vision du monde basée sur l’idée d’une différence et d’une complémentarité fécondes entre homme et femme. Cela nécessite donc en premier lieu d’éclaircir sur le plan théorique ce que nous entendons par « complémentarité » pour fonctionner sur des bases philosophiques claires, sans quoi nous tomberons dans le même travers des féministes de diffuser une soupe indigeste pétrie de contradictions internes. Ensuite, à chacun, là où il est, de lancer des contenus qui correspondent à ses compétences, sa sphère d’action, ses envies. Et bien sûr, saluons et soutenons tout contenu qui puisse défendre et promouvoir cette idée de toute urgence, nous aurons tout le temps de nous disputer sur qui fait la vaisselle plus tard.