Le magazine des idées
Alexandre Tremblay

Face au wokisme : ceux qui choisissent la soumission

D’Evergreen à Sciences Po, des sensitivity readers à la réécriture de certains textes, à l’université comme dans l’édition, les pressions woke s’intensifient. La méritocratie est remplacée par la discrimination positive et la recherche des compétences par celle de la sacro-sainte « diversité ». La pression sociale constante pousse à taire ses convictions, à agir et parler contre soi. Le prix à payer pour braver l’interdit est terriblement dissuasif, alors d’aucuns préfèrent rester discrets, faire le dos rond et collaborer. C’est ce choix et les mécanismes psychologiques qui le sous-tendent que l’auteur québécois Alexandre Tremblay nous décrit dans son remarquable roman « Le Censeur ».

Études féministes ou postcoloniales, sur la diversité, l’histoire du combat LGBTQI, les sexualités minorisées, la domination masculine, les stéréotypes de genre, l’égalité femmes/hommes, le genre… l’université est devenue le terrain de prédilection du militantisme gauchiste et ses luttes intersectionnelles. Mené par des étudiants radicaux, intransigeants et prosélytes, il se déploie entre annulation de conférences, éviction des professeurs et autodafés de livres. A tel point qu’on peut se demander, avec Jean Montalte, s’il faut se teindre les cheveux en violet et opérer une transition pour avoir droit de cité

Le choix de la soumission

Ce climat de terreur et d’interdits qui transforme la réalité en blasphème et la vérité en hérésie est largement documenté. Ce qui l’est moins, c’est l’attitude et les ressorts mentaux de ceux qui le subissent. C’est l’originalité et le grand intérêt du roman d’Alexandre Tremblay qui explore les tréfonds de l’âme d’un homme qui a choisi la soumission. François-Xavier est un étudiant banal et terne qui a préféré camoufler ses idées et taire sa vraie nature afin de préserver sa condition sociale. Pendant ses neuf années d’étude en lettres, il a fait le choix de la collaboration, il a appris à se soumettre silencieusement, à consentir à tout pour acheter la paix et la tranquillité. L’être humain est fait de telle sorte qu’il a par-dessus tout peur de perdre sa place et d’être mis à l’écart, alors il collabore. Il s’astreint à l’hypocrisie pour satisfaire ses besoins de socialisation et pouvoir faire partie du groupe, de la meute des dominants.

François-Xavier parvient à maintenir son équilibre psychologique par la lecture des livres de Michel Houellebecq, seul ami durable pendant ses études universitaires. Il faut dire que les héros houellebecquiens se tiennent assez loin du triptyque Équité, Diversité, Inclusion omniprésent à l’université, et que ses antihéros sont amers, misanthropes, veules, à l’image de François-Xavier. Mais ce dernier n’est pas à une trahison près, il va jusqu’à sacrifier son écrivain préféré en soutenant une thèse de doctorat woke sur l’auteur d’Extension du domaine de la lutte : Déclin du majoritaire, ou Michel Houellebecq et la fragilité blanche.

Alexandre Tremblay a su parfaitement décrire la psychologie du lâche conscient de lui-même et lucide sur son état et son époque: « J’ai fait ce que je devais faire pour plaire, même si pour plaire j’ai dû être médiocre et malhonnête. » Plutôt que l’affronter, il collabore à l’idéologie dominante et contribue à un système qu’il méprise et qui le méprise (trop blanc, trop hétéro, sans drame personnel, pas assez victime).

L’épuration éthique

A la fin de ses études, il trouve un poste parfait à son envergure veule et sans ambition : réviseurices-correcteurices dans l’administration publique. Avant qu’un nouveau livre soit étudié dans une école ou à l’université, il faut qu’il soit validé par le ministère de l’Education. L’objectif est l’assainissement littéraire : remplacer les expressions discriminantes par des formulations moins offensantes et rejeter tout texte qui contreviendrait à l’idéologie inclusive. Un autodafeur respectant scrupuleusement la novlangue inclusive pour empêcher toute publication de textes qui pourraient heurter le lecteur.

L’auteur pousse les logiques en cours dans le milieu littéraire (sensitivity readers, trigger warning – largement mis en place en Amérique du Nord et au Royaume-Uni), son texte est parsemé d’anecdotes qui lui sont véritablement arrivées, et anticipe les prochaines étapes de la course infernale vers le totalitarisme bienveillant : ici c’est l’État qui met en place la censure préventive avant la publication, afin d’orienter la pensée par les mots.

«  La révision-correction n’a rien d’un concours de synonymes, ni même d’un exercice d’euphémismes comme l’imposait jadis le politiquement correct, c’est un processus de rééducation culturelle et sociétale, un conditionnement de l’imaginaire, le triomphe d’une idéologie sur le réel. »

Le deuxième roman de l’auteur patriote lanaudois est extrêmement drôle (notre société et ses délires sont moqués et pastichés avec beaucoup d’à-propos) et un nid à bons mots où les réflexions imagées foisonnent. Il ne s’agit pas d’un énième livre convenu, sans saveur ni surprise, rempli de clichés sur les délires du wokisme, dont on nous rabâche les oreilles à intervalles réguliers, mais d’un vrai roman, clairvoyant, profond et lucide sur notre petitesse et notre recherche de conformité. Un roman particulièrement réussi, qui n’est pas sans rappeler certains textes de Philip Roth (La Tache), de Patrice Jean (l’Homme surnuméraire) et de Michel Houellebecq (Soumission), sur les travers de nos sociétés occidentales, où, face à l’adversité, nous n’opposons plus que la résignation et la lâcheté.

© Photo : Francis Denis.

Le Censeur, Alexandre Tremblay, éditions Les Justes

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